Notre mobilité est-elle durable ?

Dossier : Transport et développement durableMagazine N°523 Mars 1997Par : Yves MARTIN (55), ingénieur général des Mines, président de la section technique du Conseil général des Mines

Un déve­lop­pe­ment durable est un déve­lop­pe­ment qui satis­fait les besoins de la géné­ra­tion actuelle sans com­pro­mettre ceux des géné­ra­tions futures. 

1) Notre mobilité n’est pas durable

En un quart de siècle, depuis les tra­vaux du Club de Rome sur l’é­pui­se­ment des res­sources non renou­ve­lables, depuis l’é­mer­gence des pré­oc­cu­pa­tions rela­tives à l’en­vi­ron­ne­ment et grâce à la sti­mu­la­tion des chocs pétro­liers, nous avons pro­gres­sé vers un déve­lop­pe­ment durable dans beau­coup de domaines. Mais il est un sec­teur où tout reste à faire, c’est le sec­teur des trans­ports, objet du pré­sent numé­ro de notre revue.

Je ne suis pas un spé­cia­liste des trans­ports mais j’ai été contraint de m’y inté­res­ser parce que mes res­pon­sa­bi­li­tés pro­fes­sion­nelles néces­si­taient la prise en compte du très long terme dans les domaines de l’éner­gie et de l’environnement.

a) Pen­dant cinq ans j’ai tra­vaillé sur le dos­sier de l’ef­fet de serre. Quelles que soient les incer­ti­tudes sur l’am­pleur et l’é­chéance du chan­ge­ment de cli­mat lié à l’ef­fet de serre, les 156 pays réunis à Rio en juin 1992 ont esti­mé que la péren­ni­té de nos civi­li­sa­tions ne serait pas assu­rée si nous lais­sions aug­men­ter conti­nû­ment la concen­tra­tion de l’at­mo­sphère en gaz à effet de serre issus pour l’es­sen­tiel de la consom­ma­tion d’éner­gie fossile.

Ils se sont fixé pour objec­tif à long terme de sta­bi­li­ser les concen­tra­tions de ces gaz dans l’at­mo­sphère, ce qui, dans le cas du CO2, sup­pose une divi­sion par deux des émis­sions, c’est-à-dire une divi­sion par deux de nos consom­ma­tions d’éner­gie fos­sile mal­gré le dou­ble­ment iné­luc­table de la popu­la­tion ter­restre et mal­gré l’é­vo­lu­tion sou­hai­table des niveaux de vie. Dans une pre­mière étape, les pays indus­tria­li­sés se sont enga­gés à ne pas émettre plus de CO2 en 2000 qu’en 1990.

Tableau n° 1
Émis­sions de CO2 en France
(en mil­lions de tonnes de car­bone par an)
198​0 1993 Varia­tion
Trans­ports (Hors soutes maritimes.)
Rési­den­tiel et tertiaire
Indus­trie agriculture
Cen­trales électriques
26
31
42
29
36,1
26,9
26,3
6,9
+ 39 %
– 13 %
– 17 %
– 76 %
Total 128 96,2 – 25 %


Le tableau n° 1 montre que, depuis les chocs pétroliers :

– nous avons su for­te­ment réduire nos consom­ma­tions d’éner­gie fos­sile par­tout sauf dans le domaine des transports, 
– nos émis­sions stag­nent aujourd’­hui dans l’in­dus­trie, dans le chauf­fage de loge­ments et la pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té, mais conti­nuent à croître dans le domaine des trans­ports, plus vite même que notre acti­vi­té économique.

Il est clair que nous ne sta­bi­li­se­rons pas la pol­lu­tion glo­bale de l’at­mo­sphère si nous ne chan­geons pas radi­ca­le­ment nos habi­tudes en matière de transport.

b) Si, quit­tant la pers­pec­tive envi­ron­ne­men­tale, nous regar­dons du côté de la fia­bi­li­té à long terme de nos appro­vi­sion­ne­ments éner­gé­tiques, le constat n’est guère plus encou­ra­geant (tableau n° 2). Nous avons su glo­ba­le­ment réduire notre dépen­dance éner­gé­tique vis-à-vis de l’é­tran­ger après les chocs pétro­liers, mais la vul­né­ra­bi­li­té de notre appro­vi­sion­ne­ment en car­bu­rant s’est for­te­ment accentuée.

Tableau n° 2

1973 199​3
Taux d’in­dé­pen­dance énergétique
Part des trans­ports dans notre consom­ma­tion de pétrole
Fioul « combus​tible » (fioul domestique)
Fioul « car­bu­rant » (gazole)
Export-import de (fioul + gazole)
Part du Moyen-Orient dans les réserves de pétrole
20,5 %
22 %
36 M de t
6 M de t
+ 2 M de t
55 %
48 %
51 %
18 M de t
20 M de t
– 10 M de t
66 %

  • En 1973 nous consom­mions, pour nous chauf­fer, beau­coup de fioul domes­tique que nous pou­vions conver­tir en car­bu­rant en cas de crise (le fioul domes­tique et le gazole sont un seul et même pro­duit). Ce mate­las a été divi­sé par deux, nous étions expor­ta­teurs nets de l’en­semble des pro­duits trans­for­més « fioul domes­tique + gazole?, nous impor­tons aujourd’­hui l’é­qui­valent de la moi­tié de notre consom­ma­tion de gazole
  • En vingt ans la concen­tra­tion sur le golfe Per­sique des réserves de pétrole encore dis­po­nibles a for­te­ment aug­men­té et ceci, alors même que le phé­no­mène majeur du siècle pro­chain n’a pas encore joué.


Ce phé­no­mène est celui de la crois­sance iné­luc­table du tra­fic rou­tier dans les pays du Sud et de l’Est.

Com­ment pour­rions-nous ima­gi­ner que ces pays ne veuillent pas suivre le modèle cultu­rel et tech­no­lo­gique que nous éta­lons devant leurs yeux ?

Or le jour où la Chine connaî­tra le taux de moto­ri­sa­tion modeste qui est actuel­le­ment celui du Por­tu­gal (à peine supé­rieur au tiers du taux fran­çais), la consom­ma­tion de car­bu­rant de la Chine sera égale à la pro­duc­tion pétro­lière actuelle de l’A­ra­bie Saoudite.

c) Si nous regar­dons à pré­sent ce qui se passe dans nos villes, nous consta­tons que le déve­lop­pe­ment de l’u­sage de l’au­to­mo­bile dans leurs centres peut en avoir dimi­nué l’a­gré­ment, en même temps que l’au­to­mo­bile ren­dait pos­sible un urba­nisme de moins en moins dense. Alors que le centre de nos villes devient invi­vable à cause de l’au­to­mo­bile, nous créons tous les jours à sa péri­phé­rie un urba­nisme dilué qui est invi­vable sans automobile.

Nous sen­tons bien que cette contra­dic­tion n’est pas sou­te­nable dans la durée.

Les trois consta­ta­tions qui pré­cèdent montrent que notre poli­tique de trans­port n’est pas com­pa­tible avec un déve­lop­pe­ment durable ni au plan de l’en­vi­ron­ne­ment, ni au plan de notre appro­vi­sion­ne­ment éner­gé­tique, ni au plan de notre urbanisme.

2) Nous subventionnons la mobilité

Dans notre civi­li­sa­tion, la mobi­li­té est syno­nyme de liber­té et cha­cun sait que la liber­té n’a pas de prix, mais hélas la mobi­li­té a un coût, elle a un coût qui est éle­vé et que nous nous obs­ti­nons à cacher.

Tous nos dépla­ce­ments néces­sitent ou engendrent des coûts que l’on dit externes parce qu’ils ne nous sont pas spon­ta­né­ment impu­tés par le marché :
– coûts d’infrastructure,
– coûts de congestion,
– coûts d’insécurité,
– coûts d’en­vi­ron­ne­ment enfin.

Face à ces coûts, diverses fis­ca­li­tés spé­ci­fiques ont été mises en place qui sont la taxe sur les car­bu­rants, la vignette, la taxe à l’es­sieu et les péages.

On parle beau­coup de ces taxes ; cer­tains les jugent abu­sives mais, quand on com­pare les recettes et les coûts, on voit que, si l’au­to­mo­bile à essence paie ce qu’elle doit dans les tra­jets inter­ur­bains, deux seg­ments du sec­teur des trans­ports sont for­te­ment sous-tari­fés : le trans­port rou­tier de mar­chan­dise et l’au­to­mo­bile en ville ; ce sont les deux seg­ments qui croissent le plus vite, en rai­son même de leur sous-tarification.

Lorsque nous sub­ven­tion­nons la mobi­li­té, le déve­lop­pe­ment des trans­ports excède leur uti­li­té sociale réelle. Les consé­quences à long terme de cette sub­ven­tion sont d’au­tant plus fâcheuses qu’elles s’ins­crivent de façon peu réver­sible dans nos choix struc­tu­rels en matière d’ur­ba­nisme, d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire ou d’or­ga­ni­sa­tion de la production.

Il ne faut pas croire que ces sub­ven­tions soient modestes ni que l’é­las­ti­ci­té à long terme de la demande de trans­port en fonc­tion de leur prix soit faible.

Dans le cas des trans­ports rou­tiers de mar­chan­dise, l’é­qui­libre des coûts et des recettes exi­ge­rait que la taxe sur le gazole soit mul­ti­pliée par deux ou trois et la sub­ven­tion à la mobi­li­té urbaine est plus forte encore. Cette der­nière résulte de la gra­tui­té de l’u­sage de nos rues par les auto­mo­biles. Cette gra­tui­té est injus­ti­fiée et a des consé­quences per­verses sur l’urbanisme.

3) Pour un péage urbain

On peut consta­ter tout d’a­bord que l’au­to­mo­bile est res­pon­sable du coût éle­vé des trans­ports col­lec­tifs urbains. Soit en effet ces trans­ports col­lec­tifs s’en­terrent pour échap­per à la conges­tion engen­drée par l’au­to­mo­bile et l’on sait ce qu’il en coûte en matière d’in­ves­tis­se­ment. Soit les trans­ports col­lec­tifs res­tent en sur­face et ils subissent la conges­tion, ce qui aug­mente leur coût d’ex­ploi­ta­tion et dimi­nue leur attractivité.

Par ailleurs les auto­mo­bi­listes béné­fi­cient de toute amé­lio­ra­tion des trans­ports col­lec­tifs qui leur enlève des concurrents.

Il faut enfin sou­li­gner que l’a­jus­te­ment de l’offre et de la demande pour l’u­ti­li­sa­tion de nos rues se fait par le méca­nisme de la file d’at­tente. Un embou­teillage n’est en effet rien d’autre qu’une queue comme il y en avait devant les maga­sins vides de l’ex-Union Sovié­tique. Dans tous les autres domaines de notre vie éco­no­mique, nous savons bien que, pour ajus­ter sans gas­pillage l’offre à la demande, on uti­lise les prix. Nous éco­no­mi­se­rons beau­coup de car­bu­rants et de temps le jour où l’u­ti­li­sa­tion de l’au­to­mo­bile en ville sera régu­lée par un péage.

En résu­mé : les auto­mo­bi­listes urbains sont res­pon­sables d’une part impor­tante du coût des trans­ports col­lec­tifs, ils béné­fi­cient de ces trans­ports et ils auraient eux-mêmes inté­rêt à une régu­la­tion de leur concur­rence par un péage qui pour­rait finan­cer le déve­lop­pe­ment des trans­ports collectifs.

Or jus­qu’i­ci, pour sub­ven­tion­ner les trans­ports col­lec­tifs, c’est à ceux qui créent des emplois que l’on demande une contri­bu­tion (via le « ver­se­ment trans­port ? qui est un impôt assis sur les salaires), non aux auto­mo­bi­listes. Le niveau du péage qui serait légi­time est éle­vé. Les éco­no­mistes nous enseignent en effet que le péage, qui opti­mise l’u­sage d’une voi­rie conges­tion­née, est égal au coût de déve­lop­pe­ment de cette voi­rie. Ce coût de déve­lop­pe­ment n’est pas infé­rieur à 4,5 F par véhi­cule x km, soit deux fois plus que ne coûte aujourd’­hui l’u­sage de l’au­to­mo­bile tous frais compris.

Quand on sait que, pour main­te­nir une attrac­ti­vi­té suf­fi­sante des trans­ports col­lec­tifs face à l’au­to­mo­bile, les usa­gers des trans­ports col­lec­tifs ne paient eux-mêmes sou­vent que le tiers de ce qu’ils coûtent, on mesure l’am­pleur de la sub­ven­tion que nous accor­dons aujourd’­hui à la mobi­li­té urbaine.

Lors­qu’on super­pose cette énorme sub­ven­tion à la mobi­li­té et la décrois­sance rapide du prix des ter­rains en fonc­tion de leur éloi­gne­ment du centre-ville, on crée une inci­ta­tion très effi­cace à habi­ter loin, dans un urba­nisme de moins en moins dense, où l’on ne peut plus orga­ni­ser de trans­ports col­lec­tifs performants.

Le gra­phique sui­vant montre quelle rela­tion existe entre la den­si­té urbaine et la consom­ma­tion de car­bu­rants : les grandes villes peu denses des USA connaissent une consom­ma­tion de car­bu­rant par habi­tant 5 à 7 fois plus éle­vée que les métro­poles d’Eu­rope ou d’A­sie. Le Paris qui est repor­té sur ce gra­phique n’est pas le Paris intra-muros mais l’ag­glo­mé­ra­tion pari­sienne dans son ensemble avec une den­si­té de 50 hab/ha. Le Paris his­to­rique, avec 250 hab/ha, se situe du côté de Tokyo ; les com­munes de la proche ban­lieue ont une den­si­té de 70 hab/ha et les villes nou­velles les plus denses que nous fai­sons ont seule­ment 20 hab/ha : nous par­cou­rons très vite cette courbe, de bas en haut.

La pre­mière fois que j’ai pré­sen­té cette ana­lyse devant le Conseil régio­nal d’Île-de-France, un élu a expli­qué que si on ne sub­ven­tion­nait pas for­te­ment la mobi­li­té, la moi­tié des ménages de la région Île-de-France ne pour­raient se payer les loyers de la zone cen­trale dense. Cet argu­ment est sou­vent avan­cé mais il est inté­res­sant de rap­pro­cher le mon­tant de la sub­ven­tion aux trans­ports col­lec­tifs d’une part et les cré­dits consa­crés d’autre part à la prise en charge du coût des ter­rains pour per­mettre la construc­tion de HLM dans la zone dense où le ter­rain est cher : 16 GF/an d’un côté, 0,4 GF/an de l’autre (Chiffres de 1992). On consacre, dans la région Île-de-France, qua­rante fois plus de cré­dits à dis­per­ser la popu­la­tion qu’à per­mettre l’in­ser­tion de caté­go­ries sociales dif­fé­ren­ciées dans un tis­su urbain tra­di­tion­nel. N’est-ce pas ain­si que l’on crée ségré­ga­tion et exclusion ?

CONSOMMATION DE CARBURANT ET DENSITÉ URBAINE
CONSOMMATION DE CARBURANT ET DENSITÉ URBAINE


La poli­tique des aides au loge­ment joue dans le même sens : à par­tir de 1977, le sou­ci de sou­te­nir l’ac­ti­vi­té du bâti­ment l’a sou­vent empor­té sur l’op­ti­mi­sa­tion éco­no­mique et sociale du sys­tème d’aide. À force de cher­cher à sol­va­bi­li­ser des accé­dants à la pro­prié­té aux res­sources res­treintes, on les a ame­nés à recher­cher des ter­rains bon mar­ché parce que plus éloi­gnés du centre des villes et des lieux attrac­tifs. On voit des cas où les aides publiques cumu­lées ne font que com­pen­ser l’é­cart entre le coût de construc­tion des pavillons et leur valeur vénale pour laquelle le mar­ché des reventes impose dès aujourd’­hui de fortes décotes. Qu’en sera-t-il dans cin­quante ans avec une popu­la­tion vieillie dont la mobi­li­té sera réduite et une auto­mo­bile dont le coût d’u­sage ne pour­ra qu’augmenter ?

Un autre méca­nisme encore tend à accroître les dépla­ce­ments ; il s’a­git des droits de muta­tion fon­cière qui péna­lisent lour­de­ment tout pro­prié­taire qui veut rap­pro­cher son domi­cile de son lieu de travail.

L’ur­ba­nisme que nous déve­lop­pons aujourd’­hui me paraît résul­ter moins d’une pré­fé­rence vis­cé­rale de nos conci­toyens pour l’au­to­mo­bile et pour le pavillon iso­lé que d’un ensemble de méca­nismes ins­ti­tu­tion­nels (fis­ca­li­té et sub­ven­tions) qui orientent insi­dieu­se­ment les choix indi­vi­duels de cha­cun d’entre nous aux anti­podes d’un déve­lop­pe­ment durable.

Il n’y aura pas de déve­lop­pe­ment urbain durable sans l’ins­ti­tu­tion d’un péage urbain pour régu­ler l’u­sage de l’au­to­mo­bile en ville en lui impu­tant ses coûts. Un tel péage n’au­rait rien à voir avec une bar­rière d’oc­troi, elle-même géné­ra­trice d’embouteillages : si un impor­tant mar­ché s’ouvre dans ce domaine, on peut faire confiance à nos élec­tro­ni­ciens pour accé­lé­rer le déve­lop­pe­ment du péage auto­ma­tique, débi­tant le compte de l’au­to­mo­bi­liste à chaque pas­sage à proxi­mi­té d’une borne de comp­tage (avec un tarif variable en fonc­tion de l’heure pour tenir compte de la flui­di­té du trafic).

À ceux qui disent qu’au­cun élu ne vou­dra jamais ins­tau­rer un tel péage dans sa ville, on peut répondre que la révo­lu­tion cultu­relle qui a ins­ti­tué le sta­tion­ne­ment payant, il y a une tren­taine d’an­nées, n’é­tait pas moins dif­fi­cile. Fort heu­reu­se­ment elle a eu lieu grâce au cou­rage des élus de l’é­poque : que seraient nos villes si nous hési­tions encore à y faire payer le stationnement ?

À ceux qui affirment enfin que le péage urbain serait anti­so­cial, on peut répondre qu’il n’en est rien s’il s’ac­com­pagne d’un fort déve­lop­pe­ment des trans­ports col­lec­tifs, au béné­fice de ceux qui sont exclus de l’u­sage de l’au­to­mo­bile parce qu’ils sont trop pauvres, ou trop jeunes, ou trop vieux, comme nous le serons tous un jour.

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