Noeud riutier

Le problème du péage urbain

Dossier : Transport et développement durableMagazine N°523 Mars 1997Par : André LAUER ( 61), directeur du CERTU

Le péage urbain est une expres­sion qui, depuis plus de vingt ans, appa­raît épi­so­di­que­ment dans des écrits d’é­co­no­mistes ou de pros­pec­ti­vistes. Mais tout récem­ment, la grande presse l’a éga­le­ment uti­li­sée, car, au moment de la pré­pa­ra­tion de la récente loi sur l’air, il a été envi­sa­gé que celle-ci puisse ins­tau­rer un péage urbain. Mais cette situa­tion n’a pas duré long­temps : comme en de nom­breuses cir­cons­tances anté­rieures, le concept a com­men­cé par séduire, puis lors­qu’on a envi­sa­gé de pas­ser de la spé­cu­la­tion à l’ac­tion, la plu­part des per­sonnes ini­tia­le­ment séduites ont chan­gé d’a­vis et l’i­dée s’est enlisée.

À tra­vers une brève ana­lyse de la consis­tance et des enjeux du péage urbain, nous allons essayer de com­prendre les rai­sons du blo­cage d’une idée qui pré­sente pour­tant bien des avantages.

Péage et péage

Nous défi­nis­sons dans cet article le péage urbain comme « une forme quel­conque de paie­ment impo­sée aux auto­mo­bi­listes pour pou­voir cir­cu­ler en cer­tains endroits des zones urbaines ».

Nous lais­sons ain­si en dehors du champ le sta­tion­ne­ment paie­ment. Mais cette exclu­sion est uni­que­ment moti­vée par le fait que celui-ci est aujourd’­hui pas­sé dans les moeurs et ne sus­cite plus de grands débats sur son inté­rêt ou son accep­ta­bi­li­té. Par contre, se trou­ve­ra mani­fes­te­ment dans le champ une situa­tion comme celle du Tun­nel « Pra­do-Caré­nage » à Mar­seille où le pas­sage dans le tun­nel est sou­mis au paie­ment d’une somme d’en­vi­ron 10 F par pas­sage. Cette inclu­sion sera pour­tant cri­ti­quée par cer­tains. Ils esti­me­ront que seules méritent d’être qua­li­fiées de véri­table péage urbain des situa­tions comme celle de Sin­ga­pour ou d’Os­lo. Dans ces deux villes, il faut payer pour le fran­chis­se­ment d’une ligne qui cein­ture la par­tie cen­trale de l’agglomération.

Mal­gré ces réti­cences, nous allons nous en tenir à notre défi­ni­tion. Des diver­gences d’ap­pré­cia­tion, nous dédui­rons plu­tôt qu’il fau­dra dis­tin­guer plu­sieurs types de péage qui ne sou­lè­ve­ront sans doute pas les mêmes enjeux.

La dis­tinc­tion qui est faite le plus sou­vent est basée sur l’or­ga­ni­sa­tion topo­lo­gique de la per­cep­tion du péage, en oppo­sant un péage de zone, à des péages linéaires ou ponctuels.

Ce n’est pour­tant pas l’ap­proche la plus per­ti­nente pour la réflexion sur l’in­té­rêt du péage urbain, et nous adop­te­rons ici une autre dif­fé­ren­cia­tion basée sur la fina­li­té éco­no­mique et sociale à laquelle répond le péage.

On peut, de ce point de vue, dis­tin­guer trois grands types de péage :

  • le péage de financement ;
  • le péage de régulation ;
  • le péage d’orientation.


Beau­coup de mal­en­ten­dus et d’in­com­pré­hen­sion dans les débats sur le péage urbain pro­viennent du fait que les inter­lo­cu­teurs se réfèrent impli­ci­te­ment à deux notions de péage dif­fé­rentes sans bien s’en rendre compte. Cha­cune de ces formes a d’ailleurs des affi­ni­tés cultu­relles très typées : le péage de finan­ce­ment est sur­tout latin, le péage de régu­la­tion anglo-saxon et le péage d’o­rien­ta­tion plu­tôt nor­dique. Décri­vons briè­ve­ment cha­cun de ces types.


© DREIF

Péage de financement

Le péage de finan­ce­ment consiste à pré­le­ver sur des auto­mo­bi­listes, qui cir­culent en cer­tains endroits, les sommes néces­saires au finan­ce­ment d’ou­vrages qui les inté­ressent. En France, on est fami­lia­ri­sé avec ce type de péage qui existe sur nos auto­routes inter­ur­baines et qui tend main­te­nant à appa­raître aus­si dans les grandes zones urbaines (Mar­seille, Lyon, Paris).

Par­mi les cas étran­gers, celui d’Os­lo mérite une men­tion par­ti­cu­lière. Son ori­gi­na­li­té consiste à décon­nec­ter la loca­li­sa­tion de la per­cep­tion du péage, de celle de l’ou­vrage à finan­cer : le péage est per­çu à la tra­ver­sée d’une ligne cor­don cein­tu­rant le centre et sert à finan­cer des tun­nels pour auto­mo­biles dans la par­tie cen­trale de l’ag­glo­mé­ra­tion. Si le péage avait été per­çu dans les tun­nels, une par­tie des auto­mo­bi­listes ne les aurait pas emprun­tés, alors que le but des tun­nels est au contraire de dimi­nuer le tra­fic res­tant en surface.

Péage de régulation

Dans le péage de régu­la­tion, l’ob­jec­tif n’est plus de pré­le­ver une recette, mais de modi­fier le com­por­te­ment de l’au­to­mo­bi­liste. La recette encais­sée devient acces­soire ; l’es­sen­tiel est de dis­sua­der les auto­mo­bi­listes de cir­cu­ler, là où il y a conges­tion et à l’heure concer­née. Le moyen consiste à ajus­ter le mon­tant du péage au mini­mum néces­saire pour réta­blir la flui­di­té de la circulation.

C’est cette approche du péage qui ren­contre le plus de suc­cès auprès des éco­no­mistes et une abon­dante lit­té­ra­ture lui est consacrée.

Pen­dant de nom­breuses années, Sin­ga­pour a été le seul endroit au monde où ce type de péage fut pra­ti­qué. Mais depuis peu de temps le péage de régu­la­tion a sus­ci­té un fort inté­rêt aux USA sous l’ap­pel­la­tion « conges­tion pri­cing ». Une réa­li­sa­tion vient de voir le jour sur l’au­to­route 91 en Cali­for­nie. Ces deux exemples cor­res­pondent à des situa­tions contras­tées en matière de topo­lo­gie de per­cep­tion : le cas de Sin­ga­pour illustre le prin­cipe de la per­cep­tion au fran­chis­se­ment d’un cor­don, le cas des USA fait réfé­rence à une per­cep­tion linéaire.

Le péage de régu­la­tion a une par­ti­cu­la­ri­té déli­cate à sai­sir. À la dif­fé­rence d’une fis­ca­li­té tra­di­tion­nelle cor­res­pon­dant à un simple trans­fert de richesse, il y a ici créa­tion nette de richesse. En effet, la modi­fi­ca­tion des com­por­te­ments des auto­mo­bi­listes induite par le péage fait dis­pa­raître la gêne qu’ils s’in­fligent mutuel­le­ment en situa­tion ordinaire.

Une autre manière de pré­sen­ter les choses consiste à dire que l’au­to­mo­bi­liste qui paye le péage reçoit, en échange, une flui­di­té de cir­cu­la­tion qui repré­sente pour lui une valeur au moins com­pa­rable (il aurait autre­ment adop­té un autre com­por­te­ment). Il ne perd donc rien au total. De plus, la col­lec­ti­vi­té publique qui per­çoit le péage peut redis­tri­buer du bien-être sup­plé­men­taire à ses membres. On a donc en quelque sorte une mul­ti­pli­ca­tion par deux de la valeur du péage. Peu de per­sonnes com­prennent ce fait si simple mais para­doxal et en contra­dic­tion mani­feste avec l’a­pho­risme popu­laire qui dit qu’on ne peut pas avoir « le beurre et l’argent du beurre ».

Péage d’orientation

Le péage d’o­rien­ta­tion a, lui aus­si, pour but d’in­fluen­cer le com­por­te­ment des acteurs. Mais sa fina­li­té ne se limite pas à influen­cer les choix dans un uni­vers rela­ti­ve­ment res­treint et sup­po­sé connu et qui peut donc rele­ver d’une cer­taine modé­li­sa­tion éco­no­mique (par exemple, prendre ou ne pas prendre sa voi­ture, à une cer­taine heure). L’am­bi­tion du péage d’o­rien­ta­tion est aus­si d’o­rien­ter des com­por­te­ments qui ne se réduisent pas à des choix simples mais relèvent d’ac­ti­vi­tés men­tales plus com­plexes, telles que l’i­ma­gi­na­tion et la créa­ti­vi­té (par exemple, inven­tion d’un nou­veau mode de trans­port ou d’un nou­veau type d’offre résidentielle).

Le péage d’interface

Par­mi les mul­tiples orga­ni­sa­tions topo­lo­giques pos­sibles d’un péage urbain, le péage d’in­ter­face mérite une atten­tion par­ti­cu­lière. Il consiste à lier l’o­bli­ga­tion de payer au fran­chis­se­ment d’une ligne ima­gi­naire consti­tuée par l’in­ter­face entre le réseau auto­rou­tier et la voi­rie urbaine ordi­naire. Le sché­ma don­né ci-des­sous illustre ce mode d’or­ga­ni­sa­tion pos­sible. Trois de ses avan­tages sont à citer : per­sonne n’est obli­gé de payer, on peut aller d’un point quel­conque de la ville à tout autre sans payer, il suf­fit pour cela de ne pas prendre le réseau auto­rou­tier, les aller­giques abso­lus, au prix de quelques sacri­fices d’i­ti­né­raires, peuvent donc échap­per au péage. Ensuite, des per­sonnes qui tra­versent la ville sans s’y arrê­ter n’ont pas besoin de payer, ceci écarte le seul argu­ment de fond que l’on pou­vait oppo­ser à une ges­tion poli­tique locale du péage. Enfin, cette forme de péage per­met de faire payer plus cher les per­sonnes qui vont s’ins­tal­ler dans la péri­phé­rie urbaine loin du centre ; la dis­per­sion de l’ha­bi­tat en péri­phé­rie est en effet actuel­le­ment une des plus fortes causes de crois­sance de la pol­lu­tion régio­nale et de l’é­mis­sion de gaz à effet de serre..

Schéma du péage d'interface urbain

Pour que chaque acteur contri­bue à faire évo­luer la socié­té dans le bon sens, il faut par­tout éta­blir la « véri­té des prix ». Ces prix vrais sont des « signaux » aidant à trou­ver les solu­tions les mieux adap­tées aux pro­blèmes de la société.

Dans cet esprit on fera donc payer à l’au­to­mo­bi­liste, chaque fois qu’il se déplace, le coût des nui­sances qu’il cause au reste de la socié­té (bruit, pol­lu­tion, etc.). On appelle cela le prin­cipe « d’in­ter­na­li­sa­tion des externalités ».

Pour illus­trer, par une cari­ca­ture, le rôle de signal d’un tel péage, ima­gi­nons un auto­mo­bi­liste ten­té de s’ins­tal­ler dans une rési­dence assez éloi­gnée du centre-ville où il tra­vaille. Deux situa­tions pour­ront s’of­frir à lui :

  • ou bien le plai­sir que lui pro­cure sa nou­velle demeure est suf­fi­sant pour qu’il paye de bon coeur, à tous ses dépla­ce­ments, une cer­taine somme à la société ;
  • ou bien le plai­sir atten­du est insuf­fi­sant et il renon­ce­ra à déménager.


Dans le pre­mier cas, la socié­té aura les moyens de sup­pri­mer ou de com­pen­ser les dom­mages cau­sés par notre auto­mo­bi­liste heu­reux, et per­sonne ne sera lésé dans une évo­lu­tion glo­ba­le­ment avan­ta­geuse ; dans le deuxième cas, notre auto­mo­bi­liste renon­ce­ra à sa nou­velle rési­dence, et ce sera aus­si une bonne chose pour la société.

En com­pa­rai­son avec le rai­son­ne­ment éco­no­mique tra­di­tion­nel qui est à la base du péage de régu­la­tion, on a là une approche plus sys­té­mique s’in­té­res­sant davan­tage aux évo­lu­tions com­plexes. Les éco­lo­gistes et plus géné­ra­le­ment les per­sonnes qui réflé­chissent sur les pro­blèmes d’en­vi­ron­ne­ment adoptent géné­ra­le­ment cette approche du péage.

C’est sur elle que nous allons foca­li­ser l’in­té­rêt et nous l’ap­pel­le­rons péage envi­ron­ne­men­tal dans la suite du texte. Deux expres­sions-slo­gans la carac­té­risent : le prin­cipe « d’in­ter­na­li­sa­tion des exter­na­li­tés » ou encore le prin­cipe « pol­lueur-payeur ». La pre­mière sent le jar­gon d’in­tel­lec­tuels fami­liers de l’abs­trac­tion, la seconde, lar­ge­ment équi­va­lente en sens, est un appel bien plus direct au bon sens, mais elle intro­duit aus­si mani­fes­te­ment une conno­ta­tion morale.

Péage environnemental et péage de régulation

Le péage de régu­la­tion et le péage envi­ron­ne­men­tal viennent d’être défi­nis à par­tir de deux démarches assez dif­fé­rentes et l’on est donc tout natu­rel­le­ment conduit à se deman­der si elles sont anta­go­nistes ou au contraire conver­gentes. Si l’on observe que la fina­li­té pre­mière du péage de régu­la­tion est d’a­mé­lio­rer la flui­di­té de la cir­cu­la­tion et donc le bien-être des auto­mo­bi­listes, on est ten­té, influen­cé par le cli­ché de l’hos­ti­li­té irré­duc­tible entre auto­mo­bi­listes et éco­lo­gistes, de pen­ser que ces deux formes de péage ne peuvent être qu’antagonistes.

En fait, il n’en est rien, le péage urbain peut être béné­fique pour les deux enne­mis à la fois ! On peut d’ailleurs, en cher­chant à inté­grer les deux approches, défi­nir une notion d’op­ti­mum glo­bal. On montre alors que le niveau de péage glo­ba­le­ment opti­mal est le plus éle­vé des opti­mums par­tiels résul­tant des deux approches indé­pen­dantes1. On est ici dans une logique de « jeu à somme posi­tive » et il est bien dom­mage que les par­te­naires concer­nés ne s’en rendent pas compte.

Péage environnemental et péage de financement

Tel que nous avons intro­duit le péage envi­ron­ne­men­tal à par­tir de l’ob­jec­tif d’o­rien­ta­tion des com­por­te­ments, ce péage trouve une légi­ti­mi­té com­plète dans la seule ins­tau­ra­tion du paie­ment, même si les fonds sont ver­sés au bud­get géné­ral de la col­lec­ti­vi­té (en per­met­tant une baisse des autres impôts).

Mais dès lors que des fonds sont ren­dus dis­po­nibles, au titre d’un objec­tif d’en­vi­ron­ne­ment, il peut être ten­tant d’en rendre auto­nome le réem­ploi et de le faire au titre du même objec­tif. Le péage envi­ron­ne­men­tal devient alors en même temps péage de financement.

Il y a au moins deux bonnes rai­sons de pro­cé­der ain­si : l’une d’ordre moral, l’autre d’ordre psychologique.

Lors­qu’on affirme que le pol­lueur doit payer, il n’y a pas sim­ple­ment, dans l’ac­cep­tion cou­rante de ce prin­cipe, l’ob­jec­tif d’o­rien­ter les com­por­te­ments futurs du pol­lueur ; il y a aus­si l’i­dée qu’une « faute » a été com­mise et qu’il faut la « répa­rer ». Lorsque des exter­na­li­tés résul­tant de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile sont effec­ti­ve­ment répa­rables, on ne com­pren­drait pas que le péage envi­ron­ne­men­tal pré­le­vé au titre des exter­na­li­tés ne soit pas uti­li­sé à les réparer.

La deuxième rai­son, d’ordre psy­cho­lo­gique, recouvre d’une cer­taine manière la pré­cé­dente mais se situe sur un autre plan. Payer des impôts n’a jamais été popu­laire et l’on n’a jamais ven­du aux contri­buables un impôt pour ses ver­tus propres. Les impôts ne sont accep­tés que comme le moyen d’ob­te­nir quelque chose qui a un inté­rêt en soi. Si, à l’ex­cep­tion de Sin­ga­pour, les seuls péages qui existent au monde sont des péages de finan­ce­ment, c’est cer­tai­ne­ment pour cette raison.

Il ne paraît guère réa­liste d’i­ma­gi­ner qu’un péage envi­ron­ne­men­tal soit accep­té quelque part par les citoyens, s’il n’est pas assor­ti d’un pro­jet com­plet de réem­ploi des fonds.

Péage environnemental, gestion politique locale

Le constat qui vient d’être fait a une consé­quence impor­tante, c’est que le péage urbain ne peut rele­ver que d’une logique poli­tique locale. L’ac­cep­ta­tion du péage ne pour­ra se faire sur la base de consi­dé­ra­tions géné­rales sur son uti­li­té, elle ne pour­ra se faire que sur un pro­jet concret don­nant des avan­tages recon­nus comme suf­fi­sants par ceux qui paie­ront. Seule l’au­to­ri­té poli­tique d’ag­glo­mé­ra­tion est en situa­tion de le faire. En outre, si c’est elle qui est char­gée de la res­pon­sa­bi­li­té du péage urbain, on satis­fait aus­si un prin­cipe élé­men­taire de démo­cra­tie qui veut que le payeur soit l’é­lec­teur du décideur.

Péage environnemental et financement des transports en commun

Le finan­ce­ment des trans­ports en com­mun paraît devoir consti­tuer un réem­ploi pri­vi­lé­gié des fonds du péage envi­ron­ne­men­tal pour plu­sieurs rai­sons qui méritent d’être explicitées.

Tout d’a­bord, avoir un pro­jet d’emploi des fonds à une fin géné­ra­le­ment recon­nue comme utile est, comme on vient de le voir, essen­tiel à l’ac­cep­ta­bi­li­té du péage et le finan­ce­ment des trans­ports en com­mun répond bien à ces exi­gences de concret et d’utilité.

Sur un plan d’é­qui­té sociale, le réem­ploi dans les trans­ports en com­mun pré­sente éga­le­ment un inté­rêt à rele­ver. Un des incon­vé­nients du péage urbain est que son ins­tau­ra­tion conduit à écar­ter de l’u­ti­li­sa­tion de l’au­to­mo­bile, davan­tage les per­sonnes à reve­nus modestes que celles à reve­nus éle­vés. Il ne crée pas de dis­pa­ri­tés de reve­nus mais les rend plus visibles et plus sensibles.

Le réem­ploi des fonds pour le finan­ce­ment des trans­ports en com­mun condui­ra lui, au contraire, à favo­ri­ser plu­tôt les per­sonnes à reve­nus modestes dans la mesure où elles sont plus nom­breuses par­mi les uti­li­sa­teurs de trans­ports en com­mun. Le péage peut ain­si prendre une fonc­tion très sociale puis­qu’il réa­lise un trans­fert de fonds des classes aisées vers les classes défa­vo­ri­sées et, avec cer­taines formes d’or­ga­ni­sa­tion du péage comme le péage d’in­ter­face (voir pre­mier enca­dré), ce trans­fert prend de plus un carac­tère volon­taire par oppo­si­tion à une fis­ca­li­té obligatoire.

Sur un plan stric­te­ment éco­no­mique, le finan­ce­ment des trans­ports en com­mun s’im­pose éga­le­ment car la néces­si­té d’ap­por­ter un finan­ce­ment public est une des « exter­na­li­tés » du déve­lop­pe­ment consi­dé­rable de l’u­sage de l’au­to­mo­bile. Elle n’est pas sou­vent perçue.

Pour­tant, avant le grand déve­lop­pe­ment de l’u­sage de l’au­to­mo­bile appa­ru après la Seconde Guerre mon­diale, l’ex­ploi­ta­tion des trans­ports en com­mun urbains était une acti­vi­té éco­no­mique de sta­tut cou­rant plei­ne­ment ren­table. La concur­rence de l’au­to­mo­bile a d’a­bord éro­dé les marges béné­fi­ciaires puis a conduit jus­qu’à la rup­ture. Les trans­ports publics urbains auraient dis­pa­ru, s’il n’y avait pas eu déci­sion de les sub­ven­tion­ner, pour qu’ils conti­nuent à exister.

À par­tir du moment où on a, dans ce contexte, déci­dé d’af­fec­ter des fonds publics pour gar­der l’exis­tence de ce ser­vice public, il faut bien consi­dé­rer que cette dépense est une exter­na­li­té du déve­lop­pe­ment de l’au­to­mo­bile. La cohé­rence éco­no­mique impose de la trai­ter comme telle dans une démarche de péage d’orientation.

Obser­vons aus­si que, au contraire, le mode de finan­ce­ment public actuel des trans­ports en com­mun est pro­fon­dé­ment inco­hé­rent. Il est en effet assu­ré en grande par­tie par le « ver­se­ment trans­port », c’est-à-dire une taxe sur les salaires, type de taxe dont l’i­na­dap­ta­tion a été maintes fois sou­li­gnée, dans la situa­tion actuelle de chô­mage éle­vé. Une alter­na­tive à cette pra­tique est de plus en plus sou­vent souhaitée.

L’ac­cord Den­nis à Stockholm

Carte de l'accord DENIS, péage urbain à StockholmLes sué­dois pour­raient fran­chir au début de 1997 le point de non-retour dans l’ins­tau­ra­tion du péage urbain à Stock­holm. Leur démarche illustre remar­qua­ble­ment plu­sieurs idées expo­sées dans l’ar­ticle ; la néces­si­té d’un débat de socié­té et d’une matu­ra­tion des idées, la pos­si­bi­li­té d’un com­pro­mis entre « auto­mo­bi­listes » et « envi­ron­ne­men­ta­listes » qui soit avan­ta­geux pour les deux, la néces­si­té d’a­voir un pro­gramme de réem­ploi des fonds et l’in­clu­sion dans ce pro­gramme d’un volet impor­tant de finan­ce­ment des trans­ports publics.

Le débat dans la socié­té sué­doise a duré plus d’une dizaine d’an­nées. Les pre­miers son­dages d’o­pi­nion ont été très néga­tifs et ce n’est que vers 1990 qu’on s’est appro­ché de l’é­qui­libre entre oppo­sants et par­ti­sans. C’est à ce moment qu’a été enga­gée une négo­cia­tion entre tous les par­tis poli­tiques pré­si­dée par un ancien gou­ver­neur de la Banque Cen­trale, appe­lé Den­nis. Un accord a pu être trou­vé entre les trois plus grands par­tis politiques.

Chaque sen­si­bi­li­té élec­to­rale y trouve quelque avan­tage, les auto­mo­bi­listes auront la construc­tion de deux rocades d’é­vi­te­ment du centre et les défen­seurs de l’en­vi­ron­ne­ment l’ins­tau­ra­tion d’un péage décou­ra­geant l’u­ti­li­sa­tion de l’au­to­mo­bile au centre et le finan­ce­ment d’un impor­tant pro­gramme de déve­lop­pe­ment des trans­ports en com­mun : bus, tram et RER.

L’ac­cord a été signé en 1992. Les par­tis qui y ont sous­crit sont les sociaux-démo­crates, les conser­va­teurs et les libé­raux, à noter tou­te­fois que les éco­lo­gistes sont res­tés en dehors, pré­fé­rant adop­ter une stra­té­gie dure. Cepen­dant, à l’ap­proche de l’é­chéance ultime du vote au par­le­ment, la grande presse et l’o­pi­nion sont rede­ve­nues très cri­tiques à l’é­gard du pro­jet et, mal­gré l’ac­cord scel­lé entre par­tis poli­tiques, l’is­sue reste incertaine.

Stationnement payant

Bien que nous l’ayons lais­sé en dehors du champ de cet article, il nous faut évo­quer un ins­tant le sta­tion­ne­ment payant. Bien des per­sonnes consi­dèrent que, puisque le péage urbain sus­cite trop de réti­cences, il suf­fit de se conten­ter de l’arme du sta­tion­ne­ment payant et contin­gen­té, pour dis­sua­der de l’u­sage exces­sif de l’automobile.

Il y a, à l’é­vi­dence, une part de véri­té dans ce rai­son­ne­ment. Le sta­tion­ne­ment étant un élé­ment de la chaîne de dépla­ce­ments, il est clair que le prix du sta­tion­ne­ment contri­bue à influen­cer le choix d’une per­sonne qui envi­sage de se ser­vir de son automobile.

Cepen­dant, il ne peut s’a­gir que d’un pal­lia­tif car, pour d’autres enjeux, le sta­tion­ne­ment payant est inopé­rant. Ain­si la ten­dance actuelle à aller habi­ter en zones péri­ur­baines, de plus en plus loin du centre, n’est nul­le­ment entra­vée par une pra­tique de res­tric­tion du sta­tion­ne­ment, qui frappe de la même manière celui qui habite près de la ville que celui qui habite loin. Le second pol­lue pour­tant net­te­ment plus.

Libérer l’initiative et l’imagination

On a pu voir que le péage urbain bien uti­li­sé a des avan­tages poten­tiels consi­dé­rables. On peut se deman­der dans ces condi­tions pour­quoi cette idée n’a pas plus de suc­cès. Deux rai­sons appa­raissent facilement :

  • le péage est une forme d’im­pôt et évo­quer l’i­dée d’im­pôts est d’en­trée de jeu une source de désagrément,
  • la pro­blé­ma­tique du péage est assez abs­traite et dif­fi­cile à com­prendre ; on s’en sera ren­du compte à la lec­ture de cet article.


Si l’on ajoute cette dif­fi­cul­té au désa­gré­ment pré­cé­dent, on conçoit que peu de per­sonnes fran­chissent cette double barre. Et si elles le font, elles tombent encore sur deux pièges d’ordre concep­tuel, qui peuvent les fourvoyer :

  • la réflexion sur le péage urbain se réfère sou­vent impli­ci­te­ment au modèle de Sin­ga­pour, qui est en fait loin d’être le seul et pro­ba­ble­ment pas le mieux adap­té au contexte français,
  • l’ap­proche du péage est sou­vent influen­cée par l’es­prit jaco­bin et s’é­gare dans une voie sans issue qui consis­te­rait à ins­tau­rer le péage urbain par un pro­ces­sus national.


Peut-on sor­tir de cette impasse ? Pro­ba­ble­ment pas en une seule étape, et il faut chan­ger d’ob­jec­tif pre­mier : ne plus vou­loir « ins­tau­rer » le péage urbain, mais sim­ple­ment « rendre pos­sible » son ins­tau­ra­tion. Aujourd’­hui, nos lois inter­disent d’ins­tau­rer le péage dans des rues ou sur des routes exis­tant déjà.

La pre­mière étape serait de rendre l’ins­tau­ra­tion du péage léga­le­ment pos­sible, à l’i­ni­tia­tive des auto­ri­tés poli­tiques locales, avec tous les contrôles démo­cra­tiques jugés utiles (réfé­ren­dum local par exemple) pour évi­ter toute crainte d’a­bus. Ce n’est qu’à par­tir du moment où le péage sera pos­sible, que pour­ra se déve­lop­per ensuite, dans la socié­té civile, un vrai débat sur le fait qu’il soit sou­hai­table. Ce débat pour­ra alors faire émer­ger des orga­ni­sa­tions pra­tiques bien adap­tées aux réa­li­tés locales qui pour­ront, elles, recueillir une adhé­sion large. En deux mots, il faut d’a­bord libé­rer l’i­ni­tia­tive et l’imagination.

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1. Voir « le péage urbain », CERTU, tél : 04.72.74.59.59.

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