Experts indépendants et décideurs politiques

Dossier : Le principe de précautionMagazine N°673 Mars 2012
Par Pierre BACHER (52)

Lorsque l’on invoque le prin­cipe de pré­cau­tion en termes d’expertise il convient d’éviter plu­sieurs chausse-trapes.

Évaluer les aspects économiques et sociaux

La confu­sion des rôles peut entraî­ner l’incompréhension du public

La pre­mière est l’oubli des aspects éco­no­miques et sociaux, alors que la mise en œuvre de moyens « pro­por­tion­nés » néces­site une éva­lua­tion du béné­fice et du coût pour la socié­té des mesures engagées.

Le Gre­nelle de l’environnement n’a pas évi­té ce piège. Il a pro­po­sé toute une série de mesures, dont cer­taines sont fort per­ti­nentes, mais sans faire d’évaluation des béné­fices à en attendre en matière de pro­tec­tion du cli­mat. Le ministre a enté­ri­né et déci­dé d’appliquer les pro­po­si­tions du Gre­nelle sans récla­mer d’études éco­no­miques et sociales dignes de ce nom. La récente « bulle » de l’électricité pho­to­vol­taïque, consé­quence iné­luc­table de la poli­tique entre­prise, démontre que les risques éco­no­miques sont bien réels et doivent être inté­grés aux déci­sions politiques.

REPÈRES
« Lorsque la réa­li­sa­tion d’un dom­mage, bien qu’incertaine en l’état des connais­sances scien­ti­fiques, pour­rait affec­ter de manière grave et irré­ver­sible l’environnement, les auto­ri­tés publiques veille­ront […] à la mise en œuvre des pro­cé­dures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures pro­vi­soires et pro­por­tion­nées afin de parer à la réa­li­sa­tion du dom­mage » (article 5 de la loi consti­tu­tion­nelle de 2005). L’identification des risques et l’évaluation du carac­tère de « gra­vi­té et d’irréversibilité » des dom­mages poten­tiels relèvent de l’expertise scien­ti­fique à laquelle les auto­ri­tés doivent faire appel. L’adoption de telle ou telle mesure « pro­por­tion­née » relève de la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique. Celle-ci, selon l’importance du sujet, peut s’exercer au niveau du gou­ver­ne­ment, du Par­le­ment ou des citoyens par référendum.

Ne pas confondre les rôles

La deuxième chausse-trape est de confier à une même struc­ture (agence, groupe de tra­vail, etc.) la double res­pon­sa­bi­li­té de l’expertise scien­ti­fique et de la déci­sion poli­tique. Les experts ont la mis­sion d’évaluer au mieux des connais­sances scien­ti­fiques les risques et les avan­tages des dif­fé­rents choix. Il revient aux seconds de déci­der de ces choix en tenant compte de nom­breux autres fac­teurs, dont l’acceptabilité sociale.

OGM et politique
Au plus fort du débat sur les cultures d’OGM en France, le ministre de l’Écologie fai­sait appel à un comi­té pré­fi­gu­rant la « Haute Auto­ri­té sur les OGM » et annon­çait haut et fort qu’il sui­vrait scru­pu­leu­se­ment l’avis des « experts» ; il se déro­bait ain­si à ses res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques. Le pré­sident (très poli­tique) de ce comi­té émet­tait un avis for­te­ment contes­té par cer­tains de ses membres, mais stric­te­ment conforme à l’attente du ministre.

Une pre­mière consé­quence d’une telle confu­sion des rôles est de rendre plus dif­fi­cile l’explication des choix, et sou­vent d’obtenir une incom­pré­hen­sion totale de la part du public. Encore plus grave, on peut assis­ter à une dérive, la « struc­ture » affi­chant des conclu­sions plus ou moins déma­go­giques répu­tées fon­dées sur des bases scien­ti­fiques, mais en contra­dic­tion avec les avis des experts.

Dans l’affaire des antennes relais, le direc­teur de l’Agence fran­çaise de sécu­ri­té sani­taire de l’environnement et du tra­vail (Afssett), dont on ne sait s’il s’exprimait en tant qu’expert ou en tant que poli­tique, n’a pas hési­té à écrire qu’il exis­tait des effets cel­lu­laires incon­tes­tables des ondes élec­tro­ma­gné­tiques, contre­di­sant le rap­port de ses propres experts.

Huit de ceux-ci ont réagi publi­que­ment auprès des ministres concer­nés, et les Aca­dé­mies de méde­cine, des sciences et des tech­no­lo­gies ont sou­te­nu leur posi­tion. Le direc­teur de l’Agence avait certes le droit d’adopter une posi­tion dif­fé­rente de celle des experts, mais il n’avait pas le droit de défor­mer l’avis de ceux-ci pour jus­ti­fier sa position.

Ne pas céder à la peur

Trop sou­vent, des « lan­ceurs d’alerte » dénoncent des dan­gers sans aucun fon­de­ment scien­ti­fique. Comme l’absence de risque n’est jamais démon­trable, le prin­cipe de pré­cau­tion est invo­qué, la peur du dan­ger se pro­page – si l’on invoque le prin­cipe de pré­cau­tion, c’est que le risque existe bel et bien –, et les poli­tiques cherchent à y répondre.

S’assurer de la pluralité des avis

La com­pé­tence est dif­fi­cile à trou­ver lorsqu’on s’intéresse à des risques non avérés

Com­ment alors choi­sir les experts ? On aime­rait qu’un expert ait des com­pé­tences scien­ti­fiques incon­tes­tables dans son domaine d’expertise et soit indé­pen­dant des groupes de pres­sion de toute nature. À défaut de trou­ver ces qua­li­tés, il est indis­pen­sable de s’assurer de la plu­ra­li­té des avis. La com­pé­tence peut être dif­fi­cile à trou­ver, du fait même que l’on s’intéresse à des risques non avérés.

Il s’agira sou­vent de risques sus­cep­tibles de ne se maté­ria­li­ser qu’à très long terme et dont les effets à court terme sont dif­fi­ci­le­ment visibles (c’est le cas par exemple des ondes élec­tro­ma­gné­tiques, des faibles doses de rayon­ne­ments ioni­sants et même de l’effet de serre). Très sou­vent, dans les domaines de la san­té en par­ti­cu­lier, les seuls élé­ments d’évaluation des risques viennent alors d’études épi­dé­mio­lo­giques ; or celles-ci peuvent être vic­times d’artefacts, en par­ti­cu­lier quand des méca­nismes plau­sibles de dom­mages n’ont pas été identifiés.

Compétence et indépendance

Il est fré­quent que les seuls cher­cheurs à s’être pen­chés sur les risques soient ceux qui tra­vaillent ou ont tra­vaillé au déve­lop­pe­ment de telle ou telle acti­vi­té (par exemple pour les effets sur la san­té des rayon­ne­ments ioni­sants, des nano­ma­té­riaux, et pour les effets sur l’environnement des OGM). Il est donc dif­fi­cile de trou­ver des experts indépendants.

Le droit à la parole
Des experts auto­pro­cla­més « indé­pen­dants » attaquent les experts « dépen­dants », non pas sur les argu­ments qu’ils avancent ou les résul­tats qu’ils pré­sentent, ce qui serait par­fai­te­ment légi­time, mais sur leur droit à la parole. Au motif qu’ils sont juge et par­tie. On est alors très loin du débat scientifique.

Cer­taines ONG reven­diquent cepen­dant ce qua­li­fi­ca­tif. C’est le cas des « com­mis­sions de recherche indé­pen­dantes d’information » sur la radio­ac­ti­vi­té (CRIIRAD), sur les OGM (CRIIGEN), sur les ondes élec­tro­ma­gné­tiques. Dans un livre, publié en 2000, je contes­tais l’indépendance d’experts qui mili­taient vigou­reu­se­ment contre l’énergie nucléaire : « La CRIIRAD est peut-être indé­pen­dante des acteurs du nucléaire et du pou­voir, mais elle usurpe le qua­li­fi­ca­tif “indé­pen­dant” lorsqu’elle se met au ser­vice d’une cause mili­tante» ; cette appré­cia­tion reste d’actualité dix ans plus tard. Au demeu­rant, ses qua­li­tés d’expertise sont indé­niables quand il s’agit de mesu­rer la radio­ac­ti­vi­té, mais elles sont plus que contes­tables lorsqu’elle se pique de cor­ré­ler des mesures de faibles doses de radio­ac­ti­vi­té avec des risques pour la santé.

Centrale nucléaire de Cattenom
Comme l’absence du risque n’est jamais démon­trable, la peur du dan­ger se propage.
Cen­trale nucléaire de Cat­te­nom en Lor­raine. © STEFAN KÜHN

L’approche exemplaire du risque climatique

Face à tout cela, les citoyens, les médias et les poli­tiques ont bien du mal à savoir à quel saint se vouer. Aucune solu­tion n’est par­faite, mais il est ten­tant d’organiser des ren­contres entre experts de divers bords. L’approche du risque cli­ma­tique est à ce titre exem­plaire. L’existence d’un risque poten­tiel « grave et irré­ver­sible » a été iden­ti­fiée dès les années 1970 (et déjà par Arrhe­nius au XIXe siècle).

Un juste milieu à trou­ver entre tout mettre en œuvre et ne rien faire

En 1992, les Nations unies ont mis en place un groupe inter­gou­ver­ne­men­tal d’experts sur le cli­mat, le GIEC, char­gé d’informer les États sur les pro­grès des connais­sances. Le GIEC a publié tous les sept ans envi­ron des rap­ports pré­sen­tant l’état des connais­sances. Les aca­dé­mies des sciences d’une dizaine de pays (dont la France, les États-Unis et la Chine) ont consi­dé­ré qu’il était pro­bable que les risques iden­ti­fiés soient bien réels. Enfin, quelques scien­ti­fiques ont fait part de leurs doutes et leurs argu­ments ont été dûment exa­mi­nés dans une séance de l’Académie des sciences fran­çaise. Bref, la plu­ra­li­té des points de vue, sans exclu­sive ni tabou, doit per­mettre de veiller à ce que des élé­ments impor­tants ne soient pas oubliés au moment de la prise de décision.

Des mesures proportionnées

Un éclai­rage extérieur
Face à des argu­ments sou­vent oppo­sés, les res­pon­sables poli­tiques peuvent cher­cher un éclai­rage exté­rieur : aca­dé­mies pour le gou­ver­ne­ment, Office par­le­men­taire d’évaluation des choix scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques (OPECST) pour le Par­le­ment, pour ne citer que ces deux exemples. Mais ils res­tent res­pon­sables des déci­sions en der­nier ressort.

En pre­mière ana­lyse, les mesures « pro­por­tion­nées » doivent être moins impor­tantes que celles qui seraient prises au titre de la pré­ven­tion d’un risque avé­ré. Ain­si, si le risque cli­ma­tique était cer­tain, il convien­drait d’attaquer le pro­blème des rejets de gaz à effet de serre à la source et, pour cela, de contin­gen­ter les quan­ti­tés de com­bus­tibles fos­siles extraits du sous-sol (selon des moda­li­tés à défi­nir). Le fait qu’il ne soit « que » pro­bable auto­rise – à tort ou à rai­son – une approche moins bru­tale, chaque pays res­tant libre de peser les avan­tages et les incon­vé­nients de telle ou telle mesure. D’un autre côté, on ima­gine mal de ne rien faire, au motif qu’il y aurait, met­tons, une chance sur dix que le risque ne se concré­tise jamais. Entre le « tout mettre en œuvre pour évi­ter le risque » (atti­tude du Gre­nelle) et le « ne rien faire » des cli­ma­to-scep­tiques, il y a mani­fes­te­ment un juste milieu à trou­ver ; et ce juste milieu doit encore une fois s’appuyer sur les avis d’experts com­pé­tents (du cli­mat en l’occurrence), mais aus­si des res­pon­sables de l’économie. Il doit aus­si inté­grer les dif­fé­rents aspects socié­taux et notam­ment l’adhésion des citoyens.

Une voie royale au contentieux

On voit bien que l’appréciation du carac­tère « pro­por­tion­nel » des mesures prises au titre du prin­cipe de pré­cau­tion ne peut qu’être très sub­jec­tive. Les experts doivent être char­gés de la tâche de recen­ser le pour et le contre de chaque mesure qui pour­rait être prise (y com­pris l’absence de mesure) et les poli­tiques doivent por­ter la res­pon­sa­bi­li­té de prendre les déci­sions en pesant les consé­quences de ces avan­tages et inconvénients.

Mais le fait que le prin­cipe soit ados­sé à la Consti­tu­tion ouvre une voie royale au conten­tieux. On com­prend l’enthousiasme de cer­tains avo­cats pour le prin­cipe de pré­cau­tion. On ima­gine aus­si la pos­si­bi­li­té que le pou­voir poli­tique soit trans­fé­ré de fac­to aux juges qui, eux, ne sont pas res­pon­sables devant les citoyens.

Poster un commentaire