CD : MURRAY PERAHIA joue Bach

Des interprètes d’exception

Dossier : Arts,Lettres et SciencesMagazine N°719 Novembre 2016Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Mur­ray PERAHIA, réédi­tion de Chris­tian FERRAS, Mar­tha ARGERICH avec Itz­hak PERLMAN, Ian Bos­tridge et Anto­nio PAPPANO, le ten­tette de Claude ABADIE 

Il y a en Chine près de 50 mil­lions de pia­nistes. Chaque année, les conser­va­toires du monde entier accordent leurs pre­miers prix – d’un ins­tru­ment, de musique de chambre, etc. – à des mil­liers de musiciens. 

Tous pos­sèdent une excel­lente tech­nique, tous – ou presque – ont du talent, beau­coup sont capables d’interpréter, c’est-à-dire de recréer une œuvre en la jouant. 

Quelques-uns sont doués de ce cha­risme, de ce charme indé­fi­nis­sable qui, dans un concert, trans­portent le public. Alors, com­ment expli­quer notre atta­che­ment indé­fec­tible à un très petit nombre d’interprètes d’aujourd’hui ou d’hier, qui fait que, paro­diant Tche­khov dans Iva­nov, nous disons « oui, ce n’est pas mal, mais ça ne vaut pas Rubin­stein, Fischer-Dies­kau, Celi­bi­dache, ça ne vaut pas Ven­ge­rov, Yo-Yo Ma » ? 

Bien sûr, il y a dans ce par­ti pris une part de sub­jec­ti­vi­té due aux cir­cons­tances dans les­quelles nous avons enten­du cette inter­pré­ta­tion pour la pre­mière fois, à l’habitude, à la paresse aussi. 

Mais il est indu­bi­table que cer­tains inter­prètes – rares – pos­sèdent cette alchi­mie qui nous émeut au point de nous rendre les autres indif­fé­rents, de même qu’amoureux d’une femme nous trou­vons les autres femmes ter­ri­ble­ment banales. 

MURRAY PERAHIA

On avait aimé Glenn Gould dans Bach, on oublie sans regret ses fou­cades et ses aha­ne­ments en écou­tant Per­ahia, dont les Varia­tions Gold­berg avaient déjà relé­gué celles de Gould aux oubliettes et qui vient d’enregistrer les six Suites fran­çaises1.

Il s’agit, on le sait, de suites de danses tra­di­tion­nelles, plus simples que les Suites anglaises (dont Per­ahia avait déjà don­né une inter­pré­ta­tion inou­bliable), com­po­sées pen­dant la période heu­reuse du séjour de Bach à Köthen. 

Per­ahia joue Bach avec un mini­mum d’ornements, sans recherche d’effets ori­gi­naux, avec cette abso­lue séré­ni­té à laquelle on ne peut par­ve­nir, sans doute, qu’après une vie de travail. 

En réa­li­té, il « nous parle Bach », comme Cole­man Haw­kins nous par­lait jazz, et il nous emmène, très sim­ple­ment, très loin, très haut. 

CHRISTIAN FERRAS

CD : CHRISTIAN FERRASOn a un peu oublié aujourd’hui ce vio­lo­niste fran­çais tra­gi­que­ment dis­pa­ru en 1982 à 49 ans, et dont on réédite l’enregistrement des Concer­tos de Tchaï­kovs­ki et de Men­dels­sohn avec le Phil­har­mo­nia diri­gé par Constan­tin Sil­ves­tri2.

Ceux qui connaissent ses inter­pré­ta­tions – les Sonates de Fau­ré avec Bar­bi­zet, par exemple – placent cer­taines d’entre elles au pinacle. On com­prend ce culte en écou­tant ce disque. On pour­rait dire que Fer­ras allie la musi­ca­li­té de Perl­man et la fra­gi­li­té de Menu­hin. Mais il y a plus : un « je ne sais quoi » magique, le sen­ti­ment du temps qui passe, que l’on res­sent pro­fon­dé­ment dans les mou­ve­ments lents des deux concertos. 

Dans celui de Tchaï­kovs­ki, par exemple, où Ven­ge­rov est solaire et tzi­gane, Fer­ras, tout inté­rieur, laisse poindre le déses­poir et nous amène proches des larmes. Fer­ras, le der­nier des vrais romantiques ? 

ARGERICH ET PERLMAN

CD : ARGERICH ET PERLMANDeux des plus grands, peut-être les plus grands, pia­niste et vio­lo­niste d’aujourd’hui en duo : de la ren­contre de per­son­na­li­tés aus­si affir­mées, on pour­rait craindre des dif­fi­cul­tés d’accord.

En véri­té, le miracle se pro­duit et ils nous donnent des pièces de leur disque récent une inter­pré­ta­tion lumi­neuse : de Schu­mann la très belle 1re Sonate, arché­type du roman­tisme et les trois Fan­ta­siestücke, la Sonate n°4 de Bach, enfin le Scher­zo de Brahms écrit pour une étrange Sonate à trois auteurs (avec Schu­mann et Die­trich)3.

C’est la par­faite fusion, le nec plus ultra de la musique en duo, par deux inter­prètes d’exception qui, à l’automne de leur car­rière, ne songent qu’à ser­vir non leur ego mais la musique. 

IAN BOSTRIDGE, ANTONIO PAPPANO

CD : IAN BOSTRIDGE et ANTONIO PAPPANOOn se sou­vient de Ian Bos­tridge en évan­gé­liste de la Pas­sion selon saint Jean aus­si bien que dans les chan­sons de Noël Coward, ténor au timbre recon­nais­sable entre tous. 

Son der­nier album avec Anto­nio Pap­pa­no qui a délais­sé la baguette pour le pia­no4, est consa­cré à des mélo­dies sur des textes de Sha­kes­peare, avec des musiques d’une extra­or­di­naire diver­si­té : Byrd, Schu­bert, Brit­ten, Pou­lenc, Stra­vins­ki (avec cla­ri­nette et alto), Korn­gold, et aus­si Fin­zi et des com­po­si­teurs moins connus par­mi les­quels John­son (XVIe), Quil­ter, Gur­ney, War­lock, Tip­pett (XXe).

Comme tou­jours, Bos­tridge fait preuve d’une expres­si­vi­té très sophis­ti­quée où chaque mot, et même chaque syl­labe, a sa nuance propre. Une atmo­sphère sub­tile à la fois de cour du XVIe siècle et de salon du XXe. Une grande leçon d’interprétation. Le volume, très bien fait, contient le texte inté­gral des chan­sons, en anglais et en français. 

LE TENTETTE DE CLAUDE ABADIE

Notre cama­rade Claude Aba­die (38) anime son ensemble de jazz depuis plus de soixante-dix ans, comme en témoigne Boris Vian, son ancien trom­pet­tiste, notam­ment dans son roman Ver­co­quin et le Planc­ton.

Avec le temps, les musi­ciens de l’orchestre ont chan­gé mais Claude est tou­jours à la tête de son ten­tette et écrit des arran­ge­ments de plus en plus recher­chés. Le volume V de leurs enre­gis­tre­ments5, plus elling­to­nien que jamais, est sans conteste le meilleur qu’ils aient produit. 

On y trouve des com­po­si­tions de Billy Stray­horn, dont la pre­mière connue, le sub­til Lush Life et la der­nière, Blood Count ; de Cole Por­ter, I’ve Got You Under My Skin ; et aus­si de Phil Woods et bien sûr du Duke, dont un extrait du célèbre Sucrier Velours et trois pièces du Concert sacré.

On note­ra de très jolis cho­rus de trom­pette, de saxo, de pia­no et, last but not least, de Claude à la cla­ri­nette. Vive Claude Abadie ! 

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1. 2 CD Deutsche Grammophon.
2. 1 CD Warner.
3. 1 CD Warner.
4. 1 CD Warner.
5. Envoyer un chèque de 12 € à Claude Aba­die, 16, domaine des Hoc­quettes – 92150 Suresnes.

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