André Delacour (37), quatre fois condamné à mort

Dossier : TrajectoiresMagazine N°711 Janvier 2016
Par Serge DELWASSE (X86)

André Dela­cour, né le 15 décembre 1916, est décé­dé en 2014. Mis­saire « pitaine-clés » de la pro­mo 37, mobi­li­sé dès la sor­tie de l’École en 1939, pri­son­nier et éva­dé en 1940, il était res­ca­pé de plu­sieurs acci­dents, bles­sures, tor­tures et même de plu­sieurs exé­cu­tions capi­tales. Il était che­va­lier de la Légion d’honneur et com­man­deur de l’ordre royal cam­bod­gien du Sahametrey.

Le faire-part de décès mentionne :
… ont la tris­tesse de vous faire part du rap­pel à Dieu de André DELACOUR X 37, offi­cier supé­rieur hono­raire des troupes de marine, ingé­nieur géné­ral retrai­té des Ponts et Chaus­sées d’Outre-Mer, che­va­lier de la Légion d’hon­neur, croix de guerre 1939–1945, le 20 novembre 2014, dans sa 98e année.

Un homme à qui les chiffres ont por­té chance : Condam­né à mort quatre fois et sau­vé au moment de l’éxé­cu­tion en étant recon­nu par d’an­ciennes fré­quen­ta­tions du Quar­tier Latin, marié trois fois à la même femme sans divorce, il construi­sit 104 ouvrages d’art. On lui a alors accor­dé l’entrée dans le cadre des PC d’Outre-mer au grade d’ingénieur adjoint, sans le sui­vi d’au­cun cours.

« Je suis sur­tout célèbre dans ma pro­mo­tion et par­mi mes cama­rades anciens com­bat­tants ou de la Légion d’honneur à Neuilly pour m’être marié trois fois (mais tou­jours avec la même femme et sans jamais divor­cer) et, sur­tout, pour être sor­ti vivant de quatre mises en œuvre effec­tives d’exécutions capi­tales : trois par les Japo­nais en 1945 (balle dans la tempe, déca­pi­ta­tion au sabre et bas­ton­nade à mort) plus, vingt-six ans plus tard, arres­ta­tion, bru­ta­li­tés et menace de fusillade par une troupe com­mu­niste Viêt-cong lors de la guerre amé­ri­caine au Cambodge.

« Alors que, à la Kem­pei­tai (l’équivalent nip­pon, en pire, de la Ges­ta­po alle­mande), après avoir assis­té à l’exécution de mon capi­taine par bas­ton­nade, puis avoir subi quelques tor­tures et un inter­ro­ga­toire mus­clé, j’apprends que j’allais endu­rer le même sup­plice, sur­vient un inter­prète nip­pon qui avait fait ses études au Quar­tier latin en 1937–1939.

“ Mais voyons, ce n’est pas un Américain, c’est un Français ”

Il y avait fré­quen­té un cours de danse tenu par un nom­mé Mou­tin et très pra­ti­qué par des X, dont moi-même (dans notre argot, dan­ser se disait “mou­ti­ner”).

« Il m’a immé­dia­te­ment recon­nu, a pris ma défense et, après une longue plai­doi­rie, obte­nu ma grâce.

« Miracle sem­blable en 1971 : alors que j’étais déjà pla­cé devant un mur pour être fusillé, sur­vient le com­man­dant de ce groupe Viêt-cong : il se trou­vait avoir été sous-offi­cier dans ma bat­te­rie en 1942, à la fron­tière de Chine au Ton­kin. Il se mit aus­si­tôt au garde-à-vous, me salua mili­tai­re­ment, engueu­la ses hommes pour m’avoir moles­té, leur disant : “Mais voyons, ce n’est pas un Amé­ri­cain, c’est un Français.”

Après l’offre d’une bière pour me remettre de mes émo­tions et en sou­ve­nir du bon vieux temps, ma voi­ture me fut ren­due et je pus rega­gner Phnom Penh, qui allait être assié­gée et bom­bar­dée avec, en par­ti­cu­lier, la des­truc­tion du pont de 945 mètres que j’y avais construit sur un bras du Mékong. »

Indestructible

« Je suis né acci­den­tel­le­ment et donc pré­ma­tu­ré­ment à Paris en 1916 au pied de l’escalier d’une cave où ma mère, seule chez elle, est tom­bée en cher­chant à se pro­té­ger lors d’une alerte aérienne.

Demeu­ré une heure durant à brailler dans la pous­sière, auprès d’une mère éva­nouie, j’ai non seule­ment sur­vé­cu mais en ai conser­vé un moral à toute épreuve plus une qua­si totale immu­ni­té contre tous microbes, virus ou bac­té­ries. Je n’eus de toute ma vie aucune mala­die sauf palu­disme et dys­en­te­rie ami­bienne, que mon orga­nisme éli­mi­na de lui-même.

« Deve­nu aveugle pour m’être trop frot­té les yeux avec mes doigts empous­sié­rés, je retrou­vai rapi­de­ment une vue parfaite.

« Je sur­vé­cus à une élec­tro­cu­tion de longue durée, pieds nus sur un sol mouillé, les doigts sou­dés au câble qui m’en brû­lait le bout jusqu’à ce qu’une per­sonne s’en aper­çoive et coupe le courant.

« Sor­ti sauf de la des­truc­tion de ma bat­te­rie par les Japo­nais le 10 mars 1945, je réus­sis, avant d’être fait pri­son­nier, à sur­vivre, accom­pa­gné de fidèles canon­niers cam­bod­giens, à plu­sieurs semaines de ter­rible “maquis” dans les forêts denses de la haute chaîne anna­mi­tique. Sans nour­ri­ture autre que des racines, des vers, des larves et de l’eau pourrie.

En pleine crise de palu­disme et de dys­en­te­rie ami­bienne, piqué par des mil­liers d’insectes et, sur­tout, sucé par des cen­taines de sangsues. »


Baïonnettes, crashes et typhons

« Durant nos guerres je sur­vi­vrai à plu­sieurs bles­sures dont un coup de baïon­nette par les Japo­nais. Je sor­ti­rai vivant de deux crashes en avions mili­taires, for­te­ment cabos­sé bien sûr, mais je recons­ti­tue­rai rapi­de­ment mon sque­lette et les chairs.

De même pour un déraille­ment lors d’un typhon à Osa­ka au Japon.

En revanche, grosse peur mais pas de dégâts phy­siques lors d’un incen­die en plein vol et sans para­chute sur un avion civil. »


De l’armée aux travaux publics

« Aban­don­né par mon père à l’âge de quatre ans, je com­pen­sai ce han­di­cap par une soif d’études qui me condui­sit à être en 1937 reçu à trois concours dif­fé­rents : 2e aux Ponts et Chaus­sées, 6e aux Mines de Paris mais seule­ment 197e à l’X, que je choi­sis cependant.

« Pri­son­nier lors de la cam­pagne de France, je réus­sis à m’évader en moins de trois semaines.

« Bonne réus­site dans l’armée avec d’excellentes notes, déco­ra­tions diverses et cita­tion à l’ordre de sa 2e DB par le géné­ral Leclerc. Tou­te­fois, mes chefs refu­sant que j’épouse celle que j’avais choi­sie, j’en démis­sion­nai volon­tai­re­ment en 1949, au grade de commandant.

« Je pris alors un tout petit emploi de simple contrac­tuel dans les Tra­vaux publics de l’Indochine, m’astreignant, en dehors du tra­vail sur chan­tiers, à apprendre le métier par la lec­ture et l’étude de nom­breux livres tech­niques. Pas trop mal semble-t-il puisque, au cours de ma car­rière, je décou­vris le site et fis construire le port cam­bod­gien de Siha­nouk­ville, cal­cu­lai et construi­sis 104 ouvrages d’art.

« En 1954, après la fin de la guerre d’Indochine, le Cam­bodge − demeu­ré allié de la France − demande et obtient paci­fi­que­ment son indé­pen­dance. Son gou­ver­ne­ment refuse alors de me voir quit­ter le pays comme sont tenus de le faire tous les autres fonc­tion­naires fran­çais. Il me confie la direc­tion de tous les ser­vices des Tra­vaux publics du royaume.

« Devant cette influence fran­çaise conser­vée en un pays ami, le gou­ver­ne­ment fran­çais, sur pro­po­si­tion de l’ambassadeur de France, accepte en 1956 de m’accorder l’entrée dans le cadre des PC d’Outre-mer au grade d’ingénieur adjoint – bien que je ne sois pas sor­ti bot­tier de l’X et n’aie sui­vi aucun cours dans une quel­conque école de ponts et chaussées.

Les tra­vaux réa­li­sés et mes ser­vices mili­taires aidant, j’y passe ingé­nieur en chef en moins de quatre ans puis, notre gou­ver­ne­ment m’ayant choi­si pour prendre la tête des délé­ga­tions fran­çaises dans des com­mis­sions tech­niques inter­na­tio­nales en Thaï­lande, Japon, Népal et Nou­velle-Zélande, ingé­nieur géné­ral deux ans plus tard.

« Suite à ces pres­ta­tions inter­na­tio­nales c’est l’ONU qui me convoite. Avec l’accord du gou­ver­ne­ment fran­çais l’UNESCO me prend à son ser­vice pour assu­rer la for­ma­tion d’ingénieurs en Extrême-Orient puis en Afrique. »


Par chance, il n’y avait pas de chirurgien

« Au Laos, j’ai eu la colonne ver­té­brale écra­sée sous un écha­fau­dage rom­pu. Par chance il n’y avait pas de chirurgien.

(Un de mes amis a eu un acci­dent sem­blable, un chi­rur­gien l’avait rafis­to­lé. Quelques années plus tard il s’est trou­vé entiè­re­ment blo­qué en rai­son des excrois­sances osseuses pous­sées sur les par­ties métal­liques implantées.)

Ma colonne s’est, elle, entiè­re­ment et natu­rel­le­ment recons­ti­tuée par une simple immo­bi­li­sa­tion totale durant trois mois. Six mois plus tard je pou­vais remar­cher nor­ma­le­ment et sans douleurs. »


Trois fois marié

« Débar­qué à vingt-quatre ans en Indo­chine, lors de la fête du faux mariage de mon capi­taine avec une Cam­bod­gienne, je décou­vrais dans l’assistance une petite orphe­line fran­co-khmère qui me plut assez. De plus, comme je le décou­vris plus tard, mer­veilleuse cui­si­nière et dotée d’un indomp­table courage.

Ne lui déplai­sant pas non plus, nous nous asso­ciâmes lors d’une céré­mo­nie de faux mariage (mon pre­mier) en pré­sence de tous mes chefs et amis pour une union que je pen­sais alors pro­vi­soire. Durant quatre ans elle m’accompagna par­tout dans mes péré­gri­na­tions à tra­vers l’Indochine, accep­tée par mes chefs, ado­rée par mes hommes, me soi­gnant lors de bles­sures ou de crises de paludisme.

“ Je tiens toujours mes promesses ”

« Le 9 mars 1945, sachant depuis quelques jours que je l’avais mise enceinte, je l’abandonnai à minuit, seule, pra­ti­que­ment sans argent, en lisière d’une forêt cochin­chi­noise. Aban­don non volon­taire mais par devoir mili­taire pour par­tir avec mon uni­té sus aux Japo­nais qui venaient d’attaquer notre Indo­chine. Seule satis­fac­tion pour elle : ma pro­messe de la recher­cher si j’en sor­tais vivant.

« Je tiens tou­jours mes pro­messes. Res­té vivant après la des­truc­tion de ma bat­te­rie, les semaines de maquis, le coup de baïon­nette, les diverses exé­cu­tions capi­tales man­quées et les mois en cel­lule jap, j’ai refu­sé d’être rapatrié.

Repris par le géné­ral Leclerc à son débar­que­ment en sep­tembre 1945 j’ai, tout en com­bat­tant, cher­ché trace de ma com­pagne. Je l’ai retrou­vée dans une pagode où elle avait trou­vé refuge, pro­tec­tion et un peu de nour­ri­ture en échange de tra­vaux ménagers.

Là, seule, sans doc­teur ni sage-femme, elle avait accou­ché d’une petite fille que, sans lait et sans argent pour s’en pro­cu­rer, elle s’efforçait de main­te­nir en vie. Je les ai reprises toutes les deux. C’est alors que, mes chefs esti­mant qu’elle n’avait pas l’instruction suf­fi­sante pour deve­nir l’épouse d’un pos­sible futur géné­ral, j’ai démis­sion­né puis l’ai épou­sée (deuxième mariage). Léga­le­ment cette fois, mais civi­le­ment puisqu’elle était bouddhiste.

« Qua­torze ans plus tard, après qu’elle eut sur­veillé l’éducation reli­gieuse de nos quatre enfants et de deux petits aban­don­nés que nous avons recueillis et éle­vés, l’un fran­co-cam­bod­gien, l’autre fran­co-viet­na­mien, elle s’est convertie.

Après son bap­tême nous avons donc été mariés pour la troi­sième fois, reli­gieu­se­ment et donc défi­ni­ti­ve­ment cette fois. Elle est morte en 2001 à 86 ans, après soixante ans au total de vie com­mune sans nuages. »

Poster un commentaire