Jean-Émile Stauff (37) 1916-1999

Jean-Émile Stauff (37) 1916–1999

Dossier : ExpressionsMagazine N°553 Mars 2000Par : Léon BEAUSSART (37), ancien directeur adjoint de la Division DE de l'Aérospatiale et Jean GUILLOT, ancien directeur technique de la Division DE de l'Aérospatiale

Jean-Émile Stauff est né à Stras­bourg, pen­dant la Pre­mière Guerre mon­di­ale, de par­ents alsa­ciens depuis des généra­tions. Il tenait sans doute de ses orig­ines une bonne part des qual­ités que nous lui avons con­nues, tout au long de nos car­rières com­munes : clarté de vues, calme et fer­meté dans ses déci­sions, per­sévérance dans leur mise en œuvre, tout cela servi par une intel­li­gence hors de pair, alliée à une con­cep­tion très humaine des rela­tions, pro­fes­sion­nelles ou personnelles.

Dès ses études sec­ondaires, il s’est sen­ti attiré par les sci­ences et la tech­nique. Ori­en­té vers la pré­pa­ra­tion des grandes écoles d’ingénieurs, il réus­sit en 1937 — en 3/2 — à plusieurs con­cours, et choisit l’X. Il en sor­ti­ra, en 1939, dans le corps des ingénieurs de l’aéro­nau­tique : ce choix aura-t-il été influ­encé par le fait que le cap­i­taine com­man­dant sa com­pag­nie d’élèves était un offici­er avi­a­teur ? Tou­jours est-il que la guerre éclate, et que J.-E. Stauff se retrou­ve jeune pilote de l’ar­mée de l’Air, avant de pou­voir enfin suiv­re les cours de spé­cial­i­sa­tion de l’É­cole nationale supérieure de l’aéro­nau­tique, alors repliée à Lyon.

Il est ensuite affec­té à l’Arse­nal de l’aéro­nau­tique, ser­vice indus­triel d’É­tat qui, de Vil­la­cou­blay, avait été trans­féré à Villeur­banne, pour s’oc­cu­per des prob­lèmes posés par les équipements de l’avion de chas­se VB 10. Mais après l’oc­cu­pa­tion de la ” zone libre “, en 1943, avec ses cama­rades de ” l’Ar­mée secrète “, il rejoint le maquis : il par­ticipera ain­si aux com­bats de la Libéra­tion, et recevra le grade de cap­i­taine des Forces français­es de l’intérieur.

Après la Libéra­tion, l’Arse­nal revint en région parisi­enne s’in­staller à Châtil­lon-sous-Bag­neux, dans les anciens Étab­lisse­ments Edgar Brandt.

En 1946, l’ingénieur général M. Vernisse, directeur de l’Arse­nal, déci­da de créer un nou­veau ” sous-ser­vice ” — en fait, une sec­tion de bureau d’é­tudes — pour explor­er et éval­uer les travaux ébauchés durant la guerre par les Alle­mands dans le domaine des ” engins spé­ci­aux ” ; il en con­fia la direc­tion à J.-E. Stauff : ce fut l’embryon de ce qui allait, au fil des ans, devenir le Bureau d’é­tudes E5, puis finale­ment la Divi­sion des engins tac­tiques de l’Aérospatiale.

J.-E. Stauff, qui par­lait par­faite­ment l’alle­mand, fut envoyé en mis­sion en Alle­magne pour voir ce qu’il pour­rait y récupér­er comme matériel intéres­sant, et éventuelle­ment comme per­son­nel tech­nique de haut niveau, ayant de l’ex­péri­ence en ce domaine : c’est ain­si que d’assez nom­breux ingénieurs et chercheurs alle­mands se présen­tèrent et accep­tèrent de venir tra­vailler en France : ” Ils n’é­taient pas très nom­breux dans le sud-ouest de l’Alle­magne, se sou­vient Stauff, car presque tous les cen­tres impor­tants étaient dans le nord. On n’a pu ” trou­ver ” que ceux qui étaient dans la région de Friedrichshafen, c’est là qu’ils se sont présen­tés aux autorités français­es… C’é­taient surtout des théoriciens, dont plusieurs furent affec­tés à E5.”

Ces ingénieurs alle­mands se sont avérés très utiles pour le démar­rage de nos pre­miers pro­grammes de mis­siles, même si par la suite les ingénieurs français, par leurs travaux et leurs ini­tia­tives, ont pris active­ment la relève, et assuré l’es­sor de développe­ments spé­ci­fique­ment nationaux. À part le fait qu’on ne leur a jamais con­fié de postes de com­man­de­ment, les ingénieurs alle­mands étaient traités exacte­ment comme leurs col­lègues français, et les rela­tions avec eux sont restées en général excel­lentes ; elles ont même sou­vent duré, sous la forme d’ami­tiés per­son­nelles, jusqu’après leur retour en Alle­magne, au bout de plusieurs années.

C’est ain­si que com­mença, pour Jean-Émile Stauff, une car­rière excep­tion­nelle, pour­suiv­ie pen­dant près de trente ans, à tra­vers les vicis­si­tudes de l’in­dus­trie aéro­nau­tique française. Sa petite mais fer­vente équipe de l’Arse­nal, dev­enue un moment une ” mini-société nationale ” (SFECMAS), puis inté­grée dans Nord-Avi­a­tion (ex-SNCAN) est finale­ment dev­enue la Divi­sion des engins tac­tiques (DE) de l’Aérospa­tiale : une crois­sance con­tin­ue, motivée et soutenue par le suc­cès tech­nique et indus­triel de la plu­part de ses pro­duits, a fait pass­er le petit noy­au ini­tial de 7 ingénieurs, en 1946, à la taille d’une ” entre­prise ” de quelque 6 000 per­son­nes, dont env­i­ron 1 300 ingénieurs et tech­ni­ciens de lab­o­ra­toire, en 1974.

En même temps, les quelques mètres car­rés de bureaux du début ont évolué pour com­pren­dre la total­ité de l’étab­lisse­ment de Châtil­lon Gâtines, la qua­si-total­ité de l’u­sine de Bourges-Avions, l’u­sine de pro­duc­tion d’en­gins de Bourges, et le cen­tre d’es­sais et de recherch­es du Sub­dray, à une quin­zaine de kilo­mètres de là.

Les débuts furent sages et pru­dents. Se méfi­ant des pro­grammes trop ambitieux, J.-E. Stauff s’ar­rê­ta, en accord avec les autorités de tutelle (I.G. Guy du Mer­let (27), en par­ti­c­uli­er) et avec son directeur l’I.G. Vernisse, sur trois avant-pro­jets de mis­siles, vraisem­blable­ment inspirés par le sou­venir de nos déboires de 1940, et s’ap­puyant sur des réal­i­sa­tions ou des pro­jets allemands :

  • un mis­sile air-air AA 10, avec déjà en vue une adap­ta­tion pos­si­ble sol-air ; on se sou­ve­nait de l’écras­ante supéri­or­ité de l’avi­a­tion alle­mande en 1940 ;
  • un petit avion cible sans pilote CT 10, pour l’en­traîne­ment à la lutte anti­aéri­enne ; c’é­tait une sorte de V1, plus petit et amélioré ;
  • un petit mis­sile antichar SS 10, en sou­venir aus­si des per­cées de chars alle­mands en 1940, et il fal­lait alors y trou­ver une parade moins onéreuse que des chars plus puis­sants et plus nombreux…


” Je crois, con­clu­ait J.-E. Stauff, que ces choix étaient bons : ces matériels ont abouti, parce qu’ils étaient sim­ples. Cela nous a per­mis d’aug­menter pro­gres­sive­ment nos effec­tifs, et d’in­staller une petite équipe indus­trielle. ” Ils ont effec­tive­ment abouti, adop­tés par les Forces armées de la France, et de nom­breux pays étrangers ; ce qui, d’ailleurs, nous a amenés à décou­vrir, puis à résoudre, toute une série de prob­lèmes cru­ci­aux pour leur mise en œuvre pra­tique (robustesse, main­te­nance, vieil­lisse­ment, entraîne­ment du per­son­nel, etc.).

Bien enten­du, à mesure que l’u­til­ité des ” petits mis­siles guidés ” s’af­fir­mait, les besoins se diver­si­fi­aient, les con­tre-mesures aus­si, ce qui oblig­eait à admet­tre dans les matériels un peu plus de com­pli­ca­tion tech­nique. Ce fut sou­vent aus­si, d’ailleurs, pour ren­dre l’emploi plus aisé : ain­si, dans les mis­siles antichars, la ” télé­com­mande automa­tique “, qui asservit le mis­sile sur la ligne de visée, per­met au tireur de ne plus se souci­er que de main­tenir sa visée, sans devoir ” pilot­er ” l’engin…

Dans d’autres cas (anti­navires, par exem­ple), le recours à des moyens de guidage onéreux se révélait économique­ment rentable. Tous ces choix étaient fondés sur une éval­u­a­tion à la fois pru­dente et hardie de ce qu’on pou­vait faire, et des chances de suc­cès ; et ce fut un mérite de Stauff que d’avoir su non seule­ment rassem­bler, au cours des années, les per­son­nels com­pé­tents qu’il lui fal­lait à tous les niveaux, mais aus­si d’avoir pu faire régn­er, dans notre col­lec­tiv­ité gran­dis­sante, un véri­ta­ble esprit de tra­vail en équipe. Il savait intéress­er et entraîn­er les ent­hou­si­asmes et les éner­gies, quelles que soient leur orig­ine, leur for­ma­tion, don­nant à cha­cun sa chance et les moyens d’ar­riv­er au résul­tat. Le pal­marès est éloquent.

À par­tir du très mod­este pro­gramme ini­tial de 1946, la Divi­sion des engins tac­tiques avait dévelop­pé, mis au point et pro­duit en série, en 1974 :

  • les engins antichars de pre­mière généra­tion, SS 10, SS 11, SS 12 ;
  • les mis­siles air-air et air-sur­face, AS 12, AA 20, AS 20, AS 30 ;
  • les engins cibles CT 10, CT 20, CT 41 et leurs dérivés R 20 (recon­nais­sance), M 20 (anti­navires) ;
  • les engins antichars de deux­ième généra­tion Milan, Hot (en coopéra­tion franco-allemande) ;
  • le sys­tème sol-air Roland (en coopéra­tion franco-allemande) ;
  • les mis­siles anti­navires de la famille Exocet ;
  • le sys­tème sol-sol nucléaire tac­tique Pluton.


On notera que la coopéra­tion fran­co-alle­mande — com­mencée, dans une cer­taine mesure, dès l’o­rig­ine — s’est finale­ment con­crétisée, d’une manière fructueuse, dans le cas des antichars et du sys­tème Roland, pour lesquels elle a abouti à la for­ma­tion du groupe­ment d’in­térêt économique ” Euromis­sile “. Les développe­ments actuelle­ment en cours sur le plan européen nous sem­blent bien con­firmer qu’i­ci aus­si, en son temps, J.-E. Stauff avait vu juste…

Quand, pour des raisons stricte­ment per­son­nelles, il a décidé de se retir­er en 1974, il pou­vait cer­taine­ment con­sid­ér­er avec fierté, et avec le sen­ti­ment d’avoir bien servi notre pays, les quelque trente années qu’il avait passées à créer et à dévelop­per une activ­ité qui avait acquis une renom­mée mondiale.

Pour la plu­part de ceux qui l’ont con­nu, Jean-Émile Stauff fut un exem­ple, un guide, un con­seiller com­pé­tent et bien­veil­lant ; et pour beau­coup d’en­tre nous il fut, tout sim­ple­ment, un Ami.

Commentaire

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BOUYER Gérardrépondre
2 janvier 2021 à 13 h 56 min

Mod­este ingénieur à Nord-Avi­a­tion 1955 à 1965 j’ai con­nu M. Stauff qui avait la con­sid­éra­tion générale.
Je me sou­viens de cer­tains traits de son car­ac­tère, en par­ti­c­uli­er sa ténac­ité qui pour cer­tain de ses proches col­lab­o­ra­teurs tour­nait à l’obsession.
Il était respec­té de tous et admiré sou­vent pour ce qu’il avait imag­iné et dévelop­pé dans l’entreprise.
Il reste pour moi un sym­bole de la réus­site et de l’efficacité.

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