Ampère, savant, et humaniste

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°600 Décembre 2004Rédacteur : J.-P. DEVILLIERS (57)

Ampère “mérite une jux­ta­po­si­tion de regards ”. C’est ain­si que Chris­tian Mar­bach intro­duit le remar­quable por­trait d’Ampère ordon­né par Michel Dürr à l’intention des lec­teurs du Bul­le­tin de la Sabix. Devant la sur­pre­nante diver­si­té des domaines où le savant a exer­cé son intel­li­gence, Michel Dürr a fait appel à des auteurs éru­dits appar­te­nant à plu­sieurs dis­ci­plines, afin d’analyser les intui­tions et les méthodes du scien­ti­fique, les concep­tions du phi­lo­sophe, les convic­tions et les com­por­te­ments de l’homme dans la société.

Joseph Janin, pro­fes­seur hono­raire à l’Université Claude Ber­nard Lyon I, retrace d’abord à grands traits la vie pas­sion­née d’Ampère. L’autodidacte, qui apprit à lire en déchif­frant L’His­toire natu­relle de Buf­fon et s’initia si tôt au cal­cul dif­fé­ren­tiel, fit montre d’une excep­tion­nelle capa­ci­té à construire une théo­rie expli­ca­tive à par­tir des faits obser­vés, et à uti­li­ser l’outil mathé­ma­tique comme appui de l’expérimentation. Alors qu’on décrit par­fois Ampère comme un théo­ri­cien mal­adroit, Joseph Janin se dit frap­pé en exa­mi­nant sa table d’expériences au Musée de Poley­mieux, de l’ingéniosité qu’il a dû déployer pour réa­li­ser ses expé­riences avec les maté­riaux de for­tune dont il dis­po­sait. S’agissant de l’homme, enthou­siaste, pas­sion­né, poète, roman­tique avant la lettre, il n’a rien tiré pour lui-même de ses inven­tions… et il est mort pauvre.

L’enseignement, comme pro­fes­seur à Bourg-en-Bresse, à Lyon, à l’École poly­tech­nique, au Col­lège de France, ou comme ins­pec­teur géné­ral de l’Université, assu­ra la sub­sis­tance d’Ampère tout au long de sa vie. Michel Dürr rap­porte quelques-unes des anec­dotes amu­santes, authen­tiques ou non, qui se pro­pagent à pro­pos des dis­trac­tions du savant. En s’appuyant sur les opi­nions de contem­po­rains, il pose la ques­tion de l’aptitude de ce “ pro­fes­seur de légende ” à ensei­gner. Pour Ara­go, ami d’Ampère, la voca­tion de celui-ci était de ne pas être pro­fes­seur : dis­trait comme La Fon­taine, d’une timi­di­té invrai­sem­blable, il était inca­pable de faire une leçon devant un audi­toire nom­breux sans pro­vo­quer par son atti­tude et par ses gestes des rires irré­vé­ren­cieux… Mais Michel Dürr cite aus­si des témoi­gnages (Sainte-Beuve, Louis de Lau­nay) qui montrent Ampère, ani­mé d’une vive pas­sion de trans­mettre la connais­sance et cap­ti­vant des audi­teurs érudits.

Pour Jean Del­haye, ingé­nieur I.E.G., l’originalité de l’œuvre d’Ampère “ géo­mètre et mathé­ma­ti­cien ” tient sur­tout à l’inventivité et la vir­tuo­si­té dans la conduite du cal­cul.

En regret­tant que les docu­ments archi­vés soient res­tés pour la plu­part inache­vés ou non publiés, il évoque quelques-uns des tra­vaux qui ont mar­qué la car­rière du mathé­ma­ti­cien. Ain­si “ l’énigme du mémoire sur la qua­dra­ture du cercle” qu’André Marie, âgé de treize ans, aurait adres­sé à l’Académie de Lyon. Les consi­dé­ra­tions sur la Théo­rie mathé­ma­tique du jeu, mémoire pré­sen­té à l’Institut le 12 jan­vier 1803 et sou­mis au rap­port de Laplace. Le Mémoire sur l’application des for­mules géné­rales du cal­cul des varia­tions aux pro­blèmes de la Méca­nique sou­mis à la Socié­té d’émulation et d’agriculture de l’Ain le 2 février 1803 en pré­sence de Delambre…

La théo­rie chi­mique d’Ampère, ten­ta­tive de chi­mie struc­tu­rale avant l’heure…, a le mérite d’introduire des règles de com­bi­nai­son chi­mique qui pré­sup­posent l’existence d’édifices stables (nous dirions de molé­cules), à une époque où l’actuelle dis­tinc­tion atomes/molécules n’est pas encore faite. Cette réflexion conclut l’analyse cri­tique par laquelle Mme Myriam Schei­de­cker-Che­val­lier, maître de confé­rences au Centre de recherches d’Histoire des idées (Uni­ver­si­té de Sophia- Anti­po­lis), met en lumière le rôle d’Ampère dans les pro­grès de la chi­mie au début du siècle. Ne dis­po­sant pas de labo­ra­toire il n’a jamais expé­ri­men­té. Mais il a su inter­pré­ter les résul­tats expé­ri­men­taux avec une sin­gu­lière intui­tion. Mme Schei­de­cker-Che­val­lier iden­ti­fie de manière dis­cur­sive, en fai­sant appel notam­ment à la cor­res­pon­dance échan­gée avec Hum­phry Davy, ce qui revient à Ampère dans la décou­verte des halo­gènes. Elle fait appa­raître les prin­cipes logiques et les aspects nova­teurs de la clas­si­fi­ca­tion des corps simples qu’il a proposée.

Évo­quant l’amitié et la col­la­bo­ra­tion entre Fres­nel et Ampère, Suzanne Gély, agré­gée de phy­sique, rap­pelle le sou­tien appor­té par Ampère à son jeune ami dans le débat qui agi­ta les aca­dé­mi­ciens, de 1816 à 1819, quant à la nature ondu­la­toire de la lumière. C’est Ampère lui-même qui aurait sug­gé­ré l’hypothèse du carac­tère trans­ver­sal des ondes.

Ampère fut-il “ le New­ton de l’électricité ” ? Chris­tine Blon­del (Centre de recherche en his­toire des sciences et des tech­niques, CNRS) s’interroge sur la por­tée et la per­ti­nence de ce dire du grand Max­well. Ce qui l’amène à démon­ter la démarche et les res­sorts des méthodes d’Ampère, à pro­pos en par­ti­cu­lier de l’unification des phé­no­mènes élec­triques et magné­tiques, de l’invention du concept de cou­rant élec­trique, de “ la méthode de zéro ”, de la maî­trise du cal­cul… Pour conclure que si Ampère fut bien “ new­to­nien ” dans sa recherche de lois mathé­ma­tiques pour éva­luer des forces s’exerçant à dis­tance, la com­plexi­té de sa démarche qui par­vient à s’abstenir de mesures pré­cises et sa convic­tion pro­fonde que les phé­no­mènes élec­tro­ma­gné­tiques sont dus à une pro­pa­ga­tion de proche en proche dans l’éther conduisent à inflé­chir et com­plé­ter le juge­ment du savant écossais.

Ampère, par son effort pour appuyer la science sur une doc­trine ori­gi­nale de l’abstraction, mérite d’être arra­ché à sa pos­té­ri­té réduc­trice de phy­si­cien, aus­si glo­rieuse soit-elle. Voi­là de quoi sur­prendre des ingé­nieurs. Pour­tant bien dif­fi­cile de contes­ter cette opi­nion après l’exposé dense et très struc­tu­ré de Xavier Dufour, doc­teur en phi­lo­so­phie et agré­gé de mathé­ma­tiques. Notant que l’activité phi­lo­so­phique d’Ampère fut l’objet de ses plus vives pré­oc­cu­pa­tions, et consti­tue l’axe pro­fond de son œuvre mul­ti­forme, il en exa­mine les trois prin­ci­paux volets : la doc­trine de la connais­sance éla­bo­rée au contact de Maine de Biran, l’épistémologie scien­ti­fique qui sous-tend les tra­vaux de chi­mie et de phy­sique, enfin la clas­si­fi­ca­tion des sciences.

Se réfé­rant aux cou­rants de pen­sée qui ont pu influen­cer Ampère (l’Encyclopédie, le ratio­na­lisme, l’empirisme de Locke, la cri­tique de Kant…), Xavier Dufour s’intéresse aux che­mi­ne­ments qui amènent le phi­lo­sophe, dans son effort constant pour déter­mi­ner à par­tir de quel seuil la rai­son peut sor­tir de la sphère sub­jec­tive pour atteindre l’ordre réel jusqu’à “ la théo­rie des rela­tions ”. S’agissant de l’électromagnétisme il signale le dua­lisme qui affecte et fra­gi­lise cette théo­rie : la loi mathé­ma­tique en elle-même consti­tue une des­crip­tion des phé­no­mènes, mais c’est la struc­ture micro­phy­sique qui en assure l’explication, par le jeu des par­ti­cules et des forces qui consti­tuent le réel phy­sique. À la suite d’essais innom­brables Ampère a publié à la fin de sa vie son Essai sur la phi­lo­so­phie des sciences, une clas­si­fi­ca­tion ambi­tieuse de toutes les connais­sances humaines (1834). Xavier Dufour pro­cède à l’analyse cri­tique des prin­cipes de cette clas­si­fi­ca­tion com­plète et sys­té­ma­tique, qui intègre à la fois une clas­si­fi­ca­tion des objets du monde maté­riel et une clas­si­fi­ca­tion des actes de l’esprit, et dont l’originalité est d’avoir don­né à l’acte clas­si­fi­ca­teur un fon­de­ment épis­té­mo­lo­gique et onto­lo­gique. Dans sa conclu­sion Xavier Dufour, qui a trai­té de l’importance de la foi reli­gieuse du savant dans un Bul­le­tin de la Socié­té des amis d’Ampère, rap­porte que celui­ci affir­mait dans une lettre à son ami Bre­din, tenir les spé­cu­la­tions scien­ti­fiques et phi­lo­so­phiques pour de pures vani­tés. Il n’empêche…

L’éclectisme de l’activité intel­lec­tuelle d’Ampère, et sans doute aus­si son tem­pé­ra­ment cha­leu­reux, expliquent la mul­ti­pli­ci­té des cercles de rela­tions aux­quels il a appar­te­nu. Michel Dürr, en trai­tant d’Ampère et les milieux lit­té­raires et scien­ti­fiques de son temps, donne la mesure de la pro­fon­deur et de l’étendue de ses recherches dans les sources docu­men­taires. Le lec­teur voit appa­raître, dans leurs rap­ports avec Ampère, une suite d’institutions et de per­son­nages qui ont sti­mu­lé la vie intel­lec­tuelle en France, du Direc­toire à la Res­tau­ra­tion. Mal­ai­sé de rendre compte en quelques mots de cette fresque pas­sion­nante où l’on voit revivre et débattre les membres de l’Athénée de Lyon, Vol­ta et la Consulte de la Répu­blique cis­al­pine, la Socié­té chré­tienne, le réseau des res­ca­pés de Lyon, les idéo­logues d’Auteuil, la Socié­té d’Encouragement pour l’Industrie Natio­nale, la Socié­té Phi­lo­ma­tique et l’Athénée de Paris, le Col­lège de France, l’Académie des sciences et… le salon de Madame Récamier.

Michel Dürr, qui consacre quelques pages à l’amitié qui lia Ampère à Fré­dé­ric Oza­nam, évoque à ce pro­pos les convic­tions spi­ri­tuelles du savant qui, après des périodes de scep­ti­cisme et d’indifférence, fut ani­mé d’une foi reli­gieuse intense jusqu’à sa mort.

Le Bul­le­tin de la Sabix com­prend en outre une courte pré­sen­ta­tion de la Socié­té des amis d’Ampère, par Georges Asch, délé­gué géné­ral. Un bref expo­sé sur les dis­po­si­tifs mon­trés au musée de Poley­mieux, par Michel Siméon, conser­va­teur. Enfin, une biblio­gra­phie très com­plète éta­blie par Michel Dürr, les textes d’Ampère d’une part, les ouvrages et articles sur Ampère d’autre part. Un tra­vail utile des­ti­né aux historiens.

Pour conclure, en rai­son de la diver­si­té des thèmes abor­dés qui vont des poèmes d’Ampère à l’électrodynamique en pas­sant par “ la décom­po­si­tion de la facul­té de pen­ser”, et eu égard à la qua­li­té des auteurs, ce Bul­le­tin peut être recom­man­dé à tous ceux qu’intéressent l’histoire des sciences et les mou­ve­ments d’idées au début du XIXe siècle.

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