AMOURS AVOUÉES

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°650 Décembre 2009Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Naguère, il était de bon ton de vouer aux gémonies toute musique – hors celles des très grands indis­cuta­bles, de Bach à Stravin­s­ki – qui n’était pas dans la lignée de l’École de Vienne et qui avait pour objec­tif pre­mier de touch­er l’auditeur au pre­mier degré et de le ren­dre heureux.

On se sou­vient du mot igno­ble d’un aya­tol­lah de la musique sérielle sur André Jolivet. Dans un reg­istre voisin, une amie, con­ser­va­trice d’un grand musée d’art mod­erne, nous dis­ait ne pas aimer la pein­ture de Cha­gall « parce que c’est trop doux ». Eh bien, toute honte bue, avouons pren­dre un plaisir sans mélange aux musiques que voici, qui ne le ren­dent en rien – art du con­tre­point, sub­til­ité des har­monies – à celles des pon­tif­es, et que l’on redé­cou­vre, enfin, après des décen­nies d’un incom­préhen­si­ble ostracisme.

Korngold

La décou­verte à l’Opéra Bastille de son opéra Die tote Stadt ( la Ville morte) et de sa musique de cham­bre aura beau­coup fait pour tir­er de l’oubli Erich Wolf­gang Korn­gold, enfant prodi­ge aus­tro-hon­grois admiré par Mahler et Zem­lin­s­ki, qui, fuyant le nazisme, devint com­pos­i­teur de musique de films pour la Warn­er à Hol­ly­wood. Son Con­cer­to pour vio­lon, écrit pour Jascha Heifetz et créé par lui, pour­rait être une gageure : com­posé en 1947, il tourne le dos à toute la musique des années 1930- 1940 – Bar­tok, Stravin­s­ki, par exem­ple – et, avec un matériel har­monique que n’aurait pas désavoué Mahler, et grâce à une fan­tas­tique inven­tion mélodique et à un art de l’orchestration digne de Tchaïkovs­ki et Strauss (Richard), con­stitue un véri­ta­ble chef‑d’œuvre, à la fois d’une capac­ité émo­tion­nelle, d’une inven­tiv­ité et d’une hau­teur de vues qui touchent aus­si bien le pro­fane que l’amateur exigeant. Renaud Capuçon se donne avec lyrisme à cette musique de charme, accom­pa­g­né par le Rot­ter­dam Phil­har­mon­ic dirigé par Yan­nick NézetSéguin1.

Sur le même disque, et par les mêmes , une belle ver­sion du Con­cer­to pour vio­lon de Beethoven.

Fauré hors du salon

Saviez-vous que Fau­ré avait écrit un Con­cer­to pour vio­lon, inédit jusqu’à ce jour, et une Fan­taisie pour piano et orchestre ? Ces deux pièces font par­tie d’un ensem­ble d’œuvres orches­trales peu ou jamais jouées, ressus­citées par l’Orchestre de Bre­tagne dirigé par Moshe Atz­mon, avec notam­ment Jean-Marc Phillips-Var­jabé­di­an au vio­lon et Jérôme Ducros au piano2 .

Fau­ré n’était pas un grand orches­tra­teur et a sou­vent lais­sé le soin de l’orchestration à d’autres – Rav­el, Aubert. Mais c’était un ten­dre, et, on le sait, un grand amoureux, et pas seule­ment de la musique. Cet aban­don, cette sen­su­al­ité tein­tée de mélan­col­ie, ce sens inné de la mélodie qui touche au cœur, on les retrou­ve dans ces deux œuvres et aus­si dans la Bal­lade pour piano et orchestre, la Berceuse pour vio­lon et orchestre, l’Élégie et la Romance pour vio­lon­celle et orchestre, la Fan­taisie pour flûte et orchestre.

Comme Bach, Fau­ré utilise cer­tains thèmes que l’on retrou­ve ailleurs, par exem­ple, dans le Con­cer­to pour vio­lon, le pre­mier thème de son inef­fa­ble Quatuor. Mais ce qui con­stitue le car­ac­tère com­mun de ces pièces, c’est qu’elles sont faites pour le plaisir pur de l’auditeur, tout comme cer­taines toiles impres­sion­nistes qui vous émeu­vent avant même que vous ne puissiez analyser la manière du peintre.

Reynaldo Hahn, Albert Roussel

En con­sacrant un vol­ume de sa col­lec­tion « Les grands mil­lésimes » à Hahn et Rous­sel3 , Naïve fait œuvre de salubrité publique. Si vous êtes un incon­di­tion­nel de la Recherche du temps per­du, vous devez l’être de la musique de Rey­nal­do Hahn, véri­ta­ble trans­po­si­tion musi­cale des émo­tions com­plex­es décrites avec un soin minu­tieux par Proust – ami de Hahn – dans, par exem­ple, les Jeunes filles en fleurs.

Et vous allez décou­vrir un com­pos­i­teur rien moins que mineur, avec les deux Quatuors à cordes et le Quin­tette avec piano, par le Quatuor Parisii et Alexan­dre Tha­raud : une finesse mélodique, une sub­til­ité har­monique, un sens de la phrase – comme Proust – pro­pre­ment inouïs. Vous allez regret­ter de ne pas avoir joui plus tôt de cette musique à nulle autre pareille, et vous militerez pour que les organ­isa­teurs de con­certs de quatuors nég­li­gent les sem­piter­nels quatuors de Haydn et Schu­bert pour faire con­naître enfin ceux de Hahn.

Rous­sel, c’est une autre his­toire : musique inclass­able, exigeante, austère, « ni lit­téra­ture ni pein­ture » selon Rous­sel lui-même, plus proche sans doute de Bar­tok et Stravin­s­ki que de Debussy ou Rav­el, et pour­tant pro­fondé­ment française par sa rigueur et sa distance.

Le Con­cer­to pour petit orchestre, le Con­cer­to pour piano avec Alexan­dre Tha­raud, la Petite suite pour orchestre, le Con­certi­no pour vio­lon­celle avec Jean-Gui­hen Queyras, et l’Ensemble orches­tral de Paris dirigé par David Stern, don­nent un aperçu très com­plet de la musique orches­trale de Rous­sel, qui ne se lim­ite pas au Fes­tin de l’araignée et à Bac­chus et Ariane.

Brahms par le Quatuor Ébène

On ne peut, bien sûr, assim­i­l­er la musique de Brahms à de la musique de plaisir au pre­mier degré. Mais il faut célébr­er le nou­veau disque du Quatuor Ébène, qui s’était illus­tré par un enreg­istrement d’anthologie des quatuors de Debussy-Rav­el-Fau­ré, et qui vient d’enregistrer le 1er Quatuor de Brahms et son Quin­tette avec piano, avec Akiko Yamamo­to4 . On con­naît bien ces deux œuvres, tour­men­tées, lyriques et rigoureuses dans la forme, com­plex­es, à la fois clas­siques et roman­tiques, som­mets de la musique de cham­bre de la deux­ième moitié du XIXe siècle.

Ce qui fait le prix de cet enreg­istrement, c’est l’interprétation du Quatuor Ébène, d’une per­fec­tion absolue dans la mise au point et le phrasé, qui rap­pelle la manière du Quatuor Alban Berg.

Tous ces dis­ques vont vous émou­voir et vous ne sor­tirez pas intact de leur audi­tion. À écouter avec quelqu’un que vous aimez beau­coup, avec un très bon thé de Chine et, bien sûr, quelques madeleines.

1. 1 CD VIRGIN
2. 1 CD TIMPANI
3. 2 CD NAÏVE
4. 1 CD VIRGIN.

Poster un commentaire