Améliorer la production des données urbaines

Dossier : MégapolesMagazine N°691 Janvier 2014
Par Michel GÉRARD (55)

Dans plusieurs arti­cles de ce numéro, la rareté ou l’absence des don­nées néces­saires à l’élaboration de straté­gies urbaines sont évo­quées comme préoc­cu­pantes, notam­ment dans les mégapoles du Sud, celles qui con­nais­sent les crois­sances les plus rapi­des. Cela dit, cette doléance se retrou­ve aus­si chez les équipes chargées de pro­pos­er aux décideurs poli­tiques des straté­gies urbaines dans les mégapoles du Nord.

REPÈRES
Il faut manip­uler avec pru­dence le terme suc­cinct de « don­née urbaine » : une don­née est con­di­tion­née par une date et un périmètre de recueil, voire d’autres « méta­don­nées » ; et une don­née n’a d’utilité qu’à rai­son du prob­lème qu’elle va aider à résoudre. Elle doit donc être adap­tée au « prob­lème » lui-même et, par là, à l’échelle à laque­lle il se pose. Des don­nées trop agrégées ne per­me­t­tent plus de dis­cern­er des car­ac­téris­tiques de l’espace urbain qu’il faudrait au con­traire met­tre en évidence.

Les doléances des urbanistes

M. Tout-le-monde a de quoi s’étonner. La réal­ité qu’il entrevoit spon­tané­ment lui paraît, à l’inverse, une surabon­dance de don­nées : au pre­mier chef les recense­ments des per­son­nes et des loge­ments, puis les nom­breuses enquêtes et comp­tages sur des sujets var­iés que cer­tains organ­ismes offi­ciels et médias mul­ti­plient et dif­fusent via Inter­net. Pour les don­nées « recueil­lies depuis le ciel » sa sur­prise est encore plus grande.

Le fichi­er adresse-îlot français
Ce fut au départ une ini­tia­tive RATP, IAURIF et CDC qui recueil­lit l’assentiment de l’INSEE et de l’IGN au milieu des années 1980. Des développe­ments com­mer­ci­aux nom­breux s’ensuivirent, que nous con­nais­sons tous.

Des moyens tech­niques de plus en plus per­for­mants sont à la dis­po­si­tion de tous : obser­va­tion avec la pho­to aéri­enne (par avion ou drone, pho­to droite et oblique, en couleur), télédé­tec­tion satel­li­taire (sur l’étendue du spec­tre lumineux et l’infrarouge), scan­nage radar ; moyens de stock­age et de traite­ment, moyens de représen­ta­tion avec l’infographie.

Les sys­tèmes d’information géo­graphiques (SIG ou GIS en anglais) et leurs « couch­es de don­nées » per­me­t­tant des cartes thé­ma­tiques très par­lantes se sont mul­ti­pliés sur la planète entière1.

Rareté ou surabondance ?

Enfin, les logi­ciels info­graphiques sont main­tenant aptes à de mul­ti­ples fonc­tions. Les sys­tèmes per­me­t­tant de ranger dans les îlots (ou, à défaut, les par­ties élé­men­taires des SIG) des méta­don­nées recueil­lies à l’adresse postale, dits « fichiers adress­es-îlots », sont au point en beau­coup de lieux.

Pourquoi donc les équipes d’urbanisme se plaig­nent-elles d’un décalage per­sis­tant entre leurs besoins et ce qu’elles obti­en­nent au moment où ces besoins s’expriment ?

Un terme imprécis

Il est d’autant plus néces­saire de bien com­pren­dre ces doléances que les décideurs poli­tiques et financiers font, sur ce sujet, les réflex­ions de M. Tout-le-monde et nient le prob­lème. L’origine du malen­ten­du tient à l’imprécision du terme « don­née urbaine ».

Les urban­istes des pays du Nord dis­posent beau­coup trop sou­vent de don­nées non ou mal local­isées, ne cou­vrant pas la total­ité de l’aire urbaine qui les intéresse, recueil­lies dans des découpages ter­ri­to­ri­aux inadap­tés aux prob­lé­ma­tiques urbaines, recueil­lies à des dates trop dif­férentes pour per­me­t­tre des diag­nos­tics d’évolution, recueil­lies selon des découpages trop dif­férents, ayant subi des change­ments de déf­i­ni­tions au cours du temps, recueil­lies par sondages non aréo­laires, ces car­ac­téris­tiques n’étant du reste pas exclu­sives les unes des autres.

Les doléances des équipes au tra­vail sur les villes du Nord s’adressent donc rarement à un manque de don­nées de type nou­veau comme pour­rait le faire croire l’expression ambiguë « manque de don­nées », mais à une inadap­ta­tion des don­nées dont ils dis­posent et aux ques­tions qu’on leur demande de résoudre.

Peut-on espér­er que les dif­férents col­lecteurs de don­nées se soumet­tent aux règles de chronolo­gie, de déf­i­ni­tion, de découpage ter­ri­to­r­i­al qui con­viendraient aux urban­istes ? Évidem­ment non. Cha­cun d’entre eux est en effet con­fron­té à une ques­tion pour lui prioritaire.

Attein­dre son objec­tif de façon opti­male le con­duit à des modes de recueil et à des péri­od­ic­ités ayant peu de chances de sat­is­faire les prati­ciens de l’urbanisme.

Restreindre les ambitions

Quant aux urban­istes des pays du Sud, ils sont dans une sit­u­a­tion encore plus dif­fi­cile, où l’expression « manque de don­nées » sem­ble, mais sem­ble seule­ment, per­dre son ambiguïté.

Un découpage fréquent mais inadapté
Les objec­tifs fis­caux, financiers et admin­is­trat­ifs aux­quels sont dédiés les organ­ismes du type de l’IN­SEE les poussent ˆ des dénom­bre­ments à la seule échelle com­mu­nale. Or les découpages com­mu­naux man­quent sou­vent de per­ti­nence, car beau­coup de com­munes sont des mélanges com­plex­es : les agré­gats qu’elles représen­tent font dis­paraître des con­trastes que l’ur­ban­iste devrait au con­traire met­tre en évidence.

La faib­lesse des ressources ne per­met pas d’y con­stituer des pat­ri­moines de don­nées diachroniques très rich­es. Les don­nées qui seraient récentes ailleurs devi­en­nent ici d’autant plus vite obsolètes que les évo­lu­tions sont rapides.

Lim­itées par la part accordée à la recherche de don­nées dans leurs mai­gres bud­gets, les équipes d’urbanisme restreignent donc leurs ambi­tions au « brico­lage » des don­nées exis­tantes, sou­vent dépassées et local­isées dans des découpages inadap­tés. Le pro­grès de la réflex­ion et par­tant, des straté­gies, y est donc lim­ité, alors que la rapid­ité de l’urbanisation pose des ques­tions plus épineuses que dans les villes du Nord.

Nul doute cepen­dant : le développe­ment économique ne suf­fi­ra pas à lui seul à résoudre les ques­tions du Sud car les mêmes ques­tions d’inadaptation que dans le Nord s’y posent déjà.

En somme, partout, mais plus grave­ment dans les pays du Sud compte tenu des enjeux, la pro­duc­tion régulière de don­nées néces­saires à la stratégie et à la ges­tion urbaines appa­raît comme une ques­tion mal définie, mal posée et donc mal résolue.

Changer de méthode

Préfér­er la rapid­ité de pro­duc­tion à une pré­ci­sion moins utile

Ne faudrait-il pas rompre avec les méth­odes clas­siques en pro­duisant plus vite des don­nées moins pré­cis­es mais simul­tanées et dans des découpages adap­tés à chaque ques­tion posée ? En effet, la pré­ci­sion coûte cher et l’expérience mon­tre qu’elle n’est pas tou­jours utile.

En revanche, partout on préfér­erait dis­pos­er, à coût con­stant, d’ordres de grandeur peu de temps après qu’une ques­tion a été posée. Or, les pro­grès con­sid­érables de la géolo­cal­i­sa­tion et de la géo­ma­tique pour­raient apporter une solu­tion intéres­sante à cette question.

L’Îlot, vu du ciel, individu statistique de base

L’expérience des études urbaines mon­tre que les straté­gies s’intéressent rarement à des élé­ments de ville plus petits que « l’îlot », tel qu’on peut l’observer du ciel.

Pourquoi dès lors « faire le détour » par les ménages ou les per­son­nes ? L’îlot, ou plus exacte­ment la part d’îlot de même type d’occupation du sol, deviendrait la « brique élé­men­taire » de la ville que l’on inter­rogerait sur ce qu’elle est, allant ain­si directe­ment à une réal­ité à la fois sociale et spa­tiale plus proche, par nature, de celle sur laque­lle on cherche à agir : quartiers, cen­tre-ville, ensem­ble de la conur­ba­tion ou autre.

L’exploitation des pho­tos aéri­ennes ou des doc­u­ments satel­li­taires, doc­u­ments exhaus­tifs, datés, réguliers et fréquents, per­me­t­trait de recenser ces nou­veaux indi­vidus sta­tis­tiques, plus facile­ment, plus rapi­de­ment et à moin­dre coût que d’autres indi­vidus (pop­u­la­tions par exem­ple) par des col­lectes exhaus­tives au sol.

Extrapoler à la ville entière

Ce faisant, on sup­pose qu’à par­tir des îlots il sera pos­si­ble d’extraire des réal­ités invis­i­bles à la vue aéri­enne (nom­bre de ménages, d’habitants, CSP, revenus, etc.).

De véri­ta­bles lois urbaines, au sens où l’on par­le des lois du monde vivant

Là aus­si, l’expérience de la ville per­met de penser que les îlots, matière vivante, peu­vent être classés en un nom­bre lim­ité de types, à l’instar des espèces ani­males ou végé­tales, de telle sorte que tel car­ac­tère intérieur et invis­i­ble de l’îlot puisse être inféré de car­ac­tères vis­i­bles du ciel ; de même que la con­nais­sance des pop­u­la­tions de chaque espèce végé­tale d’une forêt et d’une car­ac­téris­tique vis­i­ble de chaque arbre vu, taille par exem­ple, per­met de cal­culer avec une approx­i­ma­tion accept­able la matière ligneuse de la forêt observée.

Face à toute ques­tion posée, chaque type d’îlot serait étudié par des sondages au sol, dits aréo­laires, sur quelques indi­vidus du type, afin d’y repér­er les rela­tions entre les don­nées recher­chées d’une part et les élé­ments observ­ables du ciel qui ont servi à con­stru­ire la typolo­gie des îlots, ain­si que cer­taines méta­don­nées con­nues et local­isées, d’autre part.

On pour­rait alors extrapol­er à la ville entière les résul­tats par types.

Analyse mathématique et intuitions

Les intu­itions des prati­ciens urbains à par­tir de leurs expéri­ences sont évidem­ment essen­tielles à la démarche. La qual­ité de l’approche math­é­ma­tique, sta­tis­tique notam­ment, mais aus­si topologique (les voisi­nages entre les types d’îlots comptent sou­vent), voire frac­tale, l’est tout autant.

C’est par cette asso­ci­a­tion d’intuitions et de rigueur d’analyse, ain­si que par les « vues depuis le ciel » que l’on gag­n­era en rapid­ité et en coût sur les méth­odes clas­siques. Bien enten­du les tâton­nements ne peu­vent pas être évités dans l’édification de la méthode.

Le postulat de mécanismes sous-jacents

Les rela­tions sup­posées entre don­nées vis­i­bles sur vues aéri­ennes ou satel­li­taires reposent sur un pos­tu­lat : l’existence de mécan­ismes urbains sous-jacents, par­fois de véri­ta­bles lois urbaines, au sens où l’on par­le des lois du monde vivant.

Nul besoin que ces mécan­ismes soient con­nus préal­able­ment et même con­nus un jour : il suf­fit qu’ils aient des effets. Ain­si, sans con­naître la phys­i­olo­gie des arbres on peut repér­er cer­tains rap­ports, liés aux car­ac­tères pro­pres des espèces, mais aus­si à cer­taines con­di­tions locales (cli­mat, envi­ron­nement), entre la taille des indi­vidus et leur vol­ume ligneux.

Trente ans perdus… ou gagnés ?

Des rela­tions strictes
Le régime végé­tal et plus encore le régime ani­mal con­nais­sent des rela­tions assez strictes entre dif­férentes car­ac­téris­tiques de l’individu de chaque type dont la com­plex­ité des villes, même dans leurs élé­ments les plus sim­ples, paraît loin­taine. L’expérience urbaine per­met cepen­dant de pos­tuler que des rela­tions internes de même nature exis­tent, avec des incer­ti­tudes accept­a­bles pour les ques­tions à résoudre.

Pourquoi ces idées, qui ne sont pas nou­velles, n’ont-elles pas abouti jusqu’ici ? Il y a longtemps que de nom­breux chercheurs et prati­ciens ont perçu l’existence de mécan­ismes urbains puis­sants, voire de lois urbaines : la ville est un être vivant et on ne voit pas pourquoi elle ne se pli­erait pas à la règle du monde vivant selon laque­lle deux ou trois car­ac­tères per­ti­nents suff­isent pour déter­min­er à 90 % la com­po­si­tion d’un élé­ment, ici d’un îlot particulier.

Cette obser­va­tion a surtout con­duit à des travaux de mod­éli­sa­tion, très con­va­in­cants aujourd’hui dans des domaines comme les trans­ports, encore peu dans d’autres comme le foncier.

En matière de don­nées urbaines, les per­spec­tives évo­quées ici étaient déjà présentes dès la fin des années 1960, chez un cer­tain nom­bre de prati­ciens français des villes, tra­vail­lant dans les pays du Sud ou en France même lorsque la plan­i­fi­ca­tion com­mu­nale a com­mencé à exiger dans notre pays beau­coup de don­nées local­isées à l’îlot.

En 1982, se retrou­vant en com­mu­nauté d’idées, ces prati­ciens ont mené en com­mun, avec suc­cès, une expéri­ence dans une ville du Sud, sans toute­fois pou­voir don­ner une suite à cette expéri­ence, faute de moyens financiers.

Faut-il regret­ter le temps per­du ? Oui et non, car les pro­grès en recueil de don­nées vues du ciel ont été colos­saux durant les trente années écoulées.

Comment associer mathématiciens et urbanistes ?

Cela dit, la leçon du passé doit être com­prise. Les délais imposés aux répons­es que l’on demande aux prati­ciens se con­cilient mal avec les tâton­nements de toute recherche méthodologique.

Pour tir­er le meilleur par­ti des gise­ments énormes de big data géolo­cal­isées, il est donc prob­a­ble­ment néces­saire d’orienter cer­tains lab­o­ra­toires de recherche math­é­ma­tique vers des coopéra­tions avec les grandes agences d’urbanisme.

Ces dernières, par­tant de ques­tions con­crètes et des besoins en don­nées « adap­tées » qu’induisent ces ques­tions, écarteraient tout risque d’échec en util­isant leurs méth­odes tra­di­tion­nelles d’acquisition (les brico­lages tra­di­tion­nels, suis-je ten­té d’écrire) mais testeraient en par­al­lèle la méthode nou­velle avec les lab­o­ra­toires asso­ciés aux­quels elles apporteraient leurs intu­itions et leurs obser­va­tions de terrain.

La coopéra­tion entre mégapoles du Nord et du Sud serait sans doute très fructueuse, les villes du Nord appor­tant des moyens plus abon­dants et celles du Sud des champs d’expérience plus rapi­de­ment réactifs.

Vers une physiologie des villes

Last but not least, cette recherche per­me­t­trait d’avancer sur la voie des mod­éli­sa­tions urbaines. Si l’objectif pre­mier doit rester la four­ni­ture rapi­de de don­nées recher­chées à par­tir de don­nées disponibles vues du ciel, cette retombée sec­onde présente un intérêt considérable.

C’est ain­si que se con­stituera, pro­gres­sive­ment, la « phys­i­olo­gie urbaine », c’est-à-dire la com­préhen­sion d’ensemble des mécan­ismes urbains, des lois urbaines et des liens entre ces lois. Face à l’urbanisation de la planète, elle apportera des répons­es bien meilleures aux ques­tions ren­con­trées par les édiles, et cela d’autant plus que les villes seront plus grandes.

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1. Beau­coup de sys­tèmes d’information géo­graphiques ont fort heureuse­ment pris l’îlot comme cel­lule de base, on ver­ra l’intérêt de cette dis­po­si­tion plus loin.

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