Amateurs ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°602 Février 2005Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Celui qui est capa­ble d’analyser un vin lorsqu’il le goûte éprou­ve-t-il un plaisir sen­suel d’une autre qual­ité, ou même sim­ple­ment d’un autre degré, que celui qui se con­tente de le boire et d’en jouir, ou bien le pre­mier ajoute-t- il seule­ment au plaisir des sens la sat­is­fac­tion intel­lectuelle – et éli­tiste – de la com­préhen­sion ? De même, une fugue de Bach s’apprécie-t-elle de la même manière selon que l’on pénètre ou non les arcanes de la fugue ? Les œuvres musi­cales citées ce mois-ci ne requièrent pas de cul­ture musi­cale appro­fondie et ne devraient pas départager l’auditeur naïf et l’amateur éclairé.

Chostakovitch, Elgar, Williams

Chostakovitch a été, tout au long de son œuvre, dans l’obligation d’asservir son génie aux con­traintes du “ réal­isme sovié­tique ” imposées par le Par­ti. La qual­ité et l’originalité de sa musique sont telles que l’on pour­rait se réjouir, de manière un peu per­verse, qu’il ait subi ce car­can, de même que Racine n’aurait peut-être pas écrit les chefs‑d’œuvre qu’on lui doit sans les con­traintes fortes de la tragédie clas­sique : on aurait tort. La 4e Sym­phonie, écrite en 1935–36, avant le rap­pel à l’ordre du Par­ti, témoigne de ce qu’aurait été la musique de Chostakovitch s’il avait été totale­ment libre. Écrite pour un orchestre aux dimen­sions inhab­ituelles, dont dix-sept cuiv­res et de nom­breuses per­cus­sions, avec une couleur orches­trale d’une extrême var­iété, et un soin de la forme, y com­pris la fugue, très rigoureux, c’est une explo­sion de com­plex­ité et de créa­tiv­ité, dans la droite ligne de Mahler. Le bouil­lon­nant Valery Gergiev, l’interprète par excel­lence des sym­phonies de Chostakovitch, dirige l’orchestre du Mari­in­sky (ex-Kirov) de Saint-Péters­bourg1 comme il le fait tou­jours, en con­ciliant rigueur et sens dra­ma­tique, dans cette œuvre mon­u­men­tale de tous les excès.

Le Con­cer­to pour vio­lon d’Elgar, écrit en 1910, est d’un autre temps que le XXe siè­cle, comme le 2e Con­cer­to pour piano de Rach­mani­nov : néoro­man­tique ou plutôt roman­tique attardé. Cela une fois admis, c’est un des plus beaux con­cer­tos pour vio­lon de la péri­ode 1850–1950, du niveau du Con­cer­to de Brahms : thèmes superbes, con­struc­tion très élaborée, et surtout un lyrisme tour­men­té et exac­er­bé auquel seul un cœur sec pour­rait résis­ter. La belle Hilary Hahn, à qui l’on doit d’inoubliables ver­sions des con­cer­tos de Brahms, Mendelssohn, Chostakovitch, Bar­ber, etc., joue celui d’Elgar avec le même mélange de tech­nique tran­scen­dante et de grâce ado­les­cente, avec le Lon­don Sym­pho­ny dirigé par Sir Col­in Davis2. Sur le même disque, The Lark Ascend­ing, romance pour vio­lon et orchestre de Vaugh­an Williams.

Piano : Debussy, Kirchner, Beethoven

François Chap­lin a entre­pris de graver l’intégrale de l’œuvre pour piano de Debussy. Le vol­ume 4 vient de paraître avec Images II, Épigraphes antiques, et huit pièces indépen­dantes dont Rêver­ie, D’un cahi­er d’esquisses, La Plus que Lente3.

Pour jouer Debussy, c’est la couleur qui prime, donc le touch­er. Ni sec, ni affec­té, ni impres­sion­niste ni néo­clas­sique, le jeu de Chap­lin est par­faite­ment adap­té à cette musique sub­tile, où la pres­sion des doigts doit être dosée au milligramme.

Décou­vrir un com­pos­i­teur non mineur est de plus en plus rare. Theodore Kirch­n­er (1823–1903), émule de Schu­mann et Mendelssohn, a été un com­pos­i­teur pro­lifique. Un disque récent présente les Neue Davids­bündlertänze, les Romances pour piano, et dix des douze Spiel­sachen, joués par Jan Mar­tin4. C’est par­fois très proche de Schu­mann sans être un pas­tiche, et tou­jours très agréable.

Les Trios pour clar­inette, vio­lon­celle et piano de Beethoven ne sont pas des œuvres majeures mais de la musique de salon, au demeu­rant très bien écrite. L’enregistrement que vien­nent de faire du Trio op.11 et de l’opus 38 (tran­scrip­tion par Beethoven de son Sep­tuor) Flo­rent Héau, Jérôme Ducros et Hen­ri Demar­quette5 est par­fait à cet égard, et donne une bonne idée de ce que devaient être les salons vien­nois au début du XIXe siècle.

Webern, Schoenberg, Berg, Stravinski

Ce sont en revanche trois œuvres de pre­mier plan, d’une impor­tance majeure dans la musique du XXe siè­cle, que vient d’enregistrer le Quatuor Man­fred6 : le Quatuor 1905 de Webern, le Quatuor n° 2 de Schoen­berg et le Quatuor opus 3 d’Alban Berg. Le Quatuor de Webern, d’un seul mou­ve­ment, est une pièce postro­man­tique pas­sion­née, d’une écri­t­ure extrême­ment élaborée, qui annonce à quelque quar­ante ans de dis­tance Meta­mor­pho­sen de Richard Strauss. Le Quatuor n°2, avec voix de sopra­no, est l’œuvre de Schoen­berg où l’écriture a bas­culé, presque insen­si­ble­ment, vers l’atonalité. Enfin le Quatuor de Berg est, lui, par­faite­ment aton­al. Un disque pas­sion­nant, qui résume en trois œuvres la nais­sance de l’École de Vienne.

Quant à l’His­toire du Sol­dat, de Stravin­s­ki-Ramuz, œuvre à la fois jubi­la­toire et inquié­tante, elle a été enreg­istrée maintes fois. L’intérêt de l’enregistrement par des solistes de l’Opéra de Paris avec les voix de Geneviève Page, Michel Fau, Éric Pérez7, au-delà de sa qual­ité pro­pre – vents excel­lents – est d’associer sur le même disque deux autres œuvres de Stravin­s­ki, rarement jouées : les Berceuses du chat, pour mez­zo-sopra­no et trois clar­inettes, et la très belle Élégie pour alto solo, écrite dans l’esprit des Suites pour vio­lon seul de Bach.

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1. 1 SACD Sur­round PHILIPS 475 6190.
2. 1 SACD DEUTSCHE GRAMMOPHON 474 8732.
3. 1 CD PIERRE VERANY PV 704091.
4. 1 CD ARION ARN 68621.
5. 1 CD ZIG ZAG 050101.
6. 1 CD ZIG ZAG 041201.
7. 1 CD ARION ARN 68034.

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