Agréables dispersions : The messenger

Agréables dispersions

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°758 Octobre 2020
Par Jean SALMONA (56)

Tout est affaire de décor
Chang­er de lit chang­er de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille…

Aragon, Le Roman inachevé

S’éparpiller : c’est bien ce à quoi est con­damné aujourd’hui l’amateur de musique. Aux heures de grande écoute, par­ti­c­ulière­ment de 7 à 9 le matin, on peut enten­dre à la radio au mieux des mou­ve­ments isolés mais jamais un quatuor ou un con­cer­to dans son inté­gral­ité. Encore heureux si la dif­fu­sion n’est pas inter­rompue par un jour­nal­iste en mal de bavardage. C’est que l’honnête homme du xxie siè­cle est réputé ne pas pou­voir sup­port­er plus de quelques min­utes – de musique, de lec­ture, d’exposé – sans avoir envie de « zap­per » (on pour­rait le dénom­mer homo zap­pi­ens). Les édi­teurs et les organ­isa­teurs de con­certs s’alignent, du reste, si l’on excepte quelques rares inté­grales. On songe avec nos­tal­gie à tel fes­ti­val de piano de Provence où l’on pou­vait enten­dre naguère, en un après-midi, les 5 con­cer­tos de Prokofiev ou les 3 con­cer­tos de Bartók…

Aus­si, le lecteur de cette chronique ne nous en voudra pas de dis­pers­er son atten­tion, ce mois-ci, entre des enreg­istrements dis­parates et peu ortho­dox­es : au moins devraient-ils sus­citer son intérêt.


Grand ÉcranGrand Écran

Les musiques de film ne sont plus insé­para­bles des images qu’elles accom­pa­g­nent et on peut aujourd’hui enten­dre les meilleures d’entre elles au con­cert, générale­ment par des orchestres sym­phoniques. Trois excel­lents musi­ciens de l’école russe, qui con­stituent l’Ensemble Trip­tikh (piano, vio­lon, vio­lon­celle), ont entre­pris d’enregistrer, sous le titre Grand Écran, des tran­scrip­tions pour trio de cer­taines des musiques de film les plus emblé­ma­tiques d’Ennio Mor­ri­cone, Lalo Schifrin, Astor Piaz­zol­la, John Williams et bien d’autres. Résul­tat éton­nant : ces musiques se suff­isent à elles-mêmes sans avoir besoin que nous reviv­ions, en les écoutant, des scènes de Cin­e­ma Par­adiso ou Mis­sion impos­si­ble. Il faut dire que les tran­scrip­tions sont réal­isées avec beau­coup de soin et aus­si d’originalité. On attend désor­mais que nos trois musi­ciens se penchent sur des par­ti­tions plus anci­ennes, des films des années 1930–1960, une mine de décou­vertes potentielles.

1 CD AD VITAM


The MessengerThe Messenger

Sous ce titre, Hélène Gri­maud organ­ise un dia­logue entre trois œuvres de Mozart – les Fan­taisies en ut mineur et ré mineur et le Con­cer­to n° 20 (avec la Cam­er­a­ta Salz-burg) – et cinq pièces du com­pos­i­teur ukrainien con­tem­po­rain Valentin Sil­ve­strov. Cet appariement est rien moins qu’aléatoire. Les cinq pièces de Sil­ve­strov – qua­tre pour piano et cordes, une pour piano solo – sont des évo­ca­tions de Mozart, ou plus pré­cisé­ment des réminis­cences oniriques d’œuvres de Mozart, qui sol­lici­tent notre mémoire, « À la recherche de Mozart per­du » en quelque sorte. On pou­vait crain­dre le pire : c’est une réus­site. Il fau­dra suiv­re de près la pro­duc­tion de Silvestrov.

1 CD Deutsche Grammophon


Glass – Labèque Glass – Labèque 

Philip Glass peut exas­pér­er, avec ses séquences d’abord iden­tiques à elles-mêmes puis légère­ment dif­férentes, etc., procédé qui l’a établi solide­ment sur la scène musi­cale con­tem­po­raine. Au moins sa musique répond-elle au goût d’un pub­lic. La Suite pour deux pianos que vien­nent d’enregistrer les sœurs Labèque, tirée de l’opéra Les Enfants ter­ri­bles de Glass d’après le roman de Cocteau, est d’une tout autre eau. D’abord, cette Suite n’abuse pas du procédé répéti­tif cher à Glass. Mais, surtout, c’est du grand piano, qui rap­pelle par moments Prokofiev mais qui a son orig­i­nal­ité. Et l’énergie des sœurs Labèque, leur mise en place rigoureuse, sont irrem­plaçables. Même si Glass vous laisse sou­vent scep­tiques, vous aimerez Les Enfants ‑ter­ri­bles.

1 CD Deutsche Grammophon


Philippe Souplet à Tokyo

Notre cama­rade Philippe Sou­plet (85) n’est plus seule­ment un très bon jazzman ama­teur : il est aujourd’hui un grand pro­fes­sion­nel du jazz, un des maîtres du piano stride ; mais cette appel­la­tion, qui car­ac­térise une par­faite mise en place et un rythme binaire implaca­ble, ne suf­fit pas. Les recherch­es har­moniques d’une extrême sub­til­ité aux­quelles il se livre rendraient jaloux Gersh­win, Bil­ly Stray­horn, Bill Evans et même Art Tatum dont il s’inspire. En témoigne un enreg­istrement « live » réal­isé au Japon avec l’excellente chanteuse Sonya Pinçon, con­sacré aux influ­ences croisées du jazz améri­cain et de la chan­son française. Écoutez Tour­bil­lon mondain, la « ver­sion française » de Lush Life, le chef‑d’œuvre de Bil­ly Stray­horn. Écoutez Girl Talk, la « ver­sion améri­caine » de Dansez sur moi de Claude Nougaro. Du grand jazz, une rigueur toute française, un plaisir raffiné.

1 CD psouplet@wanadoo.fr

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