Bateau de la compagnie Spirit of Tasmania en maintenance dans le port d’Hobart. © Phoebe/ Adobe Stock

Hobart, en attendant

Dossier : L'océanMagazine N°791 Janvier 2024Par Olivier POIVRE d'ARVOR

Oli­vier Poivre d’Arvor vient de publier Deux étés par an (roman, édi­tions Stock). Il met sa plume au ser­vice de sa pas­sion et de sa fonc­tion, pour l’Océan.

Depuis trois jours, doux et plu­vieux, dans une petite chambre d’hôtel à Hobart, Tas­ma­nie. J’attends, sans impa­tience, de prendre la mer. While wai­ting for the Astro­labe to be repai­red. En anglais dans le texte, car nous sommes dans les mains de l’Australian Antarc­tic Divi­sion et dans celles de la météo aus­tra­lienne, pas vrai­ment favo­rable en cet été aus­tral fré­mis­sant. Sérieux bliz­zard annon­cé sur le Conti­nent blanc. Et panne élec­tro­nique, faute d’avion prêt à décol­ler, sur notre bon vieux navire polaire natio­nal à capa­ci­té glace, l’Astro­labe. Tan­dis que les dieux logis­ti­ciens tra­vaillent à nous mener dès que pos­sible à son bord, je m’abandonne, de plus en plus déca­lé. Plus les heures, les jours passent, moins je sors de ma chambre. Plus rien à faire, ni à décou­vrir, dehors. J’ai tout écu­mé du sel de cette capi­tale minia­ture. Hobart est une île en soi, en plus d’être en Tas­ma­nie, elle-même un bout de tri­angle insu­laire aus­tra­lien. L’Océan n’est pas loin pour­tant, double à cet endroit, Indien et Paci­fique, où verse la rivière Derwent. Sur ses rives, dès que les consom­ma­teurs quittent les tables de bois en plein air des bis­tros popu­laires, de grosses mouettes se jettent sur les ves­tiges des fish and chips avant de se frot­ter, le bec lui­sant, aux embruns de la tem­pête naissante.

Je vis désor­mais, à force de déchif­frer leurs récits dans cette chambre presque aveugle de l’hôtel Ibis Styles, avec des fan­tômes océa­niques. Ceux de fameux explo­ra­teurs et navi­ga­teurs, Tas­man, Marion du Fresne, Cook, d’Entrecasteaux, Bass, Flin­ders, Bau­din, qui vinrent se pro­té­ger, dans le port d’Hobart, des redou­tables qua­ran­tièmes rugis­sants. Celui de Charles Dar­win qui fré­quen­ta le coin lors de son tour du monde natu­ra­liste sur le HMS Beagle. Celui d’Errol Flynn, natif d’Hobart, tur­bu­lent capi­taine de bateau et tra­fi­quant de coprah avant de deve­nir l’acteur mutin de grands films mari­times : In the wake of the Boun­ty, Capi­taine Blood, L’Aigle des mers… Ceux des per­son­nages des Frères Kip de Jules Verne qui s’amarrèrent dans l’un des plus pro­fonds ports natu­rels au monde, où les fer­ries de la com­pa­gnie Spi­rit of Tas­ma­nia chargent aujourd’hui des bandes de jeunes étu­diants en année sab­ba­tique et des groupes de tou­ristes ama­teurs de tra­ver­sées mouvementées.

Hobart, siège de la recherche polaire aus­tra­lienne, n’est pas jume­lé à Brest pour rien. Chez nous, dans le Finis­tère, nous abri­tons le siège de l’Ifremer et celui de l’Institut polaire fran­çais Paul-Émile-Vic­tor qui nous per­met d’embarquer, à par­tir d’Hobart, pour notre sta­tion en Antarc­tique Est, Dumont‑d’Urville, de ravi­tailler nos cher­cheurs, de retrou­ver sur l’île des Pétrels la fameuse colo­nie de man­chots Adé­lie et de nour­rir l’image de cette pré­fec­ture si sin­gu­lière des Terres aus­trales et antarc­tiques fran­çaises. À Hobart, sou­ligne mon ami Jérôme Chap­pel­laz, une des grandes figures de la gla­cio­lo­gie mon­diale, un monu­ment aux morts fran­çais dis­pa­rus en Antarc­tique, sur­mon­té d’un dra­peau tri­co­lore, rap­pelle que le voyage aus­tral n’a pas sou­vent été de tout repos. Je vais m’y recueillir.

L’Océan, pas­sion d’enfance, une enfance qui n’en finit jamais, est aujourd’hui deve­nu mon métier. Une ambas­sade, ima­gi­nez-vous ! C’est que, pré­sident du Musée natio­nal de la Marine, cofon­da­teur avec Rym Ben­zi­na, Gene­viève Pons et Pas­cal Lamy du Forum de la Mer de Bizerte alors que j’étais ambas­sa­deur en Tuni­sie, me voi­là pro­po­sé à la suc­ces­sion de Michel Rocard et de Ségo­lène Royal comme troi­sième ambas­sa­deur pour les pôles. À Jean-Yves Le Drian, alors ministre des Affaires étran­gères, puis au Pré­sident de la Répu­blique, je dis oui, mais à une condi­tion : qu’aux pôles, on ajoute à ma mis­sion les océans ! L’Océan unique, bien com­mun. 71 % de la sur­face du globe. C’est oui, me disent mes com­man­di­taires. Plus tard, hydro­sphère et cryo­sphère à l’appui, j’obtiens de m’occuper éga­le­ment des fleuves, des zones humides, des gla­ciers… Peu à peu, mon ter­ri­toire s’agrandit. La plus belle des ambas­sades, mais aus­si la plus grande, ai-je cou­tume de dire. C’est désor­mais auprès de 80 % de la pla­nète que je tente de por­ter la vision fran­çaise, d’équilibre, de ce monde liquide et gla­cé si mena­cé. Les enjeux sont magni­fiques face au monstre que nous avons enfan­té depuis que nous nous réga­lons des éner­gies fos­siles. Celui d’un monde bien­tôt sans glace tant les effets du chan­ge­ment cli­ma­tique agissent de la manière la plus dra­ma­tique dans les deux pôles, Nord et Sud, tout comme dans les quelque deux cent mille gla­ciers des Amé­riques, d’Afrique, d’Asie, d’Europe. Fin 2100, ils seront tous morts ces gla­ciers, vidés de leurs blan­cheurs épaisses, de leurs mémoires de l’atmosphère. Ce seront près d’un mil­liard de per­sonnes qui seront ain­si pri­vées d’eau, d’électricité, d’activités agri­coles, notam­ment au pied des plus hauts som­mets de l’Hindū-Kush-Himalaya qui ne pour­ront plus ali­men­ter les grands fleuves asiatiques.

“Le Traité de l’Antarctique, modèle de sagesse, portant la vision d’un continent tout entier dédié à la science et à la paix.”

Devant moi, l’Antarctique que je m’apprête à visi­ter pour la seconde fois. On attend beau­coup dans des régions extrêmes. Il y a un an, coin­cé dans la sta­tion belge Prin­cesse-Éli­sa­beth en rai­son de vents très puis­sants qui empê­chaient les avions de décol­ler, j’ai com­men­cé à écrire Deux étés par an, un roman, une fable plu­tôt, qui raconte la migra­tion d’un couple de sternes arc­tiques qui entre­prennent leur der­nière migra­tion, du Groen­land à ce pôle Sud géo­gra­phique où je venais de pas­ser quelques jours sous une tente. Je me pro­je­tais en 2048, date à laquelle le Trai­té de l’Antarctique, modèle de sagesse, por­tant la vision d’un conti­nent tout entier dédié à la science et à la paix, pour­ra être recon­si­dé­ré. Aujourd’hui, à Hobart, c’est por­teur de bonnes nou­velles que je vais visi­ter, avec des res­pon­sables de l’Institut polaire fran­çais, nos sta­tions scien­ti­fiques fran­çaises de Dumont‑d’Urville et de Concor­dia : des finan­ce­ments pour la réno­va­tion de ces lieux si pré­cieux de la recherche polaire, pour un nou­veau bateau à capa­ci­té glace, le Michel Rocard, pour un pro­gramme ambi­tieux autour de l’Antarctique… Il était temps. Nos diri­geants ont enfin pris la mesure du manque de moyens dédiés aux pôles qui, s’ajoutant à l’effondrement de la cryo­sphère par­tout dans le monde, ren­dait la posi­tion fran­çaise intenable.

En atten­dant de che­vau­cher, le cœur ren­ver­sé, l’océan Aus­tral, c’est à l’Antarctique que je pense. Là-haut, au Nord, au Groen­land, les jeux sont faits, l’inlandsis de cette île grande comme l’Europe est condam­né à dis­pa­raître et avec lui, à un terme de quelques cen­taines d’années, le niveau de la mer à mon­ter à plus de cinq mètres à l’échelle de la pla­nète. Si l’Antarctique se met­tait pareille­ment à vaciller et cer­tains signes le laissent à pen­ser, c’est avec quatre à cinq dizaines de mètres sup­plé­men­taires qu’il fau­dra ima­gi­ner le monde sous-marin de demain. Un autre bon mil­liard de per­sonnes dépla­cées, bien plus que les 10 000 habi­tants de l’État poly­né­sien de Tuva­lu que l’Australie se pro­pose déjà d’accueillir, tant la sub­mer­sion de leur archi­pel est inévitable.

L’Astrolabe est un navire logistique utilisé pour le ravitaillement polaire. Il est rattaché aux Terres australes et antarctiques françaises. © aylerein/ Adobe Stock
L’Astrolabe est un navire logis­tique uti­li­sé pour le ravi­taille­ment polaire. Il est rat­ta­ché aux Terres aus­trales et antarc­tiques fran­çaises. © aylerein/ Adobe Stock

Le vent se met à souf­fler alors que la nuit tombe à Hobart. Demain, nous devrions par­tir. L’Astro­labe est répa­ré. Je sors mar­cher. Je sens et entends en me pro­me­nant le long des quais le souffle tiède et rauque de l’Océan. Sa colère. C’est qu’il est fâché le bougre, lui qu’on a pris pour la plus grande pou­belle de plas­tiques et de micro­plas­tiques, qu’on pol­lue de mille manières, qui s’acidifie, au péril de la sur­vie de nos coraux, qui perd oxy­gène, vita­li­té, bio­di­ver­si­té, qui se réchauffe, accrois­sant par la dila­tion ther­mique l’élévation du niveau de la mer, qu’on pille en le sur­pê­chant, en détrui­sant ses espèces, qu’on racle dans ses fonds, qu’on s’apprête peut-être à offen­ser en com­met­tant l’irréparable et en s’attaquant à ses grands fonds pour extraire des mine­rais dont on n’a pas véri­ta­ble­ment besoin. Tan­dis qu’on l’exploite à n’en plus finir, gra­tis, sans rien lui redis­tri­buer, ni soins ni droits, l’Océan voit par mil­liards les femmes et les hommes s’approcher de lui, tou­jours de plus près, comme fas­ci­nés par cette masse gran­dis­sante qui conti­nue de faire peur, tant sa part d’inconnu est consi­dé­rable. Près de la moi­tié des humains ne savent pas nager. S’ils étaient si nom­breux à ne pas savoir mar­cher, aime­raient-ils la Terre ? S’y frot­te­raient-ils ? Et pour­quoi, diable, alors que les effets du chan­ge­ment cli­ma­tique vont, oura­gans, tem­pêtes et cyclones à l’appui, faire de l’Océan une arme de des­truc­tion mas­sive, pour­quoi diable conti­nuons-nous de nous appro­cher de lui, de le nar­guer, de le provoquer ?

Dans un pub, le seul qui soit res­té ouvert alors qu’il fait nuit noire, je com­mande un verre de Sul­li­vans Cove, un excellent whis­ky de Tas­ma­nie. Rob, le ser­veur, un géant un peu déplu­mé, m’interroge. Je lui explique, l’Astro­labe, l’Antarctique, la menace cli­ma­tique, l’Océan rebelle. Il me demande d’où je viens. Je lui dis que j’arrive juste de Dubaï, de la COP28, que je suis allé faire mon métier, par­ler de l’Océan et des pôles, dans l’insolent royaume des hydro­car­bures. Ça le fait rire, Rob, les COP, il sait à peine ce que c’est, mais il sait que ça ne sert à rien, que de toute façon on est fou­tu. Rob est un ancien skip­per de la fameuse course Syd­ney-Hobart. Il me raconte l’année 1998, la ter­rible tem­pête, des vents de soixante-dix nœuds. L’une des épreuves à la voile les plus meur­trières. Cent quinze bateaux par­tis de Syd­ney, qua­rante-quatre arri­vés à Hobart, dont le sien. Six morts. Par­mi eux, Bruce, son meilleur copain. Ce jour-là, il a déci­dé d’arrêter la course. Trop dur. Il a posé son bagage à Hobart. Trou­vé un bou­lot au Hope & Anchor Tavern. Et comme moi, depuis lors, devant l’Océan, il attend. On ne sait quoi.

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