Faire des polytechniciens les officiers de la guerre économique

Dossier : 225e anniversaire de l'École polytechniqueMagazine N°749 Novembre 2019
Par Hubert JACQUET (64)

Pré­sident du conseil d’administration de l’École de 1985 à 1993, Ber­nard Esam­bert a bâti un ambi­tieux pro­gramme de réformes visant à faire des X les offi­ciers de la guerre éco­no­mique. Il revient sur cette période qui a pro­fon­dé­ment mar­qué l’avenir de l’École.

JR : Quelles circonstances t’ont amené à la tête de l’École polytechnique ?

Je n’étais pas par­ti­cu­liè­re­ment proche des cercles du pou­voir socia­liste puisque j’avais ser­vi Georges Pom­pi­dou à la fois à Mati­gnon et à l’Élysée. Néan­moins, le ministre de l’Industrie, Pierre Drey­fus, m’a confié une mis­sion déli­cate au moment de la natio­na­li­sa­tion de ce qui s’appelait alors Honey­well-Bull : convaincre Honey­well de pour­suivre le par­te­na­riat fran­co-amé­ri­cain. J’ai rem­pli cette mis­sion, par­don de le dire, avec suc­cès et ai gar­dé quelques contacts avec les proches du pré­sident Mit­ter­rand. Et en 1985 Jacques Atta­li (63) m’a convo­qué pour me dire que Paul Qui­lès (61), alors ministre de la Défense, allait me pro­po­ser la pré­si­dence de l’X. J’ai donc vu le ministre qui m’a dit : « Je sais ce que vous avez fait et j’ai pen­sé à vous pour réfor­mer l’École poly­tech­nique », ce que j’ai accepté.


REPÈRES

Ingé­nieur au corps des Mines, Ber­nard Esam­bert a d’abord fait car­rière dans l’administration, en par­ti­cu­lier comme conseiller indus­triel et scien­ti­fique du pré­sident Georges Pom­pi­dou. En 1971, il invente le concept de « guerre éco­no­mique » qu’il décli­ne­ra dans deux ouvrages. En 1974, il entre au Cré­dit Lyon­nais, puis est nom­mé PDG de la Com­pa­gnie finan­cière Edmond de Roth­schild de 1977 à 1993. C’est au cours de cette der­nière période qu’il pré­side le conseil d’administration de l’X. Par la suite, il se ver­ra confier de nom­breuses et hautes res­pon­sa­bi­li­tés (la pré­si­dence de l’Institut Pas­teur, de la pre­mière com­mis­sion du déve­lop­pe­ment durable…). Il est aujourd’hui pré­sident de l’Institut Georges Pom­pi­dou et anime plu­sieurs fon­da­tions médi­cales et charitables.


JR : Quelles ont été tes motivations pour accepter ce poste ?

Pour moi, l’École souf­frait alors d’un cer­tain nombre d’anachronismes qui la ren­daient fra­gile. Son modèle de cur­sus était à l’écart du modèle domi­nant d’enseignement supé­rieur d’origine anglo-amé­ri­caine (licences, mas­ters et doc­to­rats). Les élèves pas­saient 2 ou 3 ans en pré­pa, fai­saient deux années d’étude à l’X mais leur diplôme n’était pas un mas­ter. Et les doc­to­rats ne pou­vaient pas se faire à l’École. Je pen­sais donc qu’il fal­lait don­ner une ambi­tion nou­velle à l’École, sans pour autant entrer dans le moule uni­ver­si­taire car il fal­lait gar­der cer­taines de nos spé­ci­fi­ci­tés, telles que la sélec­tion et la plu­ri­dis­ci­pli­na­ri­té qui avait per­mis le lan­ce­ment de tous les grands pro­grammes de l’époque Gaul­lo-Pom­pi­do­lienne grâce à la Répu­blique des ingé­nieurs qui s’était mise en place à l’époque : nucléaire civil, spa­tial (Ariane), aéro­nau­tique (Air­bus et CFM56), TGV… Il fal­lait aug­men­ter le nombre des élèves pour faire face aux besoins d’une indus­tria­li­sa­tion spec­ta­cu­laire à par­tir des années 60–70.

“Il fallait donner une ambition nouvelle à l’École,
sans pour autant entrer dans le moule universitaire”

JR : Dès ta prise de fonction à l’automne 1985, tu rédiges un mémorandum pour détailler toutes les réformes que tu avais l’intention de mettre en œuvre. Comment as-tu préparé ce document ?

J’ai eu le temps de pro­cé­der à un vaste tour d’horizon en ren­con­trant des gens de l’École – enca­dre­ment, ensei­gnants, cher­cheurs et élèves –, de la tutelle – DGA et minis­tère de la Défense –, des grands patrons… Au cours de ces entre­tiens, les ensei­gnants se sont mon­trés extra­or­di­naires : c’était la pre­mière fois qu’ils étaient consul­tés. Les échanges ont été ani­més et pas­sion­nants. Je me sou­viens de mes dis­cus­sions avec Laurent Schwartz, Louis Leprince-Rin­guet (1920N), Jean-Louis Bas­de­vant, Michel Méti­vier et bien d’autres. J’ai aus­si ren­con­tré des bio­lo­gistes car je pen­sais que la bio­lo­gie serait la big science des décen­nies futures. Et aus­si qu’en fai­sant de la bio­lo­gie une dis­ci­pline majeure du pro­gramme d’enseignement, on appor­te­rait à la bio­lo­gie la rigueur scien­ti­fique propre aux X, et à ces der­niers, l’habitude de côtoyer l’inconnu et l’intuitif.

Ce mémo­ran­dum a été dif­fu­sé à des cen­taines de per­sonnes au sein de l’École comme à l’extérieur et a sus­ci­té très peu de cri­tiques et même, par­don de le dire, beau­coup d’enthousiasme.

Cam­pus de l’É­cole polytechnique

JR : Quelles étaient les urgences en 1985 ?

Il y avait à mes yeux deux urgences. La pre­mière était de revoir l’enseignement de base. Il fal­lait per­mettre des par­cours diver­si­fiés, avec bien sûr un tronc com­mun. C’est ce qui a conduit à la mise en place des majeures et des mineures. Faire entrer la bio­lo­gie dans le tronc com­mun ne fut pas facile car, pour ne pas sur­char­ger le pro­gramme, cela impli­quait de réduire des heures de cours consa­crées aux autres grandes dis­ci­plines scien­ti­fiques comme les mathé­ma­tiques, la phy­sique, la chi­mie… Mais les pro­fes­seurs de ces dis­ci­plines ne rédui­sirent que peu les temps de cours, ce qui fait qu’un beau jour, j’ai eu la visite d’une délé­ga­tion d’élèves en GU, menée par le major de la pro­mo­tion, venue me dire : « Nous aimons bien la bio­lo­gie, mais notre pro­gramme est trop char­gé et nous sommes débor­dés. Nous ne sui­vons plus. » J’ai eu alors la chance de pou­voir m’appuyer sur Robert Dau­tray (49) pour trou­ver un com­pro­mis accep­table tant pour les ensei­gnants que pour les élèves.

L’autre urgence était de don­ner une vraie dimen­sion inter­na­tio­nale à l’École, car j’avais com­pris que la vie éco­no­mique se jouait sur la scène mon­diale. Conscient que nous étions entrés dans une « guerre éco­no­mique » à l’échelle mon­diale – le com­merce inter­na­tio­nal crois­sait de 12 % contre 4 à 5 % pour la richesse mon­diale et, par consé­quent, la mon­dia­li­sa­tion était en route –, j’avais écrit sur ce thème deux ouvrages : Le troi­sième conflit mon­dial (Plon, 1977), La Guerre éco­no­mique mon­diale (Oli­vier Orban, 1991), et je consi­dé­rais que la mis­sion de l’École était désor­mais de for­mer les offi­ciers de la guerre économique.

Je vou­lais donc que les élèves maî­trisent trois langues : le fran­çais, l’anglais et une troi­sième langue, de pré­fé­rence asia­tique. Et qu’ils fassent une par­tie des stages hors des fron­tières et puissent pro­lon­ger leurs études dans des uni­ver­si­tés étran­gères. Il était éga­le­ment impor­tant d’inviter des pro­fes­seurs étran­gers pour don­ner des cours en anglais, et sur­tout d’ouvrir de nou­velles voies de recru­te­ment pour accueillir un nombre signi­fi­ca­tif d’élèves étrangers.

JR : Et quels ont été les autres grands chantiers que tu as ouverts ?

Il y a eu une série d’actions visant à mieux inté­grer la recherche et l’enseignement. J’ai vou­lu déve­lop­per for­te­ment les échanges entre élèves et cher­cheurs. J’ai éga­le­ment sou­hai­té asso­cier les cher­cheurs à l’enseignement en mul­ti­pliant les postes d’enseignants-chercheurs. J’ai pro­mu l’interdisciplinarité au sein des labo­ra­toires et encou­ra­gé un cer­tain nombre d’élèves à faire de la recherche à la fin de leurs études.

Il y a eu aus­si la créa­tion d’une école doc­to­rale déli­vrant des diplômes (mas­ter, DEA, doc­to­rat) dans les prin­ci­pales dis­ci­plines de l’École, y com­pris la bio­lo­gie, et dans l’interdisciplinarité. Un autre pro­jet était déjà dans les car­tons en 1985. Il était por­té par l’École et l’AX et a pu abou­tir en 1990 : la créa­tion d’un col­lège de post-for­ma­tion répon­dant aux impor­tants besoins dans ce domaine, le Col­lège de polytechnique.

Un autre chan­tier impor­tant a été la créa­tion de la Fon­da­tion de l’École poly­tech­nique (FX). Je savais que d’autres grandes écoles avaient créé leurs fon­da­tions. Comme j’avais besoin de finan­ce­ments pour les nom­breux pro­jets que l’École sou­hai­tait lan­cer et comme je vou­lais déve­lop­per les stages en entre­prise des élèves et leur per­mettre une meilleure connais­sance du monde des entre­prises, l’idée de créer une fon­da­tion s’est impo­sée comme iné­luc­table. En six mois la FX rece­vait la béné­dic­tion du Conseil d’État et voyait le jour avec comme pré­sident Ray­mond Lévy (46), alors patron de Renault.

“En six mois la FX voyait le jour
avec comme président Raymond Lévy (46),
alors patron de Renault”

JR : Le gouvernement vient de demander à Éric Labaye un rapport sur la diversité sociale à l’École. Cette préoccupation était-elle déjà présente il y a trente ans ?

Oui, bien sûr, car le bour­sier de la Répu­blique que j’avais été ne pou­vait se dés­in­té­res­ser de l’origine des élèves et de l’homothétie à créer avec la struc­ture sociale du pays. Une pre­mière action fut de ten­ter d’élargir le vivier du concours d’entrée vers le monde uni­ver­si­taire (du côté des DUT notam­ment). Je quit­tai mal­heu­reu­se­ment l’École avant d’avoir pu aller plus loin…

Côté fémi­ni­sa­tion, les poly­tech­ni­ciennes étaient notoi­re­ment en nombre insuf­fi­sant mal­gré un taux de réus­site au concours équi­va­lant à celui des gar­çons. Pour les faire entrer en rangs un peu plus ser­rés dans le vivier du concours, les pro­fes­seurs de taupes et quelques autres furent envoyés dans les classes ter­mi­nales expli­quer qu’elles avaient leur place, toute leur place, dans une école mili­taire comme l’X…

JR : À l’époque, le président du conseil d’administration de l’X exerçait ses fonctions à titre gracieux. Combien de temps consacrais-tu à ce rôle ?

Envi­ron un tiers de mon temps. Ce n’était pas tou­jours à l’École car beau­coup des inter­lo­cu­teurs que j’étais ame­né à ren­con­trer n’étaient pas à Palai­seau. À l’École, je tenais à voir régu­liè­re­ment l’encadrement, le corps ensei­gnant, les cher­cheurs et aus­si les élèves. D’ailleurs, je don­nais chaque année un cours sur la guerre éco­no­mique à la pro­mo­tion entrante. Edmond de Roth­schild, mon employeur, com­men­çait à trou­ver que je consa­crais trop de temps à cette mis­sion et m’en fai­sait dis­crè­te­ment le reproche.

JR : Quelques souvenirs marquants ?

Quand j’arrive à Palai­seau, en par­cou­rant les bâti­ments, je fais deux constats. Pre­mier constat : il n’y avait, depuis l’École, vaste cathé­drale de béton, à l’écart des stan­dards des uni­ver­si­tés anglo-saxonnes, qu’un cou­loir d’accès aux labo­ra­toires, cou­loir dont la porte était le plus sou­vent fer­mée à clé. Ce n’était évi­dem­ment pas l’idéal pour faire décou­vrir la recherche aux élèves. Second constat : la concep­tion des immeubles où logent les élèves fai­sait que, quand ils ouvraient la porte de leur chambre, ils ne voyaient que des cou­loirs aveugles, ce qui ne faci­li­tait pas les contacts. J’ai donc convo­qué l’architecte et l’ai prié de trou­ver les moyens de remé­dier à cette situa­tion. Il a très volon­tiers accep­té de pilo­ter les adap­ta­tions néces­saires et n’a pas vou­lu tou­cher d’honoraires pour ce travail.

Autre sou­ve­nir : au moment où je suis arri­vé à la tête du Conseil d’administration, Laurent Schwartz et Phi­lippe Kou­rils­ki vou­laient quit­ter cette ins­tance et je les avais convain­cus de res­ter. Mal­heu­reu­se­ment, en mars 1986, André Giraud (44) est nom­mé ministre de la Défense et me convoque très vite pour me dire qu’il me main­tient à la pré­si­dence de l’École et qu’il a pour règle de révo­quer tous les admi­nis­tra­teurs des enti­tés dont il a la charge lorsqu’il prend ses fonc­tions. Il m’a fal­lu user de beau­coup de diplo­ma­tie pour annon­cer la déci­sion à ces deux pro­fes­seurs émi­nents et ils ne m’en ont pas gar­dé rancune.

Enfin, je garde un sou­ve­nir ému de la qua­li­té des rela­tions qui se sont nouées avec les deux direc­teurs géné­raux que j’ai pra­ti­qués : le géné­ral Domi­nique Cha­va­nat, qui était le pre­mier saint-cyrien à ce poste, puis, à par­tir de 1988, le géné­ral Paul Par­raud (58) avec qui j’ai pilo­té l’élaboration du sché­ma direc­teur dont le but était d’ancrer dans la durée les réformes réa­li­sées et en cours et de pré­pa­rer l’allongement de la durée des études (de 2 ans à 3 ans).

JR : Un quart de siècle après, quel regard portes-tu sur l’École et ses évolutions ?

Un regard très posi­tif ! L’École sait évo­luer à un rythme qui est en phase avec celui de notre époque. Elle situe son action dans l’Europe et dans le monde et c’est indis­pen­sable. À cet égard, j’ai été tout par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux d’apprendre que les élèves étran­gers de la pro­mo­tion 2019, dont de nom­breux chi­nois, repré­sentent le tiers de l’effectif des élèves fran­çais : c’est un rêve qui m’animait depuis long­temps et c’est, après avoir amor­cé la pompe en allant cher­cher de brillants sujets en Europe, aux États-Unis et en Asie, l’objectif que j’avais fixé à l’École en quit­tant mes fonc­tions en 1993. 

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