Le capital-risque en France : naissance turbulente d’une nouvelle industrie

Dossier : Capital Risque Capital risqué !Magazine N°573 Mars 2002
Par Denis LUCQUIN (77)

De l’artisanat à l’industrie

À la fin des années quatre-vingt, le nombre d’ac­teurs dans le finan­ce­ment de la créa­tion d’en­tre­prises de tech­no­lo­gie se comp­tait en France sur les doigts d’une main. Et les quelques rares fonds déjà pré­sents, comme Sofin­no­va, Fino­ve­lec ou encore Inno­va­com, fai­saient figure d’aventuriers.

En 2001, la situa­tion a bien chan­gé et l’on ne compte plus les » e‑accelerateurs » et autres » bio-incu­ba­teurs » ; per­sonne n’i­gnore plus non plus ce que signi­fient les termes » busi­ness angel « . Jus­qu’aux » cor­po­rate ven­ture funds » qui font leur appa­ri­tion dans l’or­ga­ni­gramme de socié­tés comme Valéo, Schnei­der, Viven­di, Aven­tis ou Air Liquide.

L’in­dus­trie fran­çaise de l’in­ves­tis­se­ment en capi­tal s’est donc bel et bien appro­prié ces concepts anglo-saxons qui struc­turent le capi­tal-risque amé­ri­cain depuis vingt ou trente ans. Les aven­tu­riers sont ain­si deve­nus des » ven­ture capi­ta­lists « , et ce phé­no­mène s’est répan­du dans toute l’Europe.

Ces pion­niers ont été rejoints par d’autres groupes, consti­tuant aujourd’­hui une véri­table indus­trie struc­tu­rée et com­pé­ti­tive. Ain­si à la fin de l’an­née 2000, trente-six fonds fran­çais étaient actifs dans le finan­ce­ment des créa­tions d’en­tre­prises de tech­no­lo­gie. Par­mi ceux-ci, seize n’exis­taient pas trois ans aupa­ra­vant. Enfin quinze étaient le fait d’é­quipes de ges­tion tota­le­ment indé­pen­dantes, en par­ti­cu­lier de tout lien avec une grande banque, une socié­té d’as­su­rance ou un groupe industriel.

Si l’on ajoute les fonds glo­baux et amé­ri­cains, c’est donc à plus de cin­quante qu’il faut esti­mer le nombre d’in­ves­tis­seurs en capi­tal-risque actifs sur le mar­ché fran­çais. Et cer­tains dis­posent main­te­nant de fonds impor­tants qu’ils consacrent exclu­si­ve­ment au seg­ment du finan­ce­ment de la créa­tion. Sofin­no­va Part­ners, Inno­va­com et Gali­leo ont ain­si récem­ment levé des fonds dont les mon­tants varient de 230 à 330 M€.

Cette évo­lu­tion n’est cepen­dant ni iso­lée ni le fruit du hasard.

C’est tout d’a­bord l’en­semble de la chaîne de finan­ce­ment, qui s’est récem­ment trans­for­mé et pro­fes­sion­na­li­sé, en com­men­çant par l’ap­pa­ri­tion, au milieu des années quatre-vingt-dix, des mar­chés bour­siers dédiés au finan­ce­ment des entre­prises de crois­sance. Londres a mon­tré la voie en 1994 et en modi­fiant ses règles, le fameux Yel­low Book, pour per­mettre la pre­mière intro­duc­tion en Bourse d’une socié­té de bio­tech­no­lo­gie, Bri­tish Bio­tech, en décembre 1994.

Dans la fou­lée, le Nou­veau Mar­ché fut créé en février 1996 et le Neuer Markt alle­mand sui­vit la même année. Cette étape était pri­mor­diale quand on connaît l’im­por­tance de la Bourse dans le par­cours de toutes les socié­tés de tech­no­lo­gie d’en­ver­gure aux États-Unis. Micro­soft, Cis­co et Sun, mais éga­le­ment Amgen, Gene­tech ou Bio­gen, n’au­raient jamais pu connaître la crois­sance qui fut la leur sans la pos­si­bi­li­té de lever des sommes impor­tantes sur le NASDAQ.

Tous les pays euro­péens dis­posent aujourd’­hui d’un com­par­ti­ment de mar­ché ou d’un mar­ché spé­ci­fique, dédié aux valeurs de croissance.

Accom­pa­gnant cette dyna­mique bour­sière est appa­rue toute une série d’ac­teurs finan­ciers depuis les fonds spé­cia­li­sés en inves­tis­se­ment sur des socié­tés cotées ou en » pré-intro­duc­tion « , jus­qu’à l’en­trée en lice remar­quée des banques d’af­faires. Ce furent tout d’a­bord les banques d’in­ves­tis­se­ment amé­ri­caines, géné­ra­listes telles que Mor­gan Stan­ley, CS First Bos­ton, UBS War­burg, ou spé­cia­li­sées telles que Robert­son Ste­phens ou Ham­brecht and Quist.

Les banques fran­çaises sui­virent et se dotèrent d’ou­tils de pla­ce­ment spé­cia­li­sés, soit en consti­tuant en interne des équipes, à l’i­mage de la BNP, ou du Cré­dit Lyon­nais, soit en acqué­rant des struc­tures à l’é­tran­ger comme le très inté­res­sant exemple de la créa­tion de SG Cowen par la Socié­té Générale.

Tout cet appa­reil n’au­rait pu fonc­tion­ner sans l’é­mer­gence d’une nou­velle race d’en­tre­pre­neurs qui sont la pierre angu­laire de tout le sys­tème, » les serial entre­pre­neurs « . Ils ont déjà réus­si une pre­mière expé­rience, par­fois aux États-Unis, et se lancent dans une nou­velle aven­ture de créa­tion d’en­tre­prises. C’est le cas de Phi­lippe Pou­let­ty qui crée Drug Abuse Sciences à Nantes après avoir fon­dé Sang­stat à San Fran­cis­co et l’a­voir intro­duit sur le NASDAQ, ou encore d’A­lain Tin­gaud qui dirige Info­vis­ta après avoir créé Arche Com­mu­ni­ca­tion et l’a­voir ven­due à Sie­mens. Ils suivent en cela l’exemple de quelques- uns qui ont ten­té l’a­ven­ture lorsque l’en­vi­ron­ne­ment n’é­tait pas aus­si pro­pice, comme Pas­cal Bran­dys ou Marc Las­sus. Il fal­lait en effet avoir un sacré culot pour démar­rer Gen­set en 1989, ou Gem­plus en 1987.

Les grands cher­cheurs ne sont pas épar­gnés par cette fièvre entre­pre­neu­riale, et si par exemple des hommes comme Phi­lippe Kou­rils­ky ou Pierre Cham­bon avaient jus­qu’à récem­ment une image de cher­cheurs asso­ciés essen­tiel­le­ment à des grands groupes phar­ma­ceu­tiques (même s’ils ont par­ti­ci­pé à l’a­ven­ture de Trans­gène il y a vingt ans), c’est sous leur direc­tion et leur impul­sion que d’une part l’Ins­ti­tut Pas­teur a créé près de dix entre­prises en moins de deux ans et que plu­sieurs socié­tés de bio­tech­no­lo­gie voient actuel­le­ment le jour autour de l’IGBMC à Strasbourg.

Enfin, pour être exhaus­tif, il faut men­tion­ner le rôle joué par les dif­fé­rentes ini­tia­tives gou­ver­ne­men­tales depuis trois ou quatre ans. À com­men­cer par le Fonds public pour le capi­tal-risque, doté de 600 mil­lions de francs issus de la vente des actions de France Télé­com, et qui dès 1998 a per­mis à plu­sieurs fonds d’ac­croître leur capa­ci­té d’in­ves­tis­se­ment. D’autres ini­tia­tives ont concou­ru à dyna­mi­ser le sec­teur : les FCPI, Fonds com­muns de pla­ce­ment à l’in­no­va­tion, créés en 1996 et en cours d’as­sou­plis­se­ment dans la loi de finances 2002, ou les mesures » DSK » inci­tant l’as­su­rance vie à inves­tir dans le non-coté.

Mais la mesure la plus emblé­ma­tique, et peut-être celle qui a le carac­tère le plus struc­tu­rant, fait par­tie de la loi sur l’in­no­va­tion de 1999, et qui per­met à tout cher­cheur d’un orga­nisme public de par­ti­ci­per de façon signi­fi­ca­tive à une créa­tion d’en­tre­prise, y com­pris celle qui serait fon­dée sur ses propres travaux.

Tous les fon­da­men­taux sont donc là pour que se mette en place cette machine éco­no­mique à créer des socié­tés à fort poten­tiel. Avec quelques résul­tats pré­li­mi­naires lorsque, par exemple, de jeunes socié­tés dépassent après seule­ment quelques années d’exis­tence le seuil mythique du mil­liard de francs de chiffre d’af­faires (Gem­plus, Busi­ness Object…) ou lors­qu’un cabi­net d’au­dit inter­na­tio­nal constate pour la pre­mière fois en 2000 que le nombre d’en­tre­prises euro­péennes de bio­tech­no­lo­gie sur­passe le nombre de socié­tés du même type aux États-Unis (Ernst & Young 2001).

Le phénomène des bulles spéculatives

Mais alors que s’est-il passé ?

Que s’est-il donc pas­sé pour qu’à cet engoue­ment pour l’a­ven­ture ris­quée suc­cède une phase de doute, de déso­rien­ta­tion, voire de » grand cham­bar­de­ment » ? Et dont la presse se fait lar­ge­ment l’écho :

  • » Finis les éga­re­ments du pas­sé, les socié­tés de capi­tal-risque ont com­men­cé à faire le ménage » Le Reve­nu, 12 octobre 2001.
  •  » Téta­ni­sés, les capi­tal-ris­queurs ont pra­ti­que­ment stop­pé leurs inves­tis­se­ments. Pour­tant ils sont assis sur des mon­tagnes de liqui­di­té… » Les Échos Net, 19 novembre 2001.
  • « Nous pas­sons les por­te­feuilles au Kar­cher « , inter­view récente d’un capital-risqueur.


Depuis le prin­temps 2000, le doute s’est empa­ré des mar­chés bour­siers et l’ef­fon­dre­ment des valeurs tech­no­lo­giques a rejailli sur les capi­tal-ris­queurs. La bulle spé­cu­la­tive sur les valeurs Inter­net a explo­sé, et cette onde de choc s’est pro­pa­gée dans plu­sieurs domaines indus­triels comme celui des télécommunications.

Mais à y regar­der de plus près, cette bulle spé­cu­la­tive n’a peut-être pas eu ce carac­tère tota­le­ment excep­tion­nel que beau­coup lui ont prêté.

Un engouement presque unanime…

La fièvre spé­cu­la­tive n’a pas été le fait de l’i­ma­gi­na­tion créa­trice de quelques capi­tal-ris­queurs, mais un phé­no­mène beau­coup plus géné­ral d’en­goue­ment pour ces entre­prises encore conceptuelles.

Il n’est ain­si pro­ba­ble­ment pas un seul capi­tal-ris­queur qui n’ait pas finan­cé de pro­jet Inter­net. Les » busi­ness model  » et les nou­veaux concepts se sont suc­cé­dé au gré d’une explo­ra­tion d’un monde jusque-là incon­nu : B to C, puis B to B, puis WAP…

Ils avaient fina­le­ment tous en com­mun une absence de ren­ta­bi­li­té à court terme, des pertes abys­sales et des valo­ri­sa­tions stra­to­sphé­riques. Les inves­tis­seurs ont vou­lu s’af­fran­chir des règles du jeu tra­di­tion­nelles jus­qu’à par­fois éri­ger en modèle, en stra­té­gie d’in­ves­tis­se­ment, des concepts qui, quelques années aupa­ra­vant, rele­vaient de l’hé­ré­sie pure et simple.

La recherche sys­té­ma­tique de » me too » fut ain­si par­ti­cu­liè­re­ment révé­la­trice : si ça marche ici, ça doit mar­cher là, et bon nombre de socié­tés se sont créées de ce côté-ci de l’At­lan­tique sur des modèles très pro­met­teurs mais encore expé­ri­men­taux sur le mar­ché américain.

Cette défla­gra­tion a bien enten­du dépas­sé les limites du micro­cosme du capital-risque.

Non seule­ment l’en­semble de la place finan­cière s’y est essayé. Il n’est pas un inves­tis­seur pri­vé ou ins­ti­tu­tion­nel, pas une banque, pas un inter­mé­diaire qui n’ait eu son pro­jet dans le domaine. Mais au-delà même du monde de la finance, l’in­dus­trie tra­di­tion­nelle qu’elle soit de télé­com­mu­ni­ca­tion ou de dis­tri­bu­tion, les médias, ou encore les hommes d’af­faires qui avaient démon­tré dans » l’an­cienne éco­no­mie » leur qua­li­té, leur flair et leur com­ba­ti­vi­té, tous se sont brû­lé les doigts aux flammes de la nou­velle éco­no­mie. Jus­qu’aux gou­ver­ne­ments dont les ambi­tions ini­tiales sur les ventes de licence UMTS paraissent main­te­nant bien déraisonnables.

Le pro­pos n’est ici ni de juger n’y d’ex­pli­quer, mais de consta­ter que l’en­goue­ment fut una­nime et mondial.

Beau­coup ont cru que l’In­ter­net allait pro­fon­dé­ment, rapi­de­ment et défi­ni­ti­ve­ment chan­ger la socié­té et l’é­co­no­mie. Il le fera, bien sûr, mais ni avec l’am­pleur ni avec la rapi­di­té escomp­tées. Il le fera comme l’au­to­mo­bile ou le che­min de fer ont pro­fon­dé­ment modi­fié la vie de nos parents et de nos grands-parents. Et des socié­tés comme Amazon.com ou les cour­tiers en ligne feront bien­tôt par­tie de notre envi­ron­ne­ment quotidien.

Mais nous avons tous fait deux erreurs : la poten­tia­li­té du chan­ge­ment et sa dynamique.

… qui ne fut pas le premier du genre…

Com­pa­rer l’a­vè­ne­ment de l’In­ter­net à celui du che­min de fer au XIXe siècle et sa kyrielle de socié­tés créées dans son orbite devient un clas­sique en éco­no­mie de l’innovation.

Mais de mémoire de capi­tal ris­queur, c’est-à-dire au cours des vingt der­nières années, cette bulle, s’il faut par­ler de bulle, ne fut pas la pre­mière. Loin s’en faut.

Au début des années quatre-vingt, des dizaines de socié­tés furent créées lorsque, après l’i­ni­tia­tive de Steve Jobs en 1977 qui crée le concept d’or­di­na­teur per­son­nel, IBM lance en décembre 1981 la fièvre du PC. Tous les » ven­ture capi­ta­lists » inves­tissent alors dans ces start-up qui se lancent dans cette nou­velle mode pour ne lais­ser la place, quelques années plus tard, qu’à une poi­gnée d’entre elles. Exit les Vec­tor Gra­phics, les Osborne et autres socié­tés qui eurent un temps l’am­bi­tion de riva­li­ser avec les plus grands sur ce mar­ché nais­sant. Vingt ans après, les géants qui ont sur­vé­cu à ce dar­wi­nisme tech­no­lo­gique sont encore ame­nés à fusion­ner avec des acteurs plus anciens, tel Com­paq qui envi­sage de se marier avec Hewlett-Packard.

Que pen­ser éga­le­ment des dizaines de socié­tés de pro­duc­tion de disques durs créées quelques années plus tard et finan­cées par les mêmes investisseurs ?

Des cen­taines de mil­lions de dol­lars ont été injec­tées dans ces socié­tés par le capi­tal-risque et la Bourse. Et pour quelques-unes qui sur­vé­curent telles que Max­tor, Quan­tum ou Sea­gate, com­bien dis­pa­rurent y com­pris après avoir connu la gloire bour­sière, comme Tan­don qui fut un suc­cès fabu­leux du capi­tal-risque avant de dis­pa­raître complètement.

Et ce type de phé­no­mène n’est pas cir­cons­crit au domaine des tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion. L’autre domaine de pré­di­lec­tion du capi­tal-risque, les bio­tech­no­lo­gies, connut son lot de modes et bulles spéculatives.

Que pen­ser ain­si de toutes ces socié­tés qui s’é­taient lan­cées, à la fin des années quatre-vingt, dans le déve­lop­pe­ment phar­ma­ceu­tique de nou­veaux médi­ca­ments fon­dés sur le prin­cipe des anti­corps mono­clo­naux ? Les mêmes excès ont pré­va­lu. Depuis le NASDAQ qui » se piquait » au jeu du finan­ce­ment de socié­tés qui n’en étaient qu’au stade de la recherche, par­fois sans pro­duit en déve­lop­pe­ment, et ne pou­vaient rai­son­na­ble­ment pas envi­sa­ger de pro­fi­ta­bi­li­té sous un délai infé­rieur à huit ou dix ans, jus­qu’aux stra­té­gies de finan­ce­ment exotiques.

Ain­si la très sérieuse chaîne CNN se fit un jour l’é­cho d’un inves­tis­seur qui choi­sis­sait ses cibles sur leur simple nom selon qu’il com­por­tait ou non la racine » Immune « , pour sys­tème immu­ni­taire, révé­la­teur de l’im­pli­ca­tion de ladite socié­té dans le monde des anti­corps ! Cela valait bien le » me too » éri­gé en prin­cipe stratégique !

Et la bulle explo­sa, parce qu’on avait pas ou mal anti­ci­pé cer­taines dif­fi­cul­tés liées à la pro­duc­tion de ces molé­cules : la néces­saire » huma­ni­sa­tion « , c’est-à-dire leur modi­fi­ca­tion pour les rendre le plus proche pos­sible de leur état natif et humain, et ain­si évi­ter qu’elles ne soient détruites ou reje­tées par le sys­tème immu­ni­taire. Les inves­tis­seurs arrê­tèrent de s’in­té­res­ser à ce domaine. Beau­coup de socié­tés dis­pa­rurent ou furent réduites à l’é­tat de » pen­ny stock « . On repro­chait aux socié­tés du domaine une absence de ren­ta­bi­li­té à court terme, des pertes abys­sales et des valo­ri­sa­tions stra­to­sphé­riques (argu­ments enten­dus en d’autres temps et en d’autres lieux…).

… et misons qu’il ne sera pas le dernier

Res­tons dans ce domaine des anti­corps. Il aura fal­lu envi­ron dix ans pour régler ce pro­blème de l’hu­ma­ni­sa­tion et abou­tir à une nou­velle géné­ra­tion d’anticorps.

Alors naquit une nou­velle bulle.

Des socié­tés spé­cia­li­sées dans la pro­duc­tion de ces nou­velles molé­cules virent leur cours flam­ber. L’ac­tion de Meda­rex Inc. pas­sait de 3 US $ en sep­tembre 1999 à plus de 200 en février 2000. Dans le même temps, son prin­ci­pal concur­rent, la socié­té Abge­nix, levait plus de 800 mil­lions de US $ grâce à un pla­ce­ment secon­daire record sur le NASDAQ ! Aucune n’a­vait alors de pro­duit phar­ma­ceu­tique en déve­lop­pe­ment avan­cé, et tout le domaine suivit.

Et comme dans le même temps, l’in­dus­trie des bio­tech­no­lo­gies s’é­tait éten­due à l’Eu­rope, des socié­tés comme Mor­pho­sys en Alle­magne, CAT en Angle­terre, Mab­gen au Dane­mark, ou encore GENSET en France virent leur capi­ta­li­sa­tion s’envoler.

N’a­vions-nous donc rien appris ?

Ris­quons donc une hypo­thèse, que les éco­no­mistes ou les socio­logues pour­ront éven­tuel­le­ment confir­mer : ce phé­no­mène de modes, de vagues suc­ces­sives qui dans leur ver­sion par­fois exces­sive se tra­duisent par des bulles finan­cières à carac­tère spé­cu­la­tif, consti­tue des évé­ne­ments inhé­rents au méca­nisme de finan­ce­ment des entre­prises innovantes.

Il est en effet tel­le­ment dif­fi­cile de pré­voir les rup­tures tech­no­lo­giques, qui vont don­ner nais­sance à de nou­veaux sec­teurs d’ac­ti­vi­té qui se mesurent ensuite en mil­liards de dol­lars de chiffre d’af­faires, que tous les capi­tal-ris­queurs se ruent sur le moindre signe d’une évo­lu­tion en ce sens dans un quel­conque domaine et créent ain­si un effet boule de neige.

Si de plus comme avec le Web et le com­merce élec­tro­nique, cette rup­ture ne com­porte pra­ti­que­ment pas de bar­rière à l’en­trée, et qu’elle s’a­dresse au grand public, alors cet effet boule de neige peut prendre des dimen­sions impor­tantes et engen­drer une bulle spéculative.

Profession capital-risque

Au-delà de ces réflexes par­fois » mou­ton­niers « , depuis vingt ou trente ans des cycles de ce type, qui sont tous le fruit de ces nou­velles tech­no­lo­gies, ont donc ryth­mé l’é­vo­lu­tion de l’in­dus­trie émer­gente du capi­tal-risque. Et les acteurs durables qui ont struc­tu­ré ce sec­teur se sont adap­tés à ces cycles en ver­tu de quelques prin­cipes fondamentaux.

Investir sur le long terme

L’in­ves­tis­seur en capi­tal-risque exerce son métier avec un hori­zon éloi­gné. Par­ti­ci­per à la créa­tion d’une entre­prise de tech­no­lo­gie ne peut se conce­voir pour des finan­ciers que s’ils sont patients.

Les tech­no­lo­gies prennent plu­sieurs années pour mûrir. De deux à quatre ans lors­qu’il s’a­git de logi­ciels, de trois à sept ans lors­qu’il s’a­git de médicaments.

L’his­toire de chaque entre­prise va donc pro­ba­ble­ment tra­ver­ser des périodes eupho­riques au cours des­quelles les mar­chés bour­siers se révé­le­ront ouverts à de nom­breuses intro­duc­tions, et des périodes moins fastes, au cours des­quelles ces mêmes mar­chés se fer­me­ront à toute oppor­tu­ni­té même de qua­li­té. Dans le jar­gon, on parle de » fenêtres d’op­por­tu­ni­té « , ou de » fenêtres bour­sières » qui s’ouvrent ou se ferment au gré des infor­ma­tions encou­ra­geantes ou décevantes.

Bien malin alors qui peut pré­dire ce que sera l’é­tat des mar­chés sous un tel délai de trois à sept ans. Et c’est fina­le­ment une chance énorme que de n’être pas contraint de façon trop impor­tante par la conjoncture.

En corol­laire, toute mesure de l’ac­ti­vi­té de capi­tal-risque, en par­ti­cu­lier grâce à l’é­va­lua­tion d’un TRI, c’est-à- dire d’un taux annuel de ren­ta­bi­li­té interne, se doit d’être effec­tuée sur le long terme. Et toutes les infor­ma­tions qui fleu­rirent ces deux der­nières années dans la presse, et qui se fai­saient l’é­cho de ren­ta­bi­li­tés cal­cu­lées sur un an voire par­fois moins, n’a­vaient aucune signification.

Investir dans des secteurs diversifiés et à contre-cycle

Une seconde façon de se pré­mu­nir des tur­bu­lences de bulles suc­ces­sives consiste à inves­tir dans des domaines dont la dyna­mique n’est pas uni­que­ment liée à des com­pa­rables bour­siers, voire idéa­le­ment qui évo­luent à contre-cycle.

Cer­tains fonds amé­ri­cains ont choi­si depuis vingt ans de n’in­ves­tir que dans le domaine de la san­té. Ils ont cepen­dant pris garde à diver­si­fier leurs inves­tis­se­ments en abor­dant aus­si bien la bio­phar­ma­cie, le maté­riel bio­mé­di­cal, ou le diag­nos­tic. D’autres spé­cia­li­sés dans les tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion ont pris soin d’in­ves­tir aus­si bien dans les logi­ciels, la micro­élec­tro­nique ou les maté­riels de télécommunication.

Mais l’une des façons les plus effi­caces de lis­ser l’ac­ti­vi­té et d’é­vi­ter de res­ter pri­son­nier d’un mar­ché qui reste sourd à toute oppor­tu­ni­té, fût-elle de qua­li­té, consiste à inves­tir à la fois dans le domaine des tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et celui des sciences de la vie. Ces domaines sont en effet répu­tés pour évo­luer avec des cycles qui sont pra­ti­que­ment en oppo­si­tion de phase.

La période actuelle est de ce point de vue assez exem­plaire. La presse spé­cia­li­sée se fait ain­si l’é­cho du repli vers ces » valeurs refuges » que sont les socié­tés de bio­tech­no­lo­gie. Pour­tant ces der­nières ne dégagent pas plus de ren­ta­bi­li­té que nombre de socié­tés Inter­net cotées et dont la valeur est infé­rieure à leur trésorerie.

Quel chan­ge­ment avec la situa­tion qui pré­va­lait il y a encore deux ans, lorsque cer­tains grands fonds inter­na­tio­naux ou amé­ri­cains annon­çaient l’a­ban­don pur et simple de leur acti­vi­té dans les sciences de la vie ! Cer­tains ont pris coup sur coup deux virages à 180 degrés.

Investir sur des hommes

Enfin le domaine du capi­tal-risque est pro­ba­ble­ment celui où s’ex­prime le mieux la rela­tion intense et durable entre l’en­tre­pre­neur et l’in­ves­tis­seur. Car l’un et l’autre savent qu’ils auront à tra­ver­ser des tur­bu­lences qui pour­ront avoir toutes sortes d’o­ri­gine : une tech­no­lo­gie qui n’a­bou­tit pas à des pro­duits, l’ap­pa­ri­tion impré­vue d’un bre­vet concur­rent, un désac­cord entre inves­tis­seurs ou entre membres d’un conseil d’ad­mi­nis­tra­tion, l’ex­plo­sion d’une équipe de mana­ge­ment, ou encore un mar­ché bour­sier réso­lu­ment fermé.

Cha­cun de ces évé­ne­ments peut à lui seul pro­vo­quer une crise impor­tante dans l’en­tre­prise et la perte totale des capi­taux inves­tis. Il est ain­si d’u­sage de rap­pe­ler que toute start-up de tech­no­lo­gie passe géné­ra­le­ment par un moment où l’on pense que le dépôt de bilan est pour le len­de­main matin. Rares sont les excep­tions, et dans ce genre d’a­ven­ture, la rela­tion entre l’en­tre­pre­neur et le capi­tal-ris­queur doit alors être d’une qua­li­té exceptionnelle.

C’est aus­si une rela­tion d’une grande inten­si­té, qui néces­site par­fois, en par­ti­cu­lier dans les périodes de levées de fonds, un sui­vi quo­ti­dien. Aus­si un inves­tis­seur en capi­tal-risque ne peut suivre de façon construc­tive plus de cinq ou six inves­tis­se­ments à la fois.

L’avènement de la culture entrepreneuriale

Tous les fon­da­men­taux sont donc main­te­nant en place dans notre éco­no­mie pour que soit ban­nie de notre culture l’a­ver­sion sys­té­ma­tique du risque au pro­fit de l’in­té­gra­tion d’une culture entrepreneuriale.

Certes, les suc­cès de la pre­mière heure eurent un rôle pré­do­mi­nant. En mon­trant que » c’é­tait pos­sible « , des socié­tés comme Gem­plus, Gen­set ou plus récem­ment Busi­ness Objects ont fait prendre conscience à bon nombre de cadres de l’in­dus­trie et de cher­cheurs que l’emploi dans une grande struc­ture, publique ou pri­vée, ne consti­tuait pas la seule voie condui­sant à l’é­pa­nouis­se­ment pro­fes­sion­nel et au succès.

Au-delà des excès de la » nou­velle éco­no­mie « , l’a­ven­ture Inter­net aura par contre fait décou­vrir le monde du capi­tal-risque au grand public… l’en­tre­pre­neu­riat devient ain­si une nou­velle com­po­sante de notre culture indus­trielle, se rap­pro­chant ain­si de la culture anglo-saxonne.

Mais pour atteindre la péren­ni­té, le capi­tal-risque fran­çais devra encore se rap­pro­cher des stan­dards inter­na­tio­naux. À ses clients, que sont les fonds de pen­sions, les fonds de fonds, les socié­tés d’as­su­rance et autres inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels, il devra être capable de » vendre « , et ceci sur de longues périodes, des ren­de­ments nets annuels de 20 % à 30 %. Cette four­chette consti­tue la norme pour nombre d’in­ves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels, qui ont humé l’air des som­mets avec la vague d’in­tro­duc­tions en Bourse de la période 1995–2000.

Alors seule­ment pour­ra-t-on envi­sa­ger de se débar­ras­ser de cette influence de notre culture tra­di­tion­nelle qui veut que pour tra­duire » ven­ture capi­tal « , il faille inver­ser les deux mots et intro­duire un bar­ba­risme pour don­ner toute son ampleur au risque et obé­rer l’aventure.
À quand les ven­ture capi­ta­listes, sans guillemets ? 

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