Le capital “ risqué ” dans la reprise de société en LBO

Dossier : Capital Risque Capital risqué !Magazine N°573 Mars 2002
Par Eric PHILIPPON (87)
Par Xavier THOUMIEUX

Le LBO, mode d’emploi

Qu’est-ce qu’un LBO ?

Avant toute chose, comme dans les autres formes de cap­i­tal investisse­ment, il s’ag­it d’une aven­ture humaine : la con­vic­tion que se for­gent des investis­seurs sur une société don­née face à des dirigeants aux­quels ils font con­fi­ance afin de men­er à bien le plan de développe­ment proposé.

D’un point de vue plus académique, le LBO est une opéra­tion par laque­lle un ou plusieurs investis­seurs acquièrent une entre­prise (la société reprise) via une société hold­ing (la plu­part du temps créée pour l’oc­ca­sion et appelée de façon générique : New­co, Top­co ou Hold­co), qui s’en­dette autant que la capac­ité de rem­bourse­ment de la société reprise le per­met, et qui est cap­i­tal­isée par les acquéreurs (investis­seurs, cadres et salariés), unique­ment à hau­teur du sol­de entre le prix d’ac­qui­si­tion et la dette con­trac­tée (effet de levi­er financier). Le nou­veau groupe, con­sti­tué de la hold­ing et de la société reprise, béné­fi­cie générale­ment de l’in­té­gra­tion fis­cale, qui per­met de dimin­uer sa base d’im­po­si­tion du mon­tant des intérêts de la dette d’ac­qui­si­tion (effet de levi­er fiscal).

Après l’ac­qui­si­tion, la dette ban­caire est rem­boursée par la hold­ing grâce aux cash-flows générés par la société reprise et remon­tés par div­i­dende (cf. sché­ma 1). Par exem­ple, une société de valeur de 100 M€ est reprise grâce à 30 M€ de cap­i­tal apportés par les investis­seurs, les man­agers et les salariés (cap­i­tal pur, prêt d’ac­tion­naire…) et grâce à 70 M€ de dette apportés par les ban­quiers (cf. sché­ma 1).

Sché­ma 1 —​Mécan­isme du LBO
Mécanisme du LBO


L’ef­fet de levi­er, qui con­siste à lim­iter son apport en cap­i­tal et à financer le sol­de par endet­te­ment, per­met d’obtenir un ren­de­ment sup­plé­men­taire sur le cap­i­tal engagé pour autant que le taux d’in­térêt payé sur la dette soit inférieur au taux de ren­de­ment implicite de l’in­vestisse­ment con­sid­éré (théorie finan­cière). Ce pre­mier effet de levi­er est majoré de l’ef­fet de levi­er fis­cal : les intérêts des dettes d’ac­qui­si­tion portées par la hold­ing sont déductibles fis­cale­ment des béné­fices con­solidés du nou­veau groupe (hold­ing + société reprise), ce qui per­met de réduire notable­ment l’im­pôt dû. On aug­mente ain­si la capac­ité de créa­tion de ” cash ” de l’ensemble.

Après la mise en œuvre du plan de développe­ment à moyen terme des man­agers (env­i­ron cinq ans), la société est générale­ment mise en Bourse, refi­nancée ou reven­due (après avoir rem­boursé une par­tie de sa dette) afin de pass­er à une nou­velle étape de son développe­ment. L’in­vestis­seur ain­si que les man­agers et salariés perçoivent alors un ren­de­ment (par le biais d’une plus-val­ue) sur les fonds qu’ils ont investis. Ce ren­de­ment repose d’une part sur la créa­tion de valeur ” opéra­tionnelle ” (amélio­ra­tion de la marge, développe­ments effec­tués, etc.), et d’autre part sur la créa­tion de valeur ” finan­cière ” (effet de levi­er financier).

Dans l’ex­em­ple ci-dessous (cf. sché­ma 2), les action­naires mul­ti­plient leur investisse­ment par 5,6 en cinq ans car ils ont investi 30 M€ et reçu 170 M€ cinq ans plus tard. S’ils n’avaient pas mis en place d’ef­fet de levi­er, ils auraient mul­ti­plié leur investisse­ment par 2 en cinq ans (100 M€ investis et 200 M€ cinq ans plus tard).

On mesure alors mieux l’ef­fet de levi­er : le cap­i­tal est mul­ti­plié par 2 (ou par 2,6 en inté­grant les div­i­den­des)3, con­tre un mul­ti­pli­ca­teur de 5,6 grâce à effet de levi­er. L’in­vestisse­ment réal­isé (30 M€) a béné­fi­cié d’un taux de ren­de­ment de 41 % par an dans le cas de l’ef­fet de levi­er. Si l’in­vestisse­ment avait été réal­isé en total­ité en cap­i­tal (100 M€), le taux de ren­de­ment aurait été de 15 % par an, ou de 21 % en inté­grant les div­i­den­des3. On appré­cie, à la com­para­i­son de ces deux ren­de­ments (21 % et 41 %), l’im­pact de l’ef­fet de levier.

D’un point de vue de rentabil­ité (cf. sché­ma 3), le seg­ment du LBO est capa­ble d’of­frir des niveaux de rentabil­ité élevés (de l’or­dre de 15–20 % par an sur vingt ans) avec un niveau risque assez proche du cap­i­tal-risque ” pur ” (finance­ment de start-up…).

Sché­ma 2 — Exem­ple de la rentabil­ité de l’opération pour les actionnaires
Exemple de la rentabilité de l’opération LBO pour les actionnaires
Hypothès­es
  • Société reprise à 5 x son résul­tat d’exploitation, soit 100 MÛ (Rex = 20 MÛ). La société n’est pas endettée.
  • Crois­sance Rex2 de 15 %​par an, soit un Rex de 40 M€ après cinq ans.
  • Mon­tage avec un levi­er de (Dettes/Fonds pro­pres) de 2,3, soit 70 M€ en dettes et 30 M€ en fonds pro­pres. Dette au taux de 8%.
  • Rem­bourse­ment de » 60% de la dette en cinq ans car util­i­sa­tion d’une par­tie du cash-flow pour financer les investisse­ments de développe­ment. Dette restante à cinq ans : 30 M€.
  • Sor­tie cinq ans plus tard à 5 x Rex, soit 200 M€ (Rex = 40 M€). Il s’agit de la valeur d’entreprise (valeur des fonds pro­pres + valeur de la dette), l’investisseur ne perce­vant que le sol­de du prix après rem­bourse­ment des dettes restantes.


C’est bien ce dernier point, out­re la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du secteur, qui explique l’en­goue­ment des investis­seurs insti­tu­tion­nels pour ce marché qui, mal­gré sa crois­sance forte sur ces dernières années, reste encore riche d’opportunités.

Au plan de la struc­tura­tion de l’opéra­tion, le risque de la trans­ac­tion est en quelque sorte ” découpé ” en tranch­es. La par­tie la moins risquée est dévolue au prê­teur puisque, par nature, son rang est pri­or­i­taire sur celui de l’in­vestis­seur (jusqu’à épuise­ment de sa dette l’ensem­ble des cash-flows de l’opéra­tion lui revi­en­nent), et la par­tie la plus risquée est dévolue à l’in­vestis­seur à la recherche du gain en cap­i­tal. Pour repren­dre notre exem­ple, la dette et même le cap­i­tal peu­vent être ” découpés ” en tranch­es n’ayant pas le même degré de risque, et donc pas la même rémunéra­tion (cf. sché­ma 4).

Sché­ma 3 — Com­para­i­son du cou­ple risque/rentabilité entre le LBO et le cap­i­tal-risque “ pur ”
Comparaison du couple risque/rentabilité entre le LBO et le capital-risque “ pur ”


À cet égard, la dette ” Mez­za­nine ” (de l’i­tal­ien ” Mez­zo ” au milieu) est en fait duale. Elle cumule des car­ac­téris­tiques de dette (créance oblig­ataire por­tant intérêts) et de cap­i­tal (accès à la plus-val­ue en cap­i­tal lors de la sor­tie via l’ex­er­ci­ce, par exem­ple, de bons de souscrip­tion d’actions).

Sché­ma 4 
Car­ac­téris­tiques du finance­ment de la reprise de la société
Caractéristiques du financement de la reprise d'une société par LBO

La pre­mière notion clef dans la struc­tura­tion des finance­ments d’une opéra­tion est la sub­or­di­na­tion. En effet, si le cap­i­tal est par nature sub­or­don­né à la dette, du point de vue du prê­teur, la dif­féren­ci­a­tion du risque entre deux prêts accordés à la même société provient essen­tielle­ment de (i) la dif­férence dans le terme et le pro­fil de rem­bourse­ment de cha­cun et (ii) la dif­férence dans le rang et les garanties dont ils bénéficient.

C’est pourquoi les con­trats ban­caires prévoient (i)un rem­bourse­ment des dettes les plus risquées (dettes dites ” mez­za­nines ” ou tranch­es B et C de la dette ” senior ”) postérieur au rem­bourse­ment des dettes les moins risquées (dettes dites ” seniors ”) et (ii) la sig­na­ture d’une con­ven­tion de sub­or­di­na­tion par tous les prê­teurs et par l’emprunteur (la hold­ing) stip­u­lant que, dans tous les cas (y com­pris dépôts de bilan), les flux de ” cash ” iront d’abord rem­bours­er les dettes pri­or­i­taires jusqu’à épuise­ment de celles-ci, puis les dettes sub­or­don­nées. Dans le même esprit les dettes seniors béné­fi­cient en pri­or­ité des garanties accordées par l’emprunteur (essen­tielle­ment le nan­tisse­ment des titres de la société reprise).

Le cou­ple risque-rentabil­ité est l’autre notion clef d’analyse d’une telle opéra­tion et des dif­férentes formes de finance­ment. En effet, plus le finance­ment est senior, moins il est risqué et plus sa rentabil­ité prévi­sion­nelle est lim­itée (exem­ple : la marge sur le prêt senior). Avec l’aug­men­ta­tion du niveau de risque, du fait de rem­bourse­ments plus éloignés dans le temps et du car­ac­tère de sub­or­di­na­tion, le niveau de rentabil­ité atten­du aug­mente. Les marges sont plus élevées sur les tranch­es les plus sub­or­don­nées. La dette mez­za­nine béné­fi­cie d’un accès à la plus-val­ue et recherche un TRI glob­al, ou taux de ren­de­ment interne, d’en­v­i­ron 15 %, taux inter­mé­di­aire entre le ren­de­ment atten­du des dettes et celui du cap­i­tal. Le cap­i­tal pro­duit, en cas de réus­site de l’opéra­tion, la rentabil­ité la plus impor­tante mais assume le pre­mier, en cas d’échec, les pertes et, en général, dans la pro­por­tion la plus impor­tante par rap­port aux autres tranch­es de finance­ment mieux protégées.

Quels sont les avantages d’une telle opération pour les dirigeants ?

On peut énumér­er un cer­tain nom­bre de points posi­tifs, notam­ment pour l’équipe de direction.

  • Autonomie de ges­tion des man­agers. Ils ren­dent compte à des action­naires mais sont réelle­ment maîtres à bord, les financiers n’ayant aucune voca­tion à diriger l’en­tre­prise. En général une struc­ture direc­toire-man­agers et con­seil de sur­veil­lance-investis­seurs est adop­tée. Par ailleurs, les fonds LBO gérant un nom­bre lim­ité de sociétés et ayant pro­duit un tra­vail très impor­tant d’analyse et de syn­thèse de la société reprise durant les six-huit mois d’é­tude du dossier, ils sont totale­ment dédiés à l’af­faire et à son développe­ment en par­ti­c­uli­er durant les dix-huit pre­miers mois et ont une forte volon­té pour que le plan d’af­faires établi par l’équipe dirigeante soit mis en œuvre. Ceci est générale­ment très appré­cié des dirigeants qui vien­nent la plu­part du temps de groupes indus­triels ou de ser­vices pour lesquels ils ne dirigeaient qu’une fil­iale ” non stratégique ” et donc ” sans intérêt ” pour la direc­tion générale du groupe.
     
  • Pour­suite de la stratégie de développe­ment de la société. La crois­sance externe est tout à fait com­pat­i­ble avec un mon­tage LBO pour autant qu’elle soit prévue dans le plan d’af­faires et le sché­ma de finance­ment : aut­o­fi­nance­ment préservé, pos­si­bil­ité de finance­ment de la crois­sance externe prévue ini­tiale­ment, aug­men­ta­tions de cap­i­tal suc­ces­sives pos­si­bles… L’ac­quéreur déter­min­era alors son prix en fonc­tion de l’ensem­ble de ces paramètres et du cou­ple risque-rentabil­ité qu’ils impliquent. C’est pourquoi, dans une opéra­tion de ce type, l’analyse extrême­ment poussée du busi­ness plan des man­agers est l’élé­ment clef par essence.
     
  • Entrée au cap­i­tal à des con­di­tions avan­tageuses via l’ef­fet de levi­er. L’e­sprit de l’opéra­tion, du point de vue de l’ac­tion­naire financier, est que l’équipe de direc­tion et les salariés investis­sent de façon sig­ni­fica­tive dans la trans­ac­tion (point fon­da­men­tal démon­trant leur con­fi­ance), et puis­sent en tir­er en con­trepar­tie un dou­ble prof­it : (i) la quote-part de plus-val­ue leur revenant au titre de leur investisse­ment ini­tial, auquel s’a­joute (ii) un mécan­isme forte­ment inci­tatif (via par exem­ple des BSA4) lié au degré de réus­site de l’opéra­tion (c’est-à-dire au niveau de plus-val­ue réal­isé par l’ac­tion­naire financier). En appor­tant 3 M€ les dirigeants et salariés peu­vent pos­séder 10 % de la société (3/30) con­tre 3 % sans effet de levi­er (3/100). En sup­posant, en out­re, que 15 % sup­plé­men­taires leur soient attribués du fait de la grande réus­site de l’opéra­tion, ces derniers ont alors droit à env­i­ron 25 % de la plus-val­ue (de 170 M€), soit 42 M€, pour un investisse­ment ini­tial de 3 M€, soit un investisse­ment mul­ti­plié par 14 (42/3) !
     
  • Moin­dre sen­si­bil­ité aux évo­lu­tions à court terme des marchés et de l’en­vi­ron­nement général, compte tenu de l’hori­zon des investis­seurs (cinq ans en général) à l’in­verse d’une société cotée (volatil­ité des cours en fonc­tion des annonces trimestrielles !). En effet, à par­tir du busi­ness plan de base des man­agers, un cer­tain nom­bre de plans alter­nat­ifs sont étudiés, notam­ment pour faire face à des con­di­tions économiques dégradées. La struc­ture finan­cière (niveau et type de dette) est égale­ment struc­turée afin de résis­ter à un con­texte plus dif­fi­cile que prévu.
     
  • Une atten­tion plus grande portée à la ges­tion du cash (BFR, investisse­ments…) et au report­ing financier (ce qui fait du LBO prob­a­ble­ment la meilleure pré­pa­ra­tion à une intro­duc­tion en Bourse).

À l’inverse existe-t-il des contraintes ?

Il existe finale­ment assez peu de con­traintes dans le cadre d’un LBO mais on peut néan­moins men­tion­ner quelques points clés :

  • les man­agers et les salariés doivent inve­stir de façon sig­ni­fica­tive au regard de leurs moyens. Ce point est cen­tral pour la con­fi­ance des investis­seurs comme nous l’avons vu ci-dessus ;
     
  • il existe un devoir d’in­for­ma­tion envers les investis­seurs action­naires et les ban­quiers qui passe en par­ti­c­uli­er par un report­ing très pré­cis et réguli­er (notam­ment le suivi men­su­el du cash) ;
     
  • l’ensem­ble des déci­sions impor­tantes (investisse­ment, crois­sance externe, endet­te­ment, etc.) est soumis à l’ap­pro­ba­tion du con­seil de surveillance ;
     
  • le busi­ness plan des man­agers représente l’al­pha et l’omé­ga de l’opéra­tion puisqu’il fonde notam­ment le prix payé et la struc­ture finan­cière. Tout change­ment sig­ni­fi­catif en cours de vie de l’opéra­tion (du type développe­ment plus impor­tant) devra être préal­able­ment approu­vé par les action­naires et les banquiers ;
     
  • la néces­sité de sor­tie des investis­seurs à moyen terme (à cinq ans en moyenne). Cette liq­uid­ité à terme de l’in­vestisse­ment est un point cen­tral qui béné­fi­cie à l’ensem­ble des action­naires, y com­pris aux man­agers et salariés ;
     
  • un cadre juridique et financier assez formel qui pro­tège les intérêts des action­naires, tant minori­taires que majori­taires, et des ban­quiers. En effet, les con­trats de prêts enca­drent très pré­cisé­ment les pos­si­bil­ités du groupe par de nom­breuses lim­i­ta­tions (niveau max­i­mum d’in­vestisse­ment annuel, niveau max­i­mum d’en­det­te­ment, pas de remon­tée de div­i­den­des vers les action­naires, etc.) et des ratios à respecter (EBIT/frais financiers, cash-flow/service de la dette, etc.). Il ne s’ag­it pas d’im­mix­tion dans la ges­tion mais sim­ple­ment de la mise en forme con­tractuelle du cadre financier qu’ont accep­té les ban­quiers et dont ils ne veu­lent pas que l’en­tre­prise s’éloigne sans leur accord.
     
Sché­ma 5 — Évo­lu­tion du nom­bre de trans­ac­tions LBO et des vol­umes investis
Évolution du nombre de transactions LBO et des volumes investis

Rapide historique du LBO

L’émergence aux États-Unis

À l’is­sue d’une péri­ode de taux d’in­térêt et d’in­fla­tion élevés, le LBO décolle aux États-Unis à la fin des années soix­ante-dix. La pre­mière opéra­tion de 100 M$ a lieu en 1979 (KKR rachète Houdaille Indus­tries). Dans les années qua­tre-vingt, on assiste à de grandes opéra­tions de rachat d’en­tre­pris­es avec un fort effet de levi­er fondé en par­tie sur l’émis­sion d’oblig­a­tions à haut ren­de­ment (“ junk bonds “, ancêtres des High Yield Bonds actuels qui s’ap­par­entent à des dettes mez­za­nines), avec un pic en 1986 (48 Md$ d’émissions).

Le LBO acquiert alors une image un peu sul­fureuse puisqu’il est util­isé par des raiders comme T. Boone Pick­ens et Michael Milken. Plusieurs opéra­tions por­tent sur le dépeçage de con­glomérats indus­triels sous-val­orisés en bourse. Le som­met est atteint lorsque KKR lance une OPA de 25 Md$ sur RJR Nabis­co en 1989 et en finance 20 % via une émis­sion de ” junk bonds “.

Dans les années qua­tre-vingt-dix, on assiste à une pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du marché. De grandes équipes améri­caines se ren­for­cent et font oubli­er les raiders des années quatre-vingt.

Le retard de l’Europe et de la France

Le marché anglais a tou­jours été le plus dévelop­pé en Europe et a suivi de façon assez proche l’évo­lu­tion du marché améri­cain. Il a réelle­ment décol­lé dans les années qua­tre-vingt. Le cap­i­tal investisse­ment (ou ” pri­vate equi­ty ”) représente d’ailleurs 0,9 % du PIB au Roy­aume-Uni con­tre 1,4 % aux États-Unis et 0,3 % en France. Ceci provient essen­tielle­ment, comme pour le reste du monde financier français, de l’ab­sence de pen­sion funds qui, dans les pays anglo-sax­ons, ” poussent ” les marchés à s’or­gan­is­er et à se dévelop­per afin d’of­frir des débouchés à leurs capitaux.

En France le démar­rage réel du marché a lieu à la fin des années qua­tre-vingt. Le cadre juridique est posé avec la loi sur les rachats d’en­tre­pris­es par ses salariés ou RES (1984) qui offre un sys­tème de déduc­tions fis­cales à la société reprise et aux salariés pour autant que ces derniers déti­en­nent un min­i­mum de 50 % des droits de vote du groupe.
L’in­té­gra­tion fis­cale lancée en 1988 vien­dra com­pléter puis rem­plac­er le sys­tème du RES qui n’a plus aujour­d’hui d’at­trait réel du fait du change­ment d’un cer­tain nom­bre de critères. On assiste à quelques grands RES tels que Dar­ty en 1988 et Eiffage-Fougerolles en 1990. Au cours des années qua­tre-vingt-dix, le vol­ume de trans­ac­tions en LBO explose après être resté sta­ble durant la péri­ode 1991–1994, soit le point bas du cycle économique (cf. sché­ma 5).

La pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du marché

La fin des années qua­tre-vingt-dix a vu l’émer­gence de grands fonds européens gérés par des équipes expéri­men­tées et avec des fonds lev­és auprès de nom­breux investis­seurs insti­tu­tion­nels européens et améri­cains (ban­ques, assur­ances, fonds de pen­sion…). On compte doré­na­vant plusieurs fonds LBO paneu­ropéens de plus de 2 Md€. En revanche les marchés européens restent très locaux car, au regard d’opéra­tions com­plex­es, l’aven­ture humaine que nous avons évo­qué ci-dessus reste pri­mor­diale et donc très liée aux spé­ci­ficités cul­turelles de chaque pays.

En France, out­re un cer­tain nom­bre de fonds anglo-sax­ons, on retrou­ve quelques fonds français posi­tion­nés sur le seg­ment des opéra­tions de taille impor­tante (cf. sché­ma 6).

Par ailleurs, il existe de nom­breux fonds spé­cial­istes des opéra­tions de petites et moyennes tailles (jusqu’à 100 M€ de valeur d’entreprise).

Le LBO en 2002 : un outil normalisé et avec un bel avenir

L’an­née 2001 mar­que, pour quelque temps, la fin du cycle haussier qui a suivi, en France, la plus forte et la plus longue crise économique de l’après-guerre (1991–1996). Cette péri­ode d’en­v­i­ron cinq ans (1996–2001) a vu l’ex­plo­sion du marché du LBO en France avec la con­sti­tu­tion et le ren­force­ment de très nom­breuses équipes dont un nom­bre impor­tant de pro­fes­sion­nels venant d’hori­zons con­nex­es (M & A, con­seil, finance­ment, etc.).

Le marché, tout en con­ser­vant sa spé­ci­ficité cul­turelle, a égale­ment achevé sa mise aux normes anglo-sax­onnes. De nom­breuses sociétés acquis­es par les fonds durant la péri­ode de crise ont été cédées avec des taux de ren­de­ment très élevés du fait, notam­ment, de l’aug­men­ta­tion des prix con­séc­u­tive au cycle haussier. Par­al­lèle­ment, de très nom­breuses trans­ac­tions ont été réal­isées d’une taille tou­jours plus impor­tante et, sur les trois dernières années, on compte plus de 10 opéra­tions de plus de 500 M€ (cf. sché­ma 6). En con­trepar­tie, les prix ont forte­ment aug­men­té. Et même si l’on peut con­sid­ér­er que l’ex­péri­ence acquise au début des années qua­tre-vingt-dix (retourne­ment du cycle précé­dent) a joué, il va être intéres­sant de voir com­ment ces trans­ac­tions vont se com­porter en péri­ode plus difficile.

Sché­ma 6 — Les 10 LBO français les plus impor­tants (1998–2001)​
Les 10 LBO français les plus importants (1998-2001)


En ce qui con­cerne les équipes de direc­tion des sociétés sous LBO, 2001 mar­que la fin de la péri­ode de for­ma­tion accélérée qu’a subie, si l’on peut dire, le marché des cadres dirigeants de groupe. En effet, le LBO, tech­nique encore pra­tique­ment incon­nue en France il y a dix ans, est devenu pour beau­coup de man­agers dynamiques le type de trans­ac­tion idéal.

Il faut recon­naître à cet égard que, out­re de nom­breux suc­cès de plus en plus médi­atisés de firmes sous LBO, l’ex­plo­sion du marché de l’In­ter­net et du ven­ture cap­i­tal a créé un choc cul­turel et soci­ologique sur l’ensem­ble des salariés, mais par­ti­c­ulière­ment les cadres dirigeants, dont on est loin de mesur­er encore tous les effets.

Il est d’ailleurs frap­pant de con­stater l’évo­lu­tion des men­tal­ités au tra­vers d’une étude récente5 qui indique qu’au­jour­d’hui 15 mil­lions de Français déclar­ent vouloir créer leur pro­pre entre­prise con­tre 1,5 mil­lion il y a dix ans. Sur ce chiffre, 6 mil­lions déclar­ent avoir un pro­jet pré­cis en tête con­tre 700 000 il y a dix ans. Ceci est encore ren­for­cé par la chute du marché bour­si­er et, con­séc­u­tive­ment, l’ef­fon­drement pour beau­coup de dirigeants de groupes (et de salariés) de tout espoir de gain rapi­de lié à leurs plans de stock-options. Mais cela ne fait que ren­forcer leur envie de par­ticiper à l’aven­ture capitaliste.

Au plan plus général, le marché français du LBO va rester ali­men­té dans les années à venir par la ten­dance lourde des grands groupes au recen­trage sur leur ” cœur de méti­er “. Cette ten­dance est ren­for­cée par le fait qu’après plusieurs opéra­tions de taille très impor­tante, les investis­seurs financiers sont devenus aux yeux de la plu­part des groupes indus­triels des inter­locu­teurs crédi­bles. En effet, l’idée pré­conçue que seuls d’autres groupes indus­triels étaient capa­bles d’a­cheter au meilleur prix leurs fil­iales non stratégiques a été battue en brèche de nom­breuses fois ces dernières années.

En pre­mier lieu parce que la fameuse ” valeur stratégique ” que la plu­part des vendeurs veu­lent affecter à leurs fil­iales en vente (celles, donc, qu’ils jugent eux-mêmes non stratégiques…) est en réal­ité beau­coup plus dif­fi­cile à obtenir qu’une pre­mière approche pour­rait le laiss­er penser.

En effet, les indus­triels, notam­ment sous l’ef­fet des marchés financiers, sont de plus en plus réti­cents à ” laiss­er ” au vendeur tout ou par­tie de leurs syn­er­gies futures, seule façon de jus­ti­fi­er économique­ment une valeur supérieure à la valeur finan­cière. Syn­er­gies dont l’ex­péri­ence mon­tre, qu’en out­re, elles sont sou­vent moins faciles à met­tre en œuvre que prévu.

Par ailleurs, il s’avère qu’un investis­seur financier est sou­vent plus sûr et plus déter­miné qu’un indus­triel, pour autant qu’un cer­tain nom­bre de con­di­tions préal­ables existe. Notam­ment : une société dom­i­nante sur ses marchés, une divi­sion des risques accept­able (clients, four­nisseurs, con­trats, etc.), une généra­tion de cash régulière et impor­tante, des oppor­tu­nités de développe­ment ou d’amélio­ra­tion des marges et, surtout, une équipe de direc­tion de pre­mière qualité.

Enfin, les investis­seurs financiers peu­vent par­fois mieux répon­dre et plus effi­cace­ment à cer­taines con­traintes du vendeur, telles que la volon­té de ven­dre un ensem­ble de sociétés actives dans des domaines dif­férents, la néces­sité de pren­dre en compte l’aspect social au tra­vers d’une opéra­tion ami­cale et sans dan­ger pour les salariés, la prise en compte des con­traintes liées aux marchés financiers comme une stricte con­fi­den­tial­ité ou encore un tim­ing per­me­t­tant d’an­non­cer l’opéra­tion aux ana­lystes dans les meilleures conditions.

À cet égard, des opéra­tions comme Nex­i­ty (1,200 M€ de CA) et Ceg­elec (2,600 M€ de CA) ont été très sim­i­laires : les vendeurs indus­triels (Viven­di et Alstom) souhaitaient se sépar­er d’une fil­iale non stratégique dans un délai court, dans la forme prévue et non par morceaux, au tra­vers d’une opéra­tion ami­cale vis-à-vis des dirigeants et du per­son­nel, à un prix déter­miné en amont sur lequel l’ac­quéreur s’en­gageait morale­ment à ne pas revenir (sauf décon­v­enue provenant des audits), sous forme d’un paiement cash leur per­me­t­tant d’op­ti­miser leur levi­er financier.

De ce point de vue, un spon­sor financier, lié à un groupe représen­tant sérieux et respect de la parole don­née, paraît avoir répon­du à leur attente, tant en ter­mes de tim­ing que de prix, alors que les acheteurs indus­triels envis­agés n’é­taient man­i­feste­ment pas capa­bles d’y répon­dre parfaitement.

Conclusion

Au regard de tout ce que nous avons exposé, il nous sem­ble que la reprise de société en LBO ne peut que con­tin­uer à se dévelop­per en France car tous les ingré­di­ents du cock­tail sont présents : des investis­seurs act­ifs et dotés de fonds à inve­stir, des cadres dirigeants famil­iarisés avec la tech­nique du LBO ain­si que des grands groupes en per­pétuel effort de con­cen­tra­tion sur leur cœur de méti­er et des groupes famil­i­aux faisant face à des prob­lèmes de succession.

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1. Xavier THOUMIEUX est l’au­teur de l’ou­vrage : Le LBO — Acquérir une entre­prise par effet de levi­er, Eco­nom­i­ca, Ges­tion Poche,1996.
2. Rex : résul­tat d’exploitation.
3. Pour être vrai­ment com­pa­ra­ble, il faut (i) ajouter, dans le cas de l’in­vestisse­ment à 100 % en cap­i­tal (100 M€), le verse­ment d’un div­i­dende annuel égal au mon­tant annuel de dette rem­boursé, soit env­i­ron 50 M€ en cumulé sur cinq ans, le reste étant util­isé pour financer la crois­sance et (ii) annuler l’é­conomie d’im­pôt liée à l’in­té­gra­tion fis­cale, soit env­i­ron 10 M€ sur cinq ans.
4. BSA : bons de souscrip­tion d’actions.
5. Citée par Fav­il­la dans Les Échos du 17 jan­vi­er 2002.

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