Une constitution pour l’Europe ?

Dossier : Libres ProposMagazine N°545 Mai 1999
Par Michel GÉRARD (55)
Par Dickran INDJOUDJIAN (41)

Le suc­cès presque inespéré de l’eu­ro (onze mem­bres sur quinze) risque d’être une vic­toire à la Pyrrhus si le décalage inquié­tant n’est pas comblé entre une assez bonne inté­gra­tion économique et l’u­nion poli­tique. Celle-ci demeure embry­on­naire, alors que nos États se révè­lent inca­pables de relever seuls les défis à la civil­i­sa­tion que sont la dépoli­ti­sa­tion, le chô­mage de masse, le repli sur l’in­di­vidu et l’in­ca­pac­ité de trans­met­tre les valeurs les plus essen­tielles. Quant au traité d’Am­s­ter­dam, l’at­tente qu’il avait soulevée a été déçue : pro­grès très mod­estes, lacunes énormes.

La société civile s’en émeut, comme divers­es ini­tia­tives récentes en témoignent. L’opin­ion publique et la classe poli­tique pren­nent une con­science plus nette des avan­tages sub­stantiels que présen­terait pour l’ensem­ble des États mem­bres de l’U­nion européenne l’élab­o­ra­tion, selon un mode con­ven­able, d’un ordre con­sti­tu­tion­nel européen.

Cette prise de con­science appa­raît longtemps après celle de la plu­part des décideurs économiques. Pourquoi ? Parce que, dans un monde économique où ne sub­sis­tent que d’in­fimes bar­rières, où la con­cur­rence très âpre fait naître des géants, où des réseaux plané­taires de toute sorte struc­turent la vie économique — mais aus­si celle des citoyens -, les cen­tres de déci­sion changent de nature ; leur puis­sance sera de moins en moins affec­tée par des États dont la sou­veraineté risque fort d’être de plus en plus illu­soire, à moins d’é­man­er d’une entité poli­tique à la solid­ité incon­testable et d’un poids com­pa­ra­ble à celui des États-Unis d’Amérique.

Aus­si bien, si une meilleure inté­gra­tion poli­tique de l’U­nion européenne ne se fait pas rapi­de­ment, la puis­sance échap­pera de façon irréversible aux États mem­bres. N’est-il pas con­va­in­cant à cet égard de regarder ce que sera la démo­gra­phie dans une généra­tion, dis­ons en 2025 ? Il y aura 16 pays au monde de plus de 100 mil­lions d’habi­tants et… aucun dans l’U­nion européenne, si toute­fois celle-ci n’ac­quiert pas les attrib­uts d’un véri­ta­ble acteur autonome sur la scène mon­di­ale. Et, qui plus est, la pop­u­la­tion européenne ne représen­tera alors que 6 % de la pop­u­la­tion mondiale.

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Un fais­ceau con­ver­gent de raisons his­toriques et cul­turelles, économiques et éthiques plaide pour une organ­i­sa­tion des États mem­bres qui soit forte, sol­idaire et rapi­de dans ses réac­tions vis-à-vis des prob­lèmes internes à l’U­nion européenne et plus encore des prob­lèmes externes à celle-ci. Les con­jec­tures plau­si­bles sur l’avenir du monde y inci­tent plus encore.

Cette organ­i­sa­tion ne peut être effi­cace et durable que si elle est d’or­dre con­sti­tu­tion­nel. Pour autant les con­sti­tu­tions nationales ne dis­paraîtront pas, même si elles doivent s’adapter.

La final­ité prin­ci­pale d’une con­sti­tu­tion européenne est double :

— met­tre en place les moyens de par­venir à un accord lorsque, dans le champ bien défi­ni de cette constitution2, un dif­férend survient ;
— prévoir les moyens de la faire évoluer, et aus­si de l’é­ten­dre à de nou­veaux États mem­bres, tant il est vrai que le monde change, vite et de façon imprévisible.

Une effi­cac­ité véri­ta­ble et durable ne saurait être assurée autrement ; on en resterait sinon aux aléas des déci­sions inter­gou­verne­men­tales dans des domaines où l’in­térêt com­mun de l’Eu­rope doit pré­val­oir. Les faib­less­es actuelles per­sis­teraient dans des domaines tels que les suivants :

— poli­tique étrangère et de sécu­rité commune,
— mobil­i­sa­tion du poten­tiel économique européen, con­di­tion sine qua non d’une diminu­tion du chô­mage et d’une meilleure cohé­sion sociale,
— jeu démoc­ra­tique et clair des insti­tu­tions européennes.

Ces faib­less­es biaisent pro­fondé­ment la con­cur­rence, en principe saine, entre l’U­nion européenne et les États-Unis d’Amérique. Com­ment s’é­ton­ner de ce que ces derniers trou­vent dans les insuff­i­sances mêmes de l’Eu­rope bien des occa­sions favor­ables à leurs intérêts ou soient, du fait même de ces insuff­i­sances, con­duits à des atti­tudes qui, parce qu’ils les pren­nent seuls, peu­vent être ressen­ties comme hégé­moniques ? Les Européens seraient aveu­gles ou injustes si, dans la sit­u­a­tion actuelle de l’U­nion européenne, ils reprochaient pareilles atti­tudes aux Améri­cains et, de sur­croît, ils seraient bien naïfs. Mais, qu’on le veuille ou non, si l’évo­lu­tion pré­con­isée vers une Europe poli­tique ne se fait pas, l’Eu­rope se trou­vera de fac­to sous pro­tec­torat américain.

Le souhaite-t-on ? Ou bien voulons-nous que l’Eu­rope, qui pos­sède de véri­ta­bles valeurs com­munes, soit sur la scène mon­di­ale un grand acteur partageant avec les États-Unis d’Amérique un rôle majeur dans les affaires du monde, col­lab­o­rant avec eux pour la paix, lut­tant paci­fique­ment et ami­cale­ment avec eux sur le plan économique ?

Mais atten­tion ! L’ur­gence est grande : le délai est de quelques années. Pourquoi ? Dans la sit­u­a­tion actuelle d’une économie irréversible­ment mon­di­al­isée, des réseaux de toute nature se con­stituent, notam­ment entre entités économiques et sociales géantes et entre puis­santes conur­ba­tions de pays dif­férents. Ces réseaux n’ont aucune rai­son de se con­stituer spon­tané­ment en con­for­mité avec les intérêts d’un pays don­né. L’en­cadrement éthique de leurs actions, afin que celles-ci soit prof­ita­bles au bien com­mun, ne sera pas pos­si­ble au niveau d’É­tats trop petits. Il est clair en revanche que les États-Unis d’Amérique, seuls aujour­d’hui — con­traire­ment à une Europe inef­fi­cace — pos­sè­dent l’énorme force per­me­t­tant d’im­pos­er leurs valeurs à ces réseaux.

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Notre pro­pos n’a pas été de pro­pos­er ici un con­tenu pré­cis pour une con­sti­tu­tion européenne ; ni de dire com­ment — et c’est essen­tiel — associ­er l’opin­ion publique à cette évo­lu­tion his­torique, redonnant par là même l’en­t­hou­si­asme et l’élan qui man­quent tant.

Nous avons voulu met­tre en évi­dence, au-delà des mod­i­fi­ca­tions infin­i­ment souhaita­bles aux­quelles se lim­i­tent si sou­vent les dis­cus­sions sur l’Eu­rope, les car­ac­téris­tiques pro­fondes de notre temps. Pren­dre tar­di­ve­ment con­science de celles-ci ou en tir­er des con­séquences sans hardiesse, ce serait tout sim­ple­ment mor­tel pour l’U­nion européenne, certes, mais aus­si pour la France.

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1. La syn­thèse des travaux de ce col­loque sera pub­liée en mai et pour­ra être obtenue de l’AR­RI, 11, rue Nico­lo, 75116 Paris, tél. : 01.45.27.46.16, con­tre un chèque de 60 F (ou de 40 F pour les mem­bres des asso­ci­a­tions organ­isatri­ces à jour de leur coti­sa­tion, ceux de X‑Europe notamment).
2. Ce champ, assez large, devrait con­cern­er les intérêts communs.

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