Trois aspects de la protection juridique des logiciels

Dossier : La propriété intellectuelle : Défendre la créationMagazine N°672 Février 2012
Par Emmanuel AJDARI (78)

REPÈRES
Les logi­ciels peu­vent con­stituer une part très impor­tante du pat­ri­moine intel­lectuel d’une entre­prise. Si c’est une évi­dence dans l’industrie des TIC, cela s’applique aus­si aux autres secteurs de l’économie, où l’utilisation de logi­ciels est présente dans tous les proces­sus internes de l’entreprise, notam­ment la con­cep­tion et la fab­ri­ca­tion. Les logi­ciels peu­vent ain­si con­cen­tr­er une par­tie impor­tante du savoir-faire de l’entreprise.

Droit d’auteur

Tout logi­ciel béné­fi­cie à sa créa­tion du droit d’auteur. Cette pro­tec­tion est gra­tu­ite, longue (typ­ique­ment soix­ante-dix ans) et mon­di­ale. Le logi­ciel est, en fait, essen­tielle­ment assim­ilé à une œuvre lit­téraire, même s’il fait l’objet de quelques arti­cles de loi spé­ci­fiques dans le code de la pro­priété intellectuelle.

Le droit d’auteur est peu adap­té au monde du logiciel

L’auteur, et donc le pro­prié­taire ini­tial du logi­ciel, est celui qui écrit con­crète­ment les lignes de code – comme l’auteur d’un roman. La con­tri­bu­tion d’autres per­son­nes physiques ou morales à ces spé­ci­fi­ca­tions et à l’algorithme ou à toute autre activ­ité en amont de l’écriture pro­pre­ment dite du code source n’est pas prise en compte. Ain­si, le pro­prié­taire ini­tial du logi­ciel n’est pas celui qui a spé­ci­fié le logi­ciel, même si cette spé­ci­fi­ca­tion était détail­lée, et le tra­vail de codage une sim­ple activ­ité de tran­scrip­tion en lan­gage infor­ma­tique avec une valeur ajoutée faible.

Le droit d’auteur, qui a été dévelop­pé pour pro­téger les créa­tions lit­téraires, est ain­si peu adap­té au monde du logi­ciel, et les lois spé­ci­fiques au logi­ciel sont insuff­isantes à cet égard. Certes la loi a prévu un trans­fert automa­tique des droits pat­ri­mo­ni­aux de l’employé à l’employeur quand l’employé a dévelop­pé le logi­ciel dans le cadre de son tra­vail. L’exception est cepen­dant stricte­ment lim­itée à une rela­tion entre employé et employeur. En par­ti­c­uli­er elle ne s’applique donc pas à la sous-trai­tance à une SSII, aux dirigeants non salariés d’une entre­prise, aux asso­ciés… et aux sta­giaires, qui sont donc pro­prié­taires à titre per­son­nel des logi­ciels dont ils ont écrit le code. Un con­trat cor­recte­ment rédigé trans­férant les droits pat­ri­mo­ni­aux du logi­ciel de l’auteur vers l’entreprise con­cernée – on par­le de ces­sion des droits – est donc tou­jours indispensable.

Les dispositifs contractuels

Ces­sion
La ces­sion du logi­ciel devrait être lim­itée au cas où l’essentiel du savoir-faire cap­turé dans le code dévelop­pé provient du client. Celui-ci a, dans ce cas, forte­ment con­tribué aux spé­ci­fi­ca­tions fonc­tion­nelles détail­lées quand il ne les a pas écrites lui-même. Le logi­ciel cédé est sauf excep­tion entière­ment nouveau.

En l’absence de référen­tiel lég­is­latif suff­isant, la néces­sité du recours sys­té­ma­tique à des claus­es con­tractuelles peut con­duire à des négo­ci­a­tions longues et com­plex­es entre le four­nisseur et son client, où le rap­port de force peut primer sur l’équité. La con­ces­sion devrait être le régime adop­té dès que le code dévelop­pé con­tient du savoir-faire du four­nisseur au-delà de ses capac­ités de codage. Ce savoir-faire se man­i­feste notam­ment dans l’algorithme, les spé­ci­fi­ca­tions fonc­tion­nelles détail­lées, et sou­vent dans la réu­til­i­sa­tion de codes exis­tants. Ce cas con­cerne en par­ti­c­uli­er les sociétés où la pro­duc­tion de logi­ciel n’est pas la prin­ci­pale activ­ité, ou les développe­ments où le logi­ciel n’est pas l’objet prin­ci­pal du con­trat. L’étendue des droits con­cédés doit alors être définie pour cou­vrir les besoins du client tout en per­me­t­tant au four­nisseur de préserv­er son savoir-faire. En par­ti­c­uli­er, l’accès au code source est un point de négo­ci­a­tion délicat.

Le recours au brevet

Si le droit d’auteur assure une bonne pro­tec­tion de la forme du logi­ciel, il n’en pro­tège pas du tout les fonc­tion­nal­ités, qui peu­vent être repro­duites moyen­nant un nou­veau codage sans vio­l­er le droit d’auteur.

La guerre des brevets autour des smart­phones et tablettes
Cer­taines fonc­tions d’Androïd sem­blent vio­l­er des brevets d’Apple, et de nom­breux procès vien­nent ain­si de s’engager depuis quelques mois entre Apple et ses con­cur­rents util­isant Androïd. Cer­tains petits développeurs d’applications sont égale­ment pour­suiv­is par des patent trolls.

Si l’on souhaite pro­téger l’aspect fonc­tion­nel, un brevet du logi­ciel est à envis­ager. Certes les logi­ciels « en tant que tels » sont explicite­ment exclus de la brevetabil­ité en droit européen et français. Mais le droit en général et la PI en par­ti­c­uli­er sont pleins de sub­til­ités, et en pra­tique il est tout à fait pos­si­ble de brevet­er des logi­ciels en Europe, à con­di­tion que cela ne soit pas en tant que tel. Les reven­di­ca­tions de « pro­duit-pro­gramme d’ordinateur » sont ain­si accep­tées par l’OEB dans cer­taines con­di­tions. Les pos­si­bil­ités de brevet­er un logi­ciel sont cepen­dant plus réduites qu’aux États-Unis.

Il y a actuelle­ment de nom­breux logi­ciels brevetés en Europe, et cer­tains sont util­isés dans la vie de tous les jours, par exem­ple dans les normes JPEG, MPEG. Apple utilise égale­ment de nom­breux brevets pour pro­téger ses produits.

Des risques liés aux logiciels libres

À l’opposé des prob­lé­ma­tiques précé­dentes, les logi­ciels libres ont con­nu un développe­ment impor­tant. Un exem­ple célèbre est le logi­ciel d’exploitation Androïd, dévelop­pé par Google pour les tablettes et smart­phones. De nom­breux autres logi­ciels libres, moins con­nus, sont util­isés dans les entre­pris­es par déci­sion stratégique ou à l’initiative de développeurs indi­vidu­els. Mal­gré tout leur intérêt en ter­mes de coût, de qual­ité et de trans­parence, il con­vient d’être bien con­scient de leurs incon­vénients potentiels.

Ain­si, si une fonc­tion d’un logi­ciel libre est pro­tégée par un brevet, l’utilisateur se retrou­ve contrefacteur.

En out­re, l’utilisation d’un logi­ciel libre impose cepen­dant le respect de la licence avec laque­lle il est dis­tribué. Dans le cas de licences libres dites à copy­left fort, l’ensemble du code, y com­pris la par­tie pro­prié­taire, doit être dif­fusé sous la même licence et donc devenir un logi­ciel libre : c’est, le plus sou­vent, inac­cept­able. Dans ce cas, il sera néces­saire de redévelop­per le code, avec des impacts coûts et plan­nings, sauf à accepter de pren­dre le risque de met­tre l’entreprise dans l’illégalité : la jurispru­dence mon­tre que les licences libres sont solides du point de vue légal, et l’entreprise pour­rait être for­cée par un tri­bunal à se con­former à la licence ou à renon­cer à dif­fuser son logiciel.

Il est tout à fait pos­si­ble de brevet­er des logi­ciels en Europe

Des dispositifs efficaces mais délicats

En résumé, tout logi­ciel est ipso fac­to pro­tégé par le droit d’auteur. Moyen­nant des dis­posi­tifs con­tractuels adap­tés, qui peu­vent être dif­fi­ciles à négoci­er, le droit d’auteur assure une bonne pro­tec­tion juridique du code dévelop­pé con­tre la copie. Si le code com­prend des fonc­tion­nal­ités nou­velles et inven­tives, un brevet doit être envis­agé, ce qui en assur­era la pro­tec­tion indépen­dam­ment du code dévelop­pé. Les logi­ciels libres, sauf si leurs fonc­tion­nal­ités sont brevetées, représen­tent pour l’entreprise des oppor­tu­nités d’accès à moin­dre coût à un code de bonne qual­ité. Néan­moins, leur incor­po­ra­tion dans le logi­ciel pro­prié­taire d’une entre­prise peut, en cas de dif­fu­sion hors de l’entreprise, en com­pro­met­tre la pro­tec­tion juridique.

4 Commentaires

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Arthurrépondre
7 février 2012 à 15 h 16 min

Enfin un exposé clair sur le sujet
Mer­ci pour cet arti­cle plutôt com­plet tout en restant assez court et surtout extrême­ment clair !
Reste à savoir quels argu­ments peu­vent être avancés pour jus­ti­fi­er de la brevetabil­ité d’un logi­ciel, en Europe. Quelqu’un aurait-il des ressources à ce sujet ?

Emmanuel Ajdarirépondre
12 février 2012 à 19 h 09 min
– En réponse à: Arthur

brevetabil­ité d’un logi­ciel
Mer­ci pour le compliment.
Il me sem­ble tout à fait jus­ti­fié de brevet­er un logi­ciel quand l’ef­fet a un car­ac­tère très tech­nique (par exem­ple une com­mande d’asservisse­ment).… et bien sur s’il est nou­veau et inven­tif au sens du droit des brevets.

Dans d’autres cas c’est net­te­ment moins clair.
Est-ce que la lim­ite pra­tique définie par la jurispru­dence de l’OEB est cor­recte, trop lâche, trop rigide ? .…Je n’ai pas d’avis.

Emmanuel Ajdari

jere­myrépondre
1 juin 2012 à 8 h 16 min

Par­le-t-on bien de logi­ciels libres ?
Je m’é­tonne, vu votre bio, que vous puissiez affirmer de telles choses à pro­pos du logi­ciel libre.

D’abord, la licence de brevet et non seule­ment prévue par le texte de la plu­part des licences de logi­ciel libre mais elle est “néces­saire” à leur fonc­tion­nement et les per­son­nes qui dévelop­pent ce genre de logi­ciels recherchent cette trans­féra­bil­ité de con­nais­sance. L’idée même d’un “util­isa­teur de logi­ciel libre con­tre­fac­teur” est une erreur juridique dans la mesure ou l’usage privé (même dans le cadre privé de l’en­tre­prise) est illimité.

Ensuite, dans un logi­ciel libre, il n’y a pas (par déf­i­ni­tion) de “part de code pro­prié­taire”. De plus, il existe des licences libres qui autorisent de ‘pro­prié­taris­er’ leur code et leur mod­i­fi­ca­tion (type BSD).

Enfin, je rap­pelle qu’une licence est pour par­tie un con­trat, et qu’il n’y a rien d’ ”inac­cept­able” à impos­er à une entre­prise de respecter la licence du logi­ciel qu’elle utilise, notam­ment en ce qui con­cerne le copyleft.

Si je peux me per­me­t­tre, pour un “respon­s­able pro­priété intel­lectuelle” ça mar­que mal…

Je serai ravi de pou­voir dis­cuter avec vous afin de mieux com­pren­dre votre point de vue.

Bien cor­diale­ment.

Emmanuel Ajdarirépondre
5 septembre 2012 à 20 h 44 min
– En réponse à: jeremy

Mais oui je par­le bien de logi­ciels libres !
e prends con­nais­sance aujour­d’hui de votre commentaire.
« Je m’é­tonne, vu votre bio, que vous puissiez affirmer de telles choses à pro­pos du logi­ciel libre »
Je n’ai pas tout com­pris dans vos affir­ma­tions et vos ques­tions ; il me sem­ble que vous mélangez beau­coup de choses ce qui explique peut-être votre éton­nement. Quelques élé­ments de réponse à ce que j’ai com­pris de votre commentaire.
« L’idée même d’un “util­isa­teur de logi­ciel libre con­tre­fac­teur” est une erreur juridique.… »
Sam­sung util­isa­teur d’An­droid logi­ciel libre vient d’être recon­nu coupable aux USA de con­tre­façon d’un brevet Apple ! ce n’est donc pas une erreur juridique.
Je vous invite aus­si à lire l’ar­ti­cle de Lair et Agosti dans cette revue et surtout la con­clu­sion : … le logi­ciel libre pour­rait s’imposer de fait. À moins que le brevet logi­ciel, tant con­testé, n’arrive à le museler.
« ll n’y a rien d’ ”inac­cept­able” à impos­er à une entre­prise de respecter la licence du logi­ciel notam­ment le copyleft » .
Vous avez tout à fait raison.…je n’ai pas écrit le contraire !

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