TEMPS ET MUSIQUE

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°641 Janvier 2009Rédacteur : Jean Salmona (56)

Et c’est peut-être, au fond, ce que nous recher­chons, con­sciem­ment ou non, en écoutant une oeu­vre dont nous savons que nous pour­rons à tout moment la réé­couter, non pas sem­blable mais rigoureuse­ment iden­tique à elle-même : l’expérience inespérée de la réversibil­ité, qui peut nous don­ner, le temps d’une écoute, l’illusion déli­cieuse de notre pro­pre pérennité.

Deux pianistes hors du commun

Les musiques qui sont elles-mêmes intem­porelles se prê­tent par­ti­c­ulière­ment bien à cette illu­sion, et d’abord celle de Bach. Nous pou­vons en faire l’expérience avec une édi­tion nou­velle de qua­tre de ses Con­cer­tos pour clavier (BWV 1054, 6, 7, 8) par David Fray qui dirige simul­tané­ment l’Orchestre de cham­bre de Brême1. Cha­cun de nous a son inter­pré­ta­tion préférée, celle de Gould ou de Per­ahia, par exem­ple. Ce qui fait le prix de celle de Fray est qu’elle ne ressem­ble à aucune autre. Tout d’abord, tout en respec­tant rigoureuse­ment la mesure et en étant limpi­de, son jeu s’étale du pianis­si­mo le plus fin au for­tis­si­mo ; et il est, selon les moments, per­cu­tant comme pour du Bar­tok ou velouté comme pour Debussy. Un com­plet renouvellement.

Emmanuelle Swier­cz, dont nous avions analysé ici un pre­mier disque – décoif­fant – con­sacré à Rach­mani­nov, s’attaque à présent à Schu­mann, avec le Car­naval et, moins jouées, les Bunte Blät­ter2. Son Schu­mann ne ressem­ble, lui non plus, à aucun autre. Ne par­lons pas de la tech­nique, qui ferait rou­gir les plus grands pianistes de l’ancienne école et qui rap­pelle celle de Martha Arg­erich. Mais Schu­mann, c’est à la fois l’emportement roman­tique jusqu’à la folie, et le mys­tère : l’interprétation d’Emmanuelle Swier­cz est habitée de l’un et de l’autre. Son Car­naval est col­oré, tour­men­té, tou­jours inquié­tant. Les Bunte Blät­ter, rarement enreg­istrées, sont des pièces d’une fan­tas­tique richesse, notam­ment har­monique, qu’elle joue avec une extrême sub­til­ité. Une décou­verte, un grand plaisir.

Au total, avec Emmanuelle Swier­cz, David Fray, et deux ou trois autres (dont notre cama­rade Jonathan Gilad), la nou­velle généra­tion de pianistes français n’a rien à envi­er à la russe ni à la chinoise.

Sir Simon Rattle

Le Berlin­er Phil­har­moniker est vraisem­blable­ment la pre­mière for­ma­tion sym­phonique mon­di­ale. Si l’on n’a pas la chance de le décou­vrir sur place – expéri­ence inou­bli­able – on peut l’entendre et le voir par­fois à la télévi­sion (sur Mez­zo). Ce qui le dis­tingue des autres très grands orchestres, c’est l’association de deux car­ac­tères générale­ment incom­pat­i­bles : des solistes de niveau excep­tion­nel dans tous les pupitres, et une extra­or­di­naire homogénéité. Il le doit aux chefs dont il a su se dot­er, dont le dernier est Simon Rat­tle, démi­urge ray­on­nant qui dirige tou­jours, il faut le not­er, sans par­ti­tion, et joue en pub­lic après plusieurs journées entières de répéti­tion y com­pris la pause du déje­uner (ce qui éton­nerait les syn­di­cats de cer­taines de nos for­ma­tions). Le disque de Berlioz qu’il vient d’enregistrer et qui com­prend la Sym­phonie fan­tas­tique et la Mort de Cléopâtre (avec Susan Gra­ham)3 est à cet égard exem­plaire : cet orchestre ger­manique dirigé par un Bri­tan­nique parvient à restituer le roman­tisme de Berlioz et ses excès avec une rigueur absolue, qui per­met de dis­tinguer chaque plan sonore.

Varia

Pass­er du Phil­har­monique de Berlin aux Phil­har­monistes de Château­roux peut sem­bler une gageure. Il n’en est rien, car il s’agit d’un ensem­ble de 14 instru­ments à vent avec de très bons instru­men­tistes, où la ques­tion d’équilibre entre les pupitres ne se pose donc pas. Cet ensem­ble vient d’enregistrer l’intégrale de l’oeuvre pour instru­ments à vent de Haydn4 (diver­ti­men­tos, march­es), pour l’essentiel des pièces de com­mande, joli­ment écrites, bien jouées.

Si vous ne con­nais­sez pas le sax­horn (famille du tuba), et si vous aimez ce genre d’instruments à la ron­deur chaleureuse, vous pou­vez le décou­vrir dans un ensem­ble de pièces français­es jouées par un instru­men­tiste vir­tu­ose, David Mail­lot, accom­pa­g­né par Géral­dine Dutron­cy5. Musique sym­pa­thique, bien en sit­u­a­tion comme musique de scène.

Enfin, si vous aimez le tan­go et si vous êtes prêt à l’écouter sans ban­donéon, vous pour­rez enten­dre tan­gos et milon­gas de Piaz­zol­la joués par l’Ensemble Con­traste6. C’est une ver­sion sage, musi­cale­ment irréprochable, de ce que l’on écoute générale­ment inter­prété par des ensem­bles moins policés. On oubliera El dia que me quieras, de Gardel, avec sopra­no et mez­zo-sopra­no, et on appréciera Obliv­ion ver­sion sonate pour alto et piano, et ver­sion jazz en bossa nova avec saxo et bat­terie. Vous pour­rez aus­si préfér­er les vieux enreg­istrements du Cuar­tet­to Cedron, qui vous fer­ont peut-être oubli­er le temps qui passe.

1. 1 CD VIRGIN.
2. 1 CD INTRADA.
3. 1 CD EMI.
4. 2 CD ARION.
5. 1 CD HYBRID’MUSIC.
6. 1 CD ZIG ZAG.

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