Quantique et Internet des objets

Technologies quantiques et Internet des objets, une intrication futuriste ?

Dossier : Internet des objetsMagazine N°784 Avril 2023
Par Michel KUREK (E19)

La mécanique quan­tique a déjà pro­duit des effets dans le domaine de l’Internet des objets, mais surtout elle ouvre sur des pos­si­bil­ités immenses dont cet IoT ne man­quera de prof­iter, avec des cap­teurs, des télé­com­mu­ni­ca­tions et des moyens de cal­cul aux per­for­mances inédites. Les défis tech­nologiques sont en la matière très grands, eux aus­si. S’ils sont relevés, il n’en est pas moins sûr qu’existera alors prochaine­ment un Inter­net quan­tique des objets !

Théorie fon­da­men­tale de la physique mod­erne, la mécanique quan­tique mod­élise l’énergie, la matière, la lumière à leur niveau le plus fon­da­men­tal, celui des quan­ta d’énergie et des par­tic­ules élé­men­taires ou objets quan­tiques (atom­es, pho­tons…). De cette théorie sont nées au XXe siè­cle de nom­breuses inven­tions qui ont boulever­sé notre société comme le laser, le tran­sis­tor puis le cir­cuit inté­gré, et l’horloge atom­ique util­isée par nos GPS. Ce fut la pre­mière révo­lu­tion quan­tique. Exploitant ces dis­posi­tifs depuis une décen­nie, l’Internet des objets (IoT en améri­cain) pour­rait aus­si béné­fici­er à terme des avancées d’une nou­velle révo­lu­tion quan­tique saluée par le prix Nobel de physique 2022.

Nobel, seconde révolution quantique et IoT

Dans son n° 779, La Jaune et la Rouge célébrait les derniers Nobel de physique : Alain Aspect, John Clauser et Anton Zeilinger, récom­pen­sés pour leurs expéri­ences révo­lu­tion­naires menées indépen­dam­ment les unes des autres dès les années 80 et por­tant sur l’intrication quan­tique, phénomène con­tre-intu­itif selon lequel deux par­tic­ules se com­por­tent comme une seule unité même lorsqu’elles sont séparées. Ces travaux ont ouvert la voie à la sci­ence de l’information quan­tique et au développe­ment de nou­velles appli­ca­tions tech­nologiques. Le prix Nobel atteste de cette deux­ième révo­lu­tion quan­tique, ren­due à présent pos­si­ble par le trans­fert, entre la recherche fon­da­men­tale et l’industrie, des tech­nolo­gies de manip­u­la­tion et de con­trôle d’objets quan­tiques indi­vidu­els, lesquelles n’avaient pu être exploitées lors de la pre­mière révo­lu­tion. Financée par des États soucieux de leur sou­veraineté ou des entre­pris­es pio­nnières de plus en plus nom­breuses, une nou­velle généra­tion d’appareils appa­raît. Ils pour­raient dans les prochaines années révo­lu­tion­ner des domaines aus­si var­iés que les cap­teurs (métrolo­gie), les télé­com­mu­ni­ca­tions et l’informatique, tant ils sur­passeraient les per­for­mances des tech­nolo­gies exis­tantes. Si, dans leurs décli­naisons quan­tiques, ces trois tech­nolo­gies sont loin d’être matures, elles méri­tent d’être détail­lées au regard d’une inté­gra­tion future dans le mod­èle IoT dont elles con­stituent les prin­ci­paux composants.

Des capteurs ultra-précis

Les cap­teurs jouent un rôle pri­mor­dial dans le fonc­tion­nement d’un écosys­tème IoT. Sou­vent con­sid­érés comme son sys­tème sen­soriel, ils sont issus de tech­nolo­gies plus ou moins com­plex­es, mesurant des grandeurs physiques ou détec­tant des change­ments dans l’environnement. L’extrême sen­si­bil­ité des objets quan­tiques aux influ­ences externes les rend idéaux pour la réal­i­sa­tion de telles mesures, avec une pré­ci­sion ou une sen­si­bil­ité dépas­sant large­ment les lim­ites des cap­teurs clas­siques util­isés aujourd’hui. Les cap­teurs quan­tiques sont sans doute le domaine des tech­nolo­gies quan­tiques le plus mature et le plus riche en ter­mes de dis­posi­tifs utiles et d’approches tech­niques per­ti­nentes (gaz d’atomes ultra­froids, cel­lules à vapeur à tem­péra­ture ambiante, dia­mants impar­faits, atom­es de Rydberg…).

Cer­tains pro­duits sont déjà com­mer­cial­isés et le marché est dom­iné par les mag­né­tomètres quan­tiques, pour lesquels les tech­nolo­gies les plus promet­teuses sont les dis­posi­tifs supra­con­duc­teurs d’interférence quan­tique (SQUID), les mag­né­tomètres à pom­page optique et les cap­teurs à cen­tre de vacances d’azote (impureté par­ti­c­ulière) dans un cristal de dia­mant. Cette nou­velle généra­tion de cap­teurs quan­tiques aura des appli­ca­tions dans un large éven­tail de domaines, de l’environnement à la mobil­ité, en pas­sant par l’agriculture, la san­té et… la défense. Il est vrai que les États ont iden­ti­fié le quan­tique comme une tech­nolo­gie duale, à la fois mil­i­taire et civile. À ce titre les mag­né­tomètres, les cap­teurs iner­tiels (accéléromètres et gyro­scopes) ain­si que les grav­imètres quan­tiques, util­isés seuls ou com­binés, offriraient plusieurs pos­si­bil­ités d’améliorer les capac­ités de posi­tion­nement, de nav­i­ga­tion et de syn­chro­ni­sa­tion sans avoir besoin de GPS, vul­nérable au piratage, au brouil­lage et à la mys­ti­fi­ca­tion. Ces appli­ca­tions con­cer­nent les véhicules ter­restres, aériens ou mar­itimes, avec ou sans pilotes (drones).

Un défi technologique

Si, en théorie, l’amélioration quan­tique pour des dis­posi­tifs embar­qués devrait aus­si per­me­t­tre une réduc­tion de la taille, du poids, de l’énergie con­som­mée ou du coût de l’appareil (objec­tifs SWaP‑C : Size, Weight, Pow­er, Cost), l’optimisation de ces fac­teurs de forme reste un défi tech­nologique. Les dis­posi­tifs quan­tiques util­isés sont micro­scopiques mais néces­si­tent des appareils de con­trôle clas­siques encore volumineux.

“L’amélioration quantique pour des dispositifs embarqués devrait permettre une réduction de la taille, du poids, de l’énergie consommée ou du coût de l’appareil.”

Le Nation­al Insti­tute of Stan­dards and Tech­nol­o­gy améri­cain (NIST) a lancé l’ambitieux pro­gramme NIST on a chip (NOAC), qui, dans le domaine spé­ci­fique de la métrolo­gie et des cap­teurs, vise à dévelop­per des appareil­lages très pré­cis, ultra-com­pacts (puces), voire plus petits, peu coû­teux et à faible con­som­ma­tion énergé­tique, pour l’industrie et les par­ti­c­uliers. Dans le même esprit la tech­nolo­gie quan­tique microflu­idique, les mesures de tem­péra­ture, de champs mag­né­tiques et élec­triques ouvrent la voie aux dis­posi­tifs IoT quan­tiques en biolo­gie, chimie et médecine (lab-on-a-chip). Enfin dans le domaine des com­mu­ni­ca­tions il existe déjà des récep­teurs quan­tiques de radiofréquences (antennes RF) capa­bles de capter tout le spec­tre des fréquences radio, de 0 à 100 GHz, en asso­ciant une unique antenne de quelques cen­timètres car­rés et un dis­posi­tif à base d’atomes de Rydberg.

Avoir des communications ultra-sécurisées

Au cœur du développe­ment des maisons, villes, infra­struc­tures et usines, toutes « intel­li­gentes », l’Internet des objets est con­fron­té dès main­tenant à un défi majeur, celui de la con­fi­den­tial­ité et de la sécu­rité des don­nées. La com­plex­ité de ce défi aug­mente expo­nen­tielle­ment avec le nom­bre de nœuds et de passerelles IoT, l’utilisation crois­sante de cap­teurs et de réseaux intel­li­gents sans fil, l’émergence des infra­struc­tures de télé­com­mu­ni­ca­tions 5G publiques et privées, et l’adoption crois­sante du cloud. Pour pro­téger les infor­ma­tions sen­si­bles, les pro­to­coles de com­mu­ni­ca­tion met­tent en œuvre des procédés de cryp­togra­phie, qui dans le cas de l’IoT sont con­traints par les capac­ités en ter­mes de cal­cul, d’autonomie énergé­tique et de stock­age des don­nées des objets con­nec­tés. Ils n’utilisent générale­ment que des méth­odes sim­ples de chiffre­ment (cryp­togra­phie à clés symétriques ou asymétriques dite légère). À l’instar des normes plus sécurisées (par ex. RSA 2 048 bits), ces com­mu­ni­ca­tions cryp­tées sont sous la men­ace sys­témique d’un futur ordi­na­teur quan­tique dont la puis­sance de cal­cul expo­nen­tielle pour­rait cass­er les cryp­tosys­tèmes actuels. Même si cet hori­zon (sou­vent appelé Y2Q pour Year 2 Quan­tum, en allu­sion à Y2K désig­nant le bug de l’an 2000) est selon les experts, à dix ou quinze ans, les pro­to­coles ou l’architecture de l’IoT doivent être repen­sés dès aujourd’hui, car la durée de vie des objets IoT indus­triels est comparable.


Lire aus­si : De l’Internet des objets au tout con­nec­té, quelle régu­la­tion en 2023 ?


Perspectives des techniques de cryptographie

Dans cette optique, la com­mu­nauté sci­en­tifique pré­pare la riposte avec des tech­niques de cryp­togra­phie résis­tant aux attaques d’un ordi­na­teur quan­tique. Deux gammes d’outils com­plé­men­taires per­me­t­traient d’atténuer le risque : la cryp­togra­phie postquan­tique (post quan­tum cryp­tog­ra­phy – PQC) qui, sans faire appel au quan­tique, utilise de nou­veaux mod­èles de chiffre­ment, pure­ment math­é­ma­tiques, sup­posés résis­ter à une future attaque quan­tique ; la dis­tri­b­u­tion quan­tique de clés (quan­tum key dis­tri­b­u­tion – QKD), qui fait appel à du matériel physique et à des objets quan­tiques (pho­tons) exploitant les lois de la mécanique quan­tique. Con­cer­nant la PQC, le NIST a lancé en 2016 un pro­gramme de for­mal­i­sa­tion et de stan­dard­i­s­a­tion des pro­to­coles PQC, qui a don­né lieu à un con­cours inter­na­tion­al. Des 69 algo­rithmes ini­tiale­ment présen­tés, seuls 8 ont atteint la phase ultime de la com­péti­tion, encore en cours. À ce stade, le NIST met l’accent sur l’applicabilité des méth­odes final­istes aux dis­posi­tifs IoT, y com­pris l’évaluation des nou­veaux algo­rithmes (e.g. sché­mas de sig­na­ture Fal­con, Dilithi­um…) sur la famille de processeurs Cor­tex d’Arm des­tinés à l’embarqué, démon­trant que la sécu­rité post-quan­tique sur l’IoT est un objec­tif réal­iste même si cer­tains des nou­veaux algo­rithmes sont com­plex­es sur le plan cal­cu­la­toire. La dis­tri­b­u­tion quan­tique de clés (QKD) per­me­t­trait, quant à elle, deux dis­posi­tifs de partage des clés en garan­tis­sant une sécu­rité incon­di­tion­nelle fondée sur les principes fon­da­men­taux de la mécanique quan­tique, tels que l’impossibilité de clon­er l’information quan­tique (véhiculée ici par des pho­tons) ou l’intrication, chère à Alain Aspect. Les pro­to­coles de QKD sont mul­ti­ples, les travaux de stan­dard­i­s­a­tion sont en cours, mais cer­tains appareils sont d’ores et déjà com­mer­cial­isés. Si le quan­tique four­nit une solu­tion à sa pro­pre men­ace, les garanties de sécu­rité apportées en principe par la QKD le sont au prix de plusieurs con­traintes, comme des débits de com­mu­ni­ca­tion faibles et une machiner­ie encore lourde, peu déploy­able en l’état sur des ver­sions embar­quées. À l’instar des objec­tifs d’optimisation SWaP‑C des cap­teurs et dans l’attente d’améliorations con­crètes pour la QKD, il sem­ble aujourd’hui que l’approche PQC sera la plus adap­tée à la pro­tec­tion de l’information cir­cu­lant dans un réseau IoT.

Une capacité exponentielle de calcul

Les dis­posi­tifs IoT ont gag­né en pop­u­lar­ité pen­dant la pandémie. On estime qu’il y a main­tenant dans le monde 13 mil­liards d’objets adress­ables sur inter­net ou sur réseaux privés. Ce nom­bre pour­rait dou­bler d’ici 2025 mal­gré la pénurie mon­di­ale de semi-con­duc­teurs qui touche la plu­part des fab­ri­cants. L’IoT a été la base d’applications inno­vantes, de notre univers domes­tique per­son­nel à la qua­si-total­ité des secteurs indus­triels. De plus en plus de don­nées, de plus en plus d’usages… mais les capac­ités glob­ales de cal­cul con­ven­tion­nel peinent à suiv­re. L’informatique quan­tique, bien que, encore en phase de développe­ment, arriverait au bon moment pour l’Internet des objets, en répon­dant à ses goulets d’étranglement. Les ordi­na­teurs quan­tiques pour­raient réalis­er des cal­culs totale­ment inac­ces­si­bles aux cal­cu­la­teurs tra­di­tion­nels dans les prochaines années, en exploitant les super­po­si­tions et intri­ca­tions de qubits. Si ces machines quan­tiques exis­tent déjà et sont par­fois disponibles publique­ment dans des offres cloud, elles sont peu puis­santes, impar­faites, et n’ont pas encore démon­tré d’avantages réels par rap­port aux ordi­na­teurs con­ven­tion­nels. Toute­fois, à terme, le cal­cul quan­tique est pressen­ti comme pou­vant accélér­er la réso­lu­tion de prob­lèmes d’optimisation, d’analyse pré­dic­tive, d’intelligence arti­fi­cielle sou­vent au cœur du traite­ment des don­nées IoT. L’optimisation des tra­jec­toires d’une flotte de drones, l’accélération des per­for­mances de mod­èles de machine learn­ing util­isés en main­te­nance pré­dic­tive ou en détec­tion de défauts ou anom­alies sont par­mi d’autres les sujets de pro­jets menés par dif­férents acteurs indus­triels déjà impliqués. Finale­ment l’informatique quan­tique pour­rait jouer un rôle essen­tiel dans le traite­ment plus rapi­de des don­nées sim­ples et com­plex­es au sein du sys­tème IoT.

De l’IoT au IQoT

L’Internet des objets fait par­tie aujourd’hui des tech­nolo­gies que nous util­isons incon­sciem­ment au même titre que d’autres objets issus de la pre­mière révo­lu­tion quan­tique. Ils se sont tis­sés (pour ne pas dire intriqués) dans la trame de notre quotidien.

“Des réseaux distribués de capteurs quantiques intriqués ?”

Au cœur des sys­tèmes IoT, cap­teur, com­mu­ni­ca­tion, traite­ment des don­nées béné­ficieront d’améliorations issues des avancées des piliers respec­tifs de la sec­onde révo­lu­tion quan­tique. Avec une vision plus prospec­tive, cer­tains chercheurs tra­vail­lent déjà à la déf­i­ni­tion des con­tours d’un futur inter­net quan­tique, véhic­u­lant de l’information quan­tique entre ordi­na­teurs quan­tiques. Des réseaux dis­tribués de cap­teurs quan­tiques intriqués ver­raient le jour et l’on pour­ra par­ler d’Internet quan­tique des objets (IQoT), voire des Objets quantiques.

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