Souveraineté numérique : Modélisation oncologique © Inria / Photo H. Raguet.

Souveraineté numérique, entre enjeux et perspectives

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°765 Mai 2021
Par Bruno SPORTISSE (89)

Ren­con­tre avec Bruno Sportisse (89), PDG d’Inria, durant laque­lle il nous par­le des grands défis actuels du numérique et plus par­ti­c­ulière­ment de sou­veraineté numérique. Il partage avec nous égale­ment des pistes de réflex­ion ain­si que les actions menées par Inria pour un « numérique de confiance ».

Inria coordonne le volet recherche du Plan Intelligence Artificielle. Que faut-il en retenir ?

L’IA n’existe pas : c’est seule­ment la dernière vague du numérique. Au-delà des fan­tasmes sur la sin­gu­lar­ité et « l’IA général­isée qui va rem­plac­er l’Homme », elle recou­vre sim­ple­ment les oppor­tu­nités ouvertes lorsque nous arrivons à réu­nir con­join­te­ment la disponi­bil­ité de grands vol­umes de don­nées, la puis­sance d’algorithmes math­é­ma­tiques éprou­vés implé­men­tés dans des logi­ciels et la capac­ité de cal­cul. L’objectif étant de don­ner un car­ac­tère pré­dic­tif à ces don­nées et de généralis­er leur util­i­sa­tion au quo­ti­di­en et dans tous les secteurs de l’économie et de la société : san­té, indus­trie, poli­tiques publiques… Depuis deux ans, la France s’est engagée dans une stratégie d’IA très ambitieuse qui a été annon­cée par le Prési­dent de la République en mars 2018. Dans ce cadre, Inria s’est vu con­fi­er la respon­s­abil­ité de coor­don­ner le volet recherche.

Les enjeux sont nom­breux et ont un impact direct sur notre sou­veraineté tech­nologique et indus­trielle, car nous sommes engagés dans une vraie course aux arme­ments numériques. En pre­mier lieu, nous devons for­mer de plus en plus de com­pé­tences dans le numérique : le numérique, ce sont d’abord des com­pé­tences ! Cet effort de for­ma­tion néces­site un tra­vail très en amont afin d’attirer les jeunes vers les sci­ences et la tech­nolo­gie, ce qui me sem­ble être un enjeu cri­tique pour la France : sans com­bat­tant, nous ne pour­rons pas livr­er les batailles du numérique. Ensuite, nous sommes face à des enjeux de recherche à pro­pre­ment par­ler : par exem­ple la maîtrise des fonde­ments math­é­ma­tiques de l’IA, pour garan­tir la robustesse des algo­rithmes, ou encore le développe­ment des algo­rithmes d’IA qui intéressent nos fil­ières indus­trielles, comme l’IA embar­quée. Ceux-ci sont dif­férents des algo­rithmes util­isés dans les grandes plate­formes numériques B2C parce qu’ils néces­si­tent de pren­dre en con­sid­éra­tion des con­traintes d’énergie ou encore le faible nom­bre de don­nées disponibles pour entraîn­er les algo­rithmes. Nous devons aus­si maîtris­er toute la chaîne de traite­ment des don­nées, de bout en bout, avec de réels enjeux d’automatisation. Se posi­tion­ner sur les sujets impor­tants, ceux qui nous don­neront un avan­tage dans la com­péti­tion, est majeur. Sans quoi nos efforts vont, sous cou­vert d’excellence académique, nour­rir les feuilles de route des grands acteurs de la Tech sans con­stru­ire la moin­dre once de sou­veraineté numérique, ce qui revient à faire de nous des idiots utiles d’une com­péti­tion qui se joue ailleurs. Et puis, il y a l’enjeu du partage des enjeux avec tous : l’IA de con­fi­ance sig­ni­fie aus­si que les util­isa­teurs doivent com­pren­dre com­ment l’IA peut les aider et les accom­pa­g­n­er au quo­ti­di­en, qu’ils doivent mesur­er les oppor­tu­nités mais aus­si les lim­ites de l’IA.

Par ailleurs, il faut repenser les dynamiques d’innovation et la manière dont nous pou­vons, col­lec­tive­ment, pro­pos­er des solu­tions alter­na­tives aux stan­dards de fait et aux monopoles qui car­ac­térisent le numérique. En matière d’IA, la recherche publique française a la respon­s­abil­ité de pou­voir pro­pos­er aux entre­pris­es français­es, et notam­ment aux plus grandes d’entre elles, des solu­tions alter­na­tives à ce que pro­posent les grands acteurs de la Tech. Si nous ne par­venons pas à con­stru­ire ces alter­na­tives, qui sont fondées sur une prise de risque et sur une vision long terme, nos entre­pris­es indus­trielles vont tra­vailler de manière exclu­sive avec les grands acteurs tech­nologiques, être dés­in­ter­médiées sur leur R&D et per­dre leur savoir-faire méti­er à tra­vers les don­nées. Il n’y a pas de voies tracées pour con­stru­ire cette alter­na­tive dont l’importance me sem­ble vitale pour notre autonomie stratégique : des équipes con­jointes, des star­tups tech­nologiques issues de nos rangs et qui sont de mag­nifiques vecteurs de trans­fert, la mobil­ité de per­son­nes, des infra­struc­tures logi­cielles open source ou non… Les voies sont mul­ti­ples mais il faut d’abord avoir une vision lucide de la sit­u­a­tion et une volon­té partagée de long terme qui pense l’impact pour la France, pour ne pas être une colonie numérique.

Quels sont les points auxquels il faudra être particulièrement vigilant ?

Il est très impor­tant d’acquérir une vision glob­ale du numérique qui englobe toutes les briques tech­nologiques (IA, Cloud, cyber­sécu­rité…) alors que nous avons une ten­dance à morcel­er notre vision du numérique et de met­tre tout dans des petites cas­es : les grands acteurs de la Tech ne pensent pas leur dynamique dans de telles cas­es et ont une vision inté­grée du numérique ! L’IA est inté­gra­tive à tra­vers le rôle des don­nées. Je pense par exem­ple au croise­ment entre IA et cyber­sécu­rité. Un autre enjeu majeur est celui de ce que j’appelle les infra­struc­tures logi­cielles cri­tiques : des logi­ciels qui struc­turent des écosys­tèmes de com­pé­tences, de développe­ment, d’entreprises et de ser­vices. Celui qui les maîtrise, a dans ses mains notre des­tin numérique. Un exem­ple de ces infra­struc­tures logi­cielles cri­tiques est la bib­lio­thèque Scik­itLearn, une boîte à out­ils de l’IA et de la sci­ence des don­nées, qui a été dévelop­pée sur le plateau de Saclay par une équipe pro­jet d’Inria. Je pour­rai aus­si citer les sys­tèmes d’exploitation, dans lesquels il est vital que nous réin­vestis­sions mas­sive­ment, à l’instar de ce que fait la Chine, ce qui passe d’abord par la recon­struc­tion d’un écosys­tème de com­pé­tences, que nous avons perdu.

Vous avez également noué des partenariats avec l’écosystème du numérique. Qu’en est-il ?

Inria est un acteur plate-forme, au cœur de l’écosystème numérique français, dont nous devons aider à réalis­er tout le poten­tiel. Notre mod­èle parte­nar­i­al, fondé sur la notion de pro­jets, nous per­met de jouer pleine­ment la dynamique de développe­ment des grands pôles uni­ver­si­taires de recherche : Inria doit se penser au ser­vice de cette dynamique et, dans les semaines qui vien­nent, nos cen­tres de recherche vont finalis­er une feuille de route partagée avec cha­cun des cam­pus uni­ver­si­taires sur lesquels nous sommes présents, comme nous le faisons avec l’Institut Poly­tech­nique de Paris par exem­ple. 90 % des équipes pro­jets Inria sont en effet com­munes avec les grandes uni­ver­sités de recherche et nous opérons des dis­posi­tifs, je pense au trans­fert et au développe­ment logi­ciel, qui sont ouverts à nos parte­naires. Mais notre mod­èle parte­nar­i­al doit aus­si nous per­me­t­tre de mon­ter des équipes-pro­jets con­jointes avec les acteurs indus­triels et ne pas se lim­iter au monde académique. Nous avons ain­si pour ambi­tion d’avoir 10 % de nos équipes-pro­jets qui soient com­munes avec les entre­pris­es français­es d’ici trois ans. Notre parte­nar­i­at récent avec Naval Group est un bon exem­ple de ce que nous pou­vons faire. Nous venons aus­si d’annoncer un parte­nar­i­at majeur avec La Poste, pour con­stru­ire une société numérique de la confiance.

Cette vision de plate-forme pour Inria dépasse les mon­des académiques et indus­triels. Elle con­cerne aus­si l’appui aux poli­tiques publiques et je pense notam­ment au secteur de la san­té. Les enjeux sont mul­ti­ples : sim­u­la­tion des molécules thérapeu­tiques, per­son­nal­i­sa­tion des traite­ments, con­struc­tion des jumeaux numériques d’actes chirur­gi­caux… Dans ce con­texte, nous avons eu un engage­ment très volon­tariste pour accom­pa­g­n­er les struc­tures de soins dans la ges­tion numérique de la crise, avec plus de 40 pro­jets opéra­tionnels, sans par­ler de Tou­sAn­ti­Covid dont nous por­tons le volet tech­nique pour le compte de la Direc­tion Générale de la San­té. Nous ren­forçons nos liens avec l’INSERM et nous venons de lancer avec l’AP-HP un lab­o­ra­toire con­joint pour soutenir les pro­jets con­joints en san­té numérique. Un pro­jet phare, avec ces parte­naires et Paris Sci­ences Let­tres, sera aus­si Paris San­té Cam­pus, que vient d’inaugurer le Prési­dent de la République, pour con­stru­ire un cam­pus d’innovation en san­té numérique de rang mondial.

Être un insti­tut plate-forme est aus­si clé pour ren­forcer le dia­logue sci­ence-tech­nolo­gie-société dans le numérique. Ren­forcer ce dia­logue est un enjeu cri­tique pour con­stru­ire une société numérique de la con­fi­ance, comme l’a très bien com­pris le tout nou­veau Con­seil Nation­al du Numérique, avec lequel nous sommes heureux de tra­vailler.

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