“L’IA, En 2019, n’est que la dernière vague du numérique”

Dossier : Supplément Nouvelles technologies & performance des entreprisesMagazine N°751 Janvier 2020
Par Bruno SPORTISSE (89)

Prési­dent-Directeur Général d’Inria, l’institut nation­al des sci­ences et tech­nolo­gies du numérique, Bruno Sportisse (89) nous explique com­ment l’institut appréhende l’IA et inscrit son action dans un écosystème. 

L’IA est un sujet qui a gagné en importance au cours des dernières années. Au sein d’Inria, comment appréhendez-vous ce sujet ?

Inria est présent à deux titres : en tant qu’institut nation­al de recherche dans le numérique et en tant que coor­don­na­teur de la stratégie nationale. En tant qu’institut de recherche, on peut con­sid­ér­er que la moitié de nos 200 équipes.projets de recherche, en général com­munes avec nos parte­naires académiques, au pre­mier rang desquelles les uni­ver­sités, sont de près ou de loin dans le champ de l’intelligence arti­fi­cielle, qui irrigue tous nos domaines. Le nom­bre d’équipes qui tra­vail­lent dans le cœur de l’IA est plus lim­ité : c’est un de nos enjeux sci­en­tifiques que d’augmenter ce nom­bre, car il est clé de com­pren­dre et maîtris­er les fonde­ments de l’IA.

L’In­ria coor­donne par ailleurs le volet recherche de la stratégie nationale en intel­li­gence arti­fi­cielle, un plan ambitieux qui a été lancé par le Prési­dent de la République en mars 2018, suite au rap­port de Cédric Vil­lani. C’est un rôle nou­veau pour l’institut qui nous per­met de renouer avec notre mis­sion his­torique : nous sommes un instru­ment pub­lic pour con­stru­ire et ren­forcer la sou­veraineté numérique de la France, en con­tribuant à un lead­er­ship sci­en­tifique, tech­nologique et indus­triel par et dans le numérique. C’est d’ailleurs tout le sens du nou­veau Con­trat d’objectifs et de per­for­mance de l’institut, que nous venons de con­clure avec nos min­istères de tutelle, les min­istères respec­tive­ment en charge de la recherche et de l’industrie.

Plus concrètement, quels sont les travaux et les recherches que vous menez dans ce cadre ? Quels sont les axes que vous privilégiez ?

Je veux d’abord pré­cis­er un point : l’IA, en 2019, n’est que la dernière vague du numérique qui tire tout le poten­tiel de grandes mass­es de don­nées (trans­mis­es par des cap­teurs par exem­ple), d’algorithmes par­fois disponibles depuis longtemps, et de la puis­sance de cal­cul pour amélior­er leurs capac­ités pré­dic­tives. Et puis, je pense surtout que le regard des util­isa­teurs poten­tiels, qu’ils soient des acteurs publics ou, surtout, des entre­pris­es a con­sid­érable­ment changé : ils savent que le numérique est en train de chang­er leur cœur d’activité et est stratégique.

Tous les domaines sont con­cernés : l’aide au diag­nos­tic médi­cal et la médecine per­son­nal­isée, la mobil­ité intel­li­gente, l’agriculture de pré­ci­sion, la sécu­rité numérique avec le croise­ment entre IA et cyber­sécu­rité, la main­te­nance pré­dic­tive, le cou­plage entre sim­u­la­tion numérique et IA dans tous les domaines, etc. L’arrivée à matu­rité du numérique nous « oblige » : la ques­tion de la respon­s­abil­ité doit être cen­trale dans nos choix, que ce soit pour l’impact économique ou socié­tal. En matière de poli­tique sci­en­tifique et indus­trielle, nous devons nous posi­tion­ner sur les sujets d’intérêt pour nos fil­ières industrielles.

“La question de la responsabilité
doit être centrale dans nos choix,
que ce soit pour l’impact économique ou sociétal.”

L’IA pour les indus­triels B2B n’est pas la même que pour les grandes plate­formes B2C : les don­nées ne sont pas de même nature, la ques­tion de l’embarqué est posée (c’est le con­texte du « edge com­put­ing »), les con­traintes d’énergie peu­vent être fortes, etc. Si nous ne nous posi­tion­nons pas sur ces sujets, nous ne serons pas à même d’accompagner notre tis­su indus­triel dans sa trans­for­ma­tion numérique, dans un con­texte de forte com­péti­tion. Faire de tels choix sci­en­tifiques est une ques­tion de volon­té et de respon­s­abil­ité en tant qu’institut nation­al dans le numérique, à moins de nous con­tenter à n’être qu’un pré­para­teur de tal­ents pour d’autres acteurs.

C’est aus­si une ques­tion de cohérence par rap­port aux poli­tiques indus­trielles et du numérique, telles que les por­tent les Min­istres Bruno Le Maire, Cédric O et Agnès Pan­nier-Runach­er. Par ailleurs, à tra­vers l’interdisciplinarité, nous devons nous met­tre au ser­vice de la réso­lu­tion des grands enjeux aux­quels notre société est con­fron­tée : com­ment amélior­er la san­té et gér­er le vieil­lisse­ment ? com­ment con­stru­ire une société résiliente et durable ? com­ment ren­forcer l’éducation tout au long de la vie ? Com­ment maîtris­er de manière respon­s­able la société numérique dans laque­lle nous vivons ? Ces axes sont, en cohérence, avec ceux que nous avons choi­sis pour la Fon­da­tion Inria, dont l’objectif est de don­ner du « sens au numérique ».

Comment accompagnez-vous votre écosystème dans ce cadre ?

En tant qu’institut nation­al, Inria porte des poli­tiques nationales, dont le point com­mun est la recherche de l’impact, dans toutes ses dimen­sions. Dans le même temps, notre poli­tique ter­ri­to­ri­ale est de soutenir le développe­ment de grands sites uni­ver­si­taires de recherche inten­sive et de rang mon­di­al. Ces axes struc­turent notre développe­ment dans les années qui vien­nent, ils cor­re­spon­dent à la fois à une trans­for­ma­tion assumée de l’institut mais aus­si à un retour aux sources, notam­ment avec la ques­tion clé de la sou­veraineté numérique. Notre mod­èle d’organisation est unique en France puisqu’il repose sur un porte­feuille de 200 équipes. pro­jets de 15 à 20 sci­en­tifiques, créées pour une durée de 4 ans sur la base d’une feuille de route recherche et inno­va­tion, avec une éval­u­a­tion nationale par domaine.

C’est un mod­èle parte­nar­i­al puisque plus de 80 % de nos équipes-pro­jets sont con­jointes avec les acteurs académiques : uni­ver­sités, écoles d’ingénieur, mais aus­si les autres organ­ismes de recherche, comme le CNRS, l’INRA ou l’INSERM et d’autres demain, je l’espère. 3500 sci­en­tifiques sont act­ifs dans ces équipes, dont plus de la moitié est salariée par Inria. L’institut est ancré dans une dizaine de cam­pus uni­ver­si­taires à tra­vers ses huit cen­tres de recherche (Lille — Nord Europe, Rennes ‑Bre­tagne Atlan­tique, Bor­deaux — SudOuest, Sophia-Antipo­lis — Méditer­ranée, Nan­cy-Grand Est, Greno­ble — Rhône-Alpes, Paris, Saclay ‑Île. de-France) et plusieurs antennes (Lyon, Mont­pel­li­er, Stras­bourg, Lan­nion, Nantes et Pau). Il dis­pose égale­ment d’un cen­tre de recherche au Chili.

“Il n’y a pas de voie unique dans le numérique !”

Notre Con­trat d’objectifs et de per­for­mance 2019–2023 assume pleine­ment notre ambi­tion en matière d’impact économique, avec quelques axes forts : con­stru­ire des équipes-pro­jets com­munes avec nos parte­naires indus­triels français et européens (pour attein­dre 10 % du total) ; pass­er d’une quin­zaine à une cen­taine de pro­jets de star­tups par an avec la mise en place de Inria Start-up Stu­dio en col­lab­o­ra­tion avec Bpifrance, dans le cadre du plan Deeptech ; favoris­er la dif­fu­sion de logi­ciels open source comme infra­struc­ture tech­nologique de notre base industrielle.

Le point-clé est de favoris­er la diver­sité des voies de l’innovation numérique, dans une logique de parte­nar­i­ats avec notre écosys­tème : il n’y a pas de voie unique dans le numérique ! Inria s’est tou­jours pen­sé comme faisant par­tie d’un écosys­tème, ou, pour être plus pré­cis, de plusieurs écosys­tèmes académiques, indus­triels et entre­pre­neuri­aux car chaque écosys­tème a son his­toire et sa dynamique. Je pense que c’est notre force et notre valeur ajoutée d’institut nation­al que de pou­voir à la fois porter des poli­tiques nationales et de les ancr­er dans des dynamiques ter­ri­to­ri­ales, là otout se joue en matière d’impact. Dans ce con­texte, notre rap­proche­ment en cours avec les grandes uni­ver­sités de recherche est un acte majeur, qui s’inscrit dans la poli­tique que porte Frédérique Vidal, la min­istre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.

Quels sont vos enjeux et perspectives ?

Inria a à présent plus de 50 ans. C’est l’âge de la matu­rité : nous ne sommes plus dans les temps pio­nniers du numérique, ceux qui nous ont vu par­ticiper à la nais­sance d’Internet il y a 50 ans (je pense au rôle d’un de nos grands anciens, un poly­tech­ni­cien, Louis Pouzin) et au lance­ment du Web il y a 25 ans, dans lequel Inria a joué un re clé en Europe. Le numérique, au-delà de l’IA, a touché tous les domaines : cela nous oblige vis-à-vis de la société, cela doit nous amen­er à faire des choix.

J’ai évo­qué les enjeux clés de la sou­veraineté numérique et de l’impact économique, qui ne peu­vent être posés qu’avec une poli­tique sci­en­tifique et tech­nologique ambitieuse, qui nous posi­tionne sur des sujets sci­en­tifiques risqués, tels que la recherche publique peut les pos­er, dans le temps long et pour pré­par­er les prochaines vagues du numérique. Je voudrais aus­si évo­quer deux autres sujets qui me sem­blent majeurs : com­ment sen­si­bilis­er les jeunes à tous ces sujets, com­ment leur don­ner les clés de la société numérique, com­ment leur redonner envie de faire des sci­ences et de la technologie ?

C’est l’enjeu du pro­jet « 1 sci­en­tifique, 1 classe : Chiche ! » pour met­tre demain au con­tact de tous les élèves de sec­onde un ou une sci­en­tifique du numérique, nous venons de le lancer avec le min­istre de l’Education Nationale et de la Jeunesse, Jean-Michel Blan­quer. Un autre enjeu est notre capac­ité à irriguer les poli­tiques publiques autour de la maîtrise de l’IA : com­ment garan­tir ce que font les algo­rithmes ? com­ment les con­train­dre par nos valeurs de société ? C’est tout l’enjeu du futur Cen­tre mon­di­al d’expertise sur l’IA, dans le cadre de la mise en place du Glob­al Part­ner­ship on AI, dont le Prési­dent de la République vient d’annoncer qu’il sera porté par Inria, dans un cadre évidem­ment inter­na­tion­al, en regard du cen­tre canadien.

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