Compagnie des Indes orientales

Sortir du colonialisme numérique

Dossier : L'ingénieur dans la sociétéMagazine N°737 Septembre 2018
Par Georges ROZEN (61)

La révo­lu­tion numérique est riche de promess­es mais aus­si de men­aces, dont le colo­nial­isme numérique est sans doute la plus lourde. Pour la com­bat­tre, il est essen­tiel de mobilis­er toutes nos forces vives et en par­ti­c­uli­er nos ingénieurs qui ont là l’occasion de se mon­tr­er les héri­tiers des grands entre­pre­neurs et hauts dirigeants qui ont mar­qué notre his­toire dans les siè­cles passés. 


La Com­pag­nie anglaise des Indes ori­en­tales mena dans cer­tains pays
la poli­tique de l’Angleterre.

Les poli­tiques du passé peu­vent éclair­er le présent. La Com­pag­nie anglaise des Indes ori­en­tales dotée d’un statut et même d’une armée privés mena dans cer­tains pays la poli­tique de l’Angleterre. Elle garan­tis­sait ain­si mil­i­taire­ment le pou­voir de chefs indigènes grasse­ment payés pour admin­istr­er à son prof­it indi­rect, mais sans autres frais, les peu­ples colonisés. En France, Jules Fer­ry déclarait dans un dis­cours à l’Assemblée : « Les races supérieures, c’est-à-dire les sociétés occi­den­tales par­v­enues à un haut degré de développe­ment tech­nique, sci­en­tifique et moral, ont à la fois des droits et des devoirs à l’égard des races inférieures. » Le prési­dent Oba­ma a repris ces idées sous une forme mod­erne : les « inférieurs » doivent recon­naître que c’est pour leur bien que la coloni­sa­tion numérique est insti­tuée. Ces références expliquent la qual­i­fi­ca­tion de « colo­niale » pour la sit­u­a­tion actuelle dans le numérique. 

REPÈRES
Le Sénat français a con­sacré le terme « colo­nial­isme numérique » pour qual­i­fi­er la sit­u­a­tion d’exploitation que subis­sent les pays européens de la part des acteurs dom­i­nants du numérique dans deux de ses rap­ports. Le prési­dent Oba­ma en a fait la pro­mo­tion la plus explicite par sa réac­tion à un vote du Par­lement européen sur les abus de posi­tion dom­i­nante de Google : « Nous avons pos­sédé Inter­net. Nos sociétés l’ont créé, agran­di, per­fec­tion­né de façon à ce que [les con­cur­rents] ne puis­sent pas rivalis­er. Et sou­vent ce qui est présen­té comme de nobles posi­tions est juste conçu pour défendre cer­tains intérêts commerciaux. » 

Un renoncement sans précédent

Le renon­ce­ment de fait à tout pro­jet d’ensemble et à toute ini­tia­tive autre que l’adaptation des tech­nolo­gies améri­caines n’a pas tou­jours été le cas comme en attes­tent les trois exem­ples ci-après. Le pre­mier est celui du réseau Cyclades, pro­jet expéri­men­tal français de réseau de com­mu­ni­ca­tions interuni­ver­sités et cen­tres de recherche par com­mu­ta­tion de paque­ts sans util­i­sa­tion de cir­cuits dédiés, lancé en 1971. Ces con­cepts ne furent pas adop­tés en France et Cyclades fut déman­telé en 1978. Mais ils servirent à la con­struc­tion de l’Internet aux USA au tra­vers du pro­to­cole TCP/IP et le rôle de son créa­teur Louis Pouzin (50) fut recon­nu par les Anglo-Sax­ons : avec ses col­lègues améri­cains créa­teurs d’Internet, il reçut le prix Queen Eliz­a­beth for Engi­neer­ing. Le deux­ième exem­ple est le Mini­tel. Lancé en 1982 par la DGT, il con­nut un grand suc­cès com­mer­cial en France et don­na lieu à la créa­tion d’une indus­trie autour de son util­i­sa­tion qui pré­figu­ra celle des ser­vices autour d’Internet. Avec une ambi­tion lim­itée à l’Hexagone et le développe­ment de l’usage d’Internet, il n’avait pas d’avenir et s’éteignit en 2012. 

Une aventure européenne

Le dernier exem­ple est celui de la norme GSM (Glob­al Sys­tem for Mobile Com­mu­ni­ca­tions), établie en 1982 par la Con­férence européenne des admin­is­tra­tions des postes et télé­com­mu­ni­ca­tions. Ses formes dérivées équipent main­tenant les mobiles du monde entier. Toute­fois, sans stratégie com­mune pérenne en Europe entre les agences de recherche, les fab­ri­cants de matériels, les opéra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions, les indus­tries du numérique, les financiers et les poli­tiques, cette avance ne se trans­for­ma pas en un suc­cès indus­triel durable. 

Un plan pour asseoir le leadership américain

Alors séna­teur, Al Gore fut à l’origine du High-Per­for­mance Com­put­ing Act of 1991. Son objec­tif affiché était : To pro­vide for a coor­di­nat­ed Fed­er­al pro­gram to ensure con­tin­ued Unit­ed States lead­er­ship in high-per­for­mance com­put­ing. Cet objec­tif fut atteint au-delà des espérances ini­tiales. Des fonds publics gérés par 8 agences fédérales furent mas­sive­ment mobil­isés. Ils n’allaient pas servir à impos­er des direc­tives gou­verne­men­tales aux entre­pris­es, mais à con­stru­ire un écosys­tème inté­grant les tech­nolo­gies et les dis­po­si­tions juridiques et finan­cières néces­saires au secteur privé pour attein­dre le lead­er­ship attendu. 

Libéralisme et dérégulation

Une idéolo­gie libérale voire lib­er­tari­enne a été appliquée pour dévelop­per une indus­trie et un marché ouverts à tous et fon­da­men­tale­ment con­cur­ren­tiels. Ce fut une réus­site, avec la créa­tion de nou­veaux ser­vices dont tous leurs util­isa­teurs furent béné­fi­ci­aires. Mais petit à petit, de grands monopoles émergèrent, avec des pra­tiques bien éloignées de ces idées ini­tiales et des pro­duits omniprésents mais dont l’utilité sociale pou­vait être con­testée. C’est ain­si qu’apparut la sit­u­a­tion de colo­nial­isme numérique, qui cepen­dant restait con­forme à l’objectif de lead­er­ship améri­cain durable. Elle a aus­si été con­fortée par d’autres dis­po­si­tions rel­a­tives à la sécu­rité (Patri­ot Act de 2001) et l’armement (régle­men­ta­tion ITAR sur les composants). 

Al Gore
Al Gore fut à l’origine du High-Per­for­mance Com­put­ing Act of 1991.

Appel au privé
Le réseau interuni­ver­si­taire améri­cain suc­cesseur d’Arpanet, ancêtre d’internet, ne fut pas déman­telé mais trans­féré au privé : Vice Pres­i­dent Gore pro­mot­ed build­ing the Inter­net both up and out, as well as releas­ing the Inter­net from the con­trol of the gov­ern­ment agen­cies that spawned it.

Ne pas se laisser gagner par la mentalité de colonisé

Un aspect majeur du colo­nial­isme est l’intériorisation de son statut d’inférieur par le colonisé, ce qui le fait écarter de lui-même ses pro­pres références pour accepter celles du colonisa­teur. Les avatars de Gem­plus illus­trent cette sit­u­a­tion et ses con­séquences. Gem­plus fut fondée en 1988 par des ingénieurs de Thom­son-CSF pour dévelop­per la carte à puce : d’abord cartes télé­phoniques, puis cartes de paiement, cartes GSM, etc. Après un développe­ment ful­gu­rant en France, l’entreprise ambi­tion­na de se plac­er sur le marché mon­di­al. En l’absence en France d’un écosys­tème indus­triel et financier adap­té à cette ambi­tion, elle mit son siège au Lux­em­bourg mal­gré les fonds publics dont elle béné­fi­cia, et inté­gra des fonds et des dirigeants améri­cains. Après bien des péripéties, il apparut que ces derniers étaient proches de la CIA, haute­ment intéressée par le siphonage des brevets de la société, et non par le développe­ment de ses activ­ités, entre autres aux USA. Après d’autres péripéties et la fusion avec une autre société pour créer le groupe Gemal­to basé en Hol­lande, après un nou­veau recours aux fonds publics français rachetant la part des fonds améri­cains, le groupe fut vic­time d’un piratage mas­sif. Un comble pour le spé­cial­iste mon­di­al de la sécu­rité numérique. D’après les révéla­tions de l’affaire Snow­den, les béné­fi­ci­aires de ce piratage seraient évidem­ment les ser­vices secrets anglo-sax­ons. Avaient-ils eu la tâche facil­itée par la con­nais­sance des tech­nolo­gies de sécu­rité décrites dans les brevets de la société ? 

Une résistance qui s’organise

Face à la déroute indus­trielle, fis­cale et socié­tale qui résulte du colo­nial­isme numérique, des évo­lu­tions sont actuelle­ment en cours : finance­ment de l’amorçage de l’innovation et reval­ori­sa­tion de l’entreprenariat dans ce secteur, évo­lu­tions dans l’éducation et la for­ma­tion, impli­ca­tions des États et de l’institution européenne pour lim­iter les excès des GAFA, etc. Mais une action con­certée et volon­tariste devrait être menée. La pre­mière chose à faire est de dévelop­per la prise de con­science col­lec­tive d’une sit­u­a­tion de coloni­sa­tion, à com­mencer par notre classe poli­tique française et européenne. En son absence, les mesures pris­es res­teront mar­ginales, dans leur impact et leur financement. 

Impunité
Lors de la dernière cam­pagne prési­den­tielle, le can­di­dat sou­verain­iste défendit à la télévi­sion ses idées poli­tiques sur la grandeur qu’il fal­lait retrou­ver pour la France. Sauf que pour bien mon­tr­er qu’il ne s’agissait pas d’idées suran­nées, le can­di­dat les présen­ta aux téléspec­ta­teurs pen­dant toute son inter­ven­tion, sur une tablette numérique où était affiché en gros plan non « flouté »… le logo d’Apple, ce qui est par­faite­ment illé­gal car le CSA dit que « doit être pro­scrite toute mise en valeur injus­ti­fiée d’un pro­duit, d’un ser­vice ou d’une mar­que ». Mais s’agissant d’un GAFA, il n’y eut évidem­ment pas de suite. 

Arrêter une stratégie

Un sec­ond préal­able, plus déli­cat, deman­derait une réflex­ion col­lec­tive sur l’établissement d’une stratégie de sor­tie. Dans un pre­mier volet, il serait vain de pré­ten­dre jeter tous les pro­grès que les GAFA ont apportés : mieux maîtris­er les con­séquences de la révo­lu­tion numérique ne saurait se faire sans leur col­lab­o­ra­tion. Mais un sec­ond volet devrait être basé sur une stratégie de développe­ment indépen­dant et non d’adaptation. Don­nons un exem­ple par­mi d’autres, de ce que pour­rait être un tel développe­ment indépen­dant : l’application du numérique au droit. Elle est à la mode à par­tir des plate­formes d’intelligence arti­fi­cielle exploitant la jurispru­dence, avec la con­séquence de tir­er les pro­fes­sions du droit vers une approche jurispru­den­tielle anglo-sax­onne. Pour­tant une approche rad­i­cale­ment dif­férente mais plus con­forme à notre cul­ture européenne serait d’informatiser le droit en amont dans son con­tenu, sa cod­i­fi­ca­tion et sa dif­fu­sion, démoc­ra­ti­sant son accès pour tous avec un impact majeur sur le plan économique par la réduc­tion des coûts non pro­duc­tifs qu’elle permettrait. 

La mobilisation de moyens techniques puissants

Cette réflex­ion et sa mise en œuvre néces­siteront la mobil­i­sa­tion de moyens tech­niques puis­sants. Un exem­ple dans l’actualité : l’obsolescence pro­gram­mée. Les textes récents n’auront d’effets que cos­mé­tiques sur les pro­duits numériques car la racine du prob­lème est sys­témique, ce que la loi ne traite pas faute d’approche tech­nique suff­isante. Ain­si, une nou­velle ver­sion d’un logi­ciel peut pro­gram­mer l’obsolescence des pro­duits d’autres acteurs, et ali­menter la réac­tion en chaîne d’une obso­les­cence trans­verse. L’évolution du wi-fi mon­tre qu’il est pos­si­ble de la prévenir moyen­nant des dis­po­si­tions tech­niques sophis­tiquées, si c’est le droit décrété par les acteurs dom­i­nants (norme IEEE 802.11n).

Le Politburo chinois
En 2016, les 9 mem­bres du Polit­buro chi­nois étaient tous ingénieurs de formation.

Les institutions et le financement

Une telle mobil­i­sa­tion devrait se traduire dans les insti­tu­tions. Ain­si en France, la créa­tion d’un grand corps tech­nique de l’État unique­ment dédié au numérique pour­rait avoir un cer­tain impact, si elle était accom­pa­g­née de l’abolition du décret n° 2012–32 qui sanc­ti­fie le car­ac­tère sub­al­terne des fonc­tions tech­niques au prof­it des fonc­tions admin­is­tra­tives, plus proches de notre classe poli­tique. La réus­site de la Chine dans ce domaine mon­tre que le mod­èle améri­cain n’est pas le seul pos­si­ble. Si les poli­tiques le déci­dent, les par­ti­sans du col­ber­tisme à la française devront se con­ver­tir à un col­ber­tisme européen, doté de moyens poli­tiques, financiers et tech­niques cor­re­spon­dant à l’ampleur d’enjeux mon­di­aux. Ses modal­ités restent à inven­ter, car la rapid­ité des inno­va­tions numériques en cours est incom­pat­i­ble avec les proces­sus bureau­cra­tiques pro­pres à l’institution européenne actuelle. Son bud­get pour sa stratégie numérique était en 2016 moins du mil­lième de celui de la poli­tique agri­cole com­mune. Une nou­velle poli­tique au demeu­rant très per­ti­nente va être lancée, mais son bud­get restera modeste. 

L’Europe a‑t-elle peur de ses ingénieurs ?
Dans la mise en œuvre de cette nou­velle poli­tique, il n’y a actuelle­ment de place que mar­ginale et occa­sion­nelle pour les ingénieurs dans les insti­tu­tions européennes par le biais du statut d’expert nation­al détaché, alors que la Chine a résolu le prob­lème de façon rad­i­cale : les 9 mem­bres du Polit­buro chi­nois étaient en 2016 tous des ingénieurs de for­ma­tion, comme l’a fait observ­er le prési­dent Valéry Gis­card d’Estaing. Pourquoi l’UE ferait-elle autrement, puisque les GAFA lui appor­tent « gra­tu­ite­ment » leur exper­tise tech­nique (pour son plus grand bien de colonisée et sur un plateau doré servi par d’habiles lobbyistes)… 

Un fort besoin d’expertise technique et industrielle

Le finance­ment nou­veau prévu au niveau européen devra s’appuyer sur un dis­posi­tif d’expertise tech­nique et indus­trielle étroite­ment inté­gré dans l’institution et ses proces­sus de déci­sion. Mais seuls son indépen­dance, son agilité et son poids dans les déci­sions per­me­t­tront de ne pas ren­forcer, au final, la sit­u­a­tion de colo­nial­isme numérique dans laque­lle nous nous trouvons. 

Développer des écosystèmes favorables

Sor­tir d’une sit­u­a­tion de coloni­sa­tion n’est pas une tâche aisée. Si la dom­i­na­tion des bureaux, des juristes et financiers ne per­met pas un tel pro­jet de société, les ingénieurs français ne seront pour­tant pas au chô­mage. Comme pour Google qui ne con­sid­ère pas leur tal­ent comme sub­al­terne vu les moyens impor­tants qu’il investit pour les attir­er, ils seront bien accueil­lis par les GAFA. En revanche, la con­sid­éra­tion pour les ingénieurs dans la société française pour­rait-elle être renou­velée ? Dans l’affirmative, des approches com­plé­men­taires sont néces­saires : les dimen­sions entre­pre­neuri­ales, cul­turelles et éthiques devront accom­pa­g­n­er ce renou­veau. Après tout, c’est bien dans cette tra­di­tion que l’X s’est tou­jours placée…

Poster un commentaire