Bach, Marais

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°601 Janvier 2005Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Bach, Marais

Bach, Marais

L’enregistrement par Casals en 1936–1939 des Suites pour vio­lon­celle seul de Bach est mythique ; sa reprise en CD, avec une très bonne qual­ité tech­nique1, apporte la preuve de son car­ac­tère unique, qui le fait s’imposer même aux ver­sions qui s’en rap­prochent le plus (Torte­lier, Yo-Yo Ma) : joie dionysi­aque, lib­erté, chaleur du tim­bre font que même les imper­fec­tions (que les moyens de l’époque ne per­me­t­taient pas d’effacer) sont délec­tables. Un inter­prète pro­fondé­ment humain pour nous rap­procher de Dieu2.

On pour­suit, avec le 3e Livre3, la pub­li­ca­tion des Pièces de vio­le de Marin Marais, con­tem­po­rain de Bach, qui mar­quent, avec les pièces de clavecin de Couperin, l’apogée de la musique française des XVIIe-XVIIIe siè­cles. Ces cinq suites de dans­es atteignent à l’universalité autant que les Par­ti­tas et Suites Anglais­es ; aus­si, bien que très joli­ment jouées ici par deux bass­es de vio­le (J.-L. Char­bon­nier et P. Rousseau), un théorbe et un clavecin, on aimerait les enten­dre par un ensem­ble con­tre­basse-vio­lon­celle-gui­tare- piano.

On retrou­ve Bach avec un recueil de pièces pour orgue rassem­blées sous le titre Alla maniera ital­iana4, jouées par Luca Scan­dali sur un très bel orgue mod­erne. Les thèmes, dont cer­tains sont emprun­tés à Corel­li, Albi­noni, etc., les formes, dont can­zona, pas­torel­la, sont bien d’origine ital­i­enne. Mais ni pas­tiche, ni adap­ta­tion : ce ne sont que des ingré­di­ents lim­ités dans une alchimie dont Bach reste le maître unique.

Pianistes

Piotr Ander­szews­ki, dont l’enregistrement des Par­ti­tas a fait date, joue, à côté de la Suite Anglaise n° 6, la Sonate opus 110 de Beethoven et les Vari­a­tions opus 27 de Webern5. Sérénité, fidél­ité au texte, absence de maniérisme et de recherche gra­tu­ite d’effets, ces qual­ités avaient frap­pé ceux qui ont eu la chance de l’entendre à La Roqued’Anthéron. Dans Webern, elles con­fèrent à son jeu l’élégance d’une démon­stra­tion math­é­ma­tique. Mais c’est dans l’Opus 110 qu’elles s’épanouissent, faisant de cette sonate, peut-être la plus pro­fonde de Beethoven, et donc sou­vent l’objet de tous les excès, un mod­èle de clarté dans la droite ligne de Bach.

Mur­ray Per­ahia fait par­tie de cette lignée de très grands inter­prètes qui pla­cent au-dessus de tout la fidél­ité à l’œuvre jouée, dont Richter a été l’archétype, et à laque­lle se rat­tache Ander­szews­ki. Il joue sur un disque récent une autre grande sonate de Beethoven, l’Opus 1016, avec ce souci de retenue et de sim­plic­ité qui le car­ac­térisent, et qui la dépous­sièrent des scories accu­mulées par nom­bre d’interprétations trop beethove­ni­ennes. Sur le même disque, une tran­scrip­tion orches­trale, par l’Academy of Saint Mar­tin in the Fields dirigée par Per­ahia, du Quatuor n° 12 de Beethoven.

Enfin, un inédit inat­ten­du, les 24 Préludes de Chopin par Rudolf Serkin7, dans la veine égale­ment sim­ple et claire de Serkin, com­plétés par un éton­nant Prélude et Fugue n° 1 de Mendelssohn.

Voix

Domeni­co Scar­lat­ti est surtout con­nu pour ses sonates pour clavier, mais on lui doit aus­si de la musique sacrée pour chœurs, dont un Sta­bat Mater qui est un chef‑d’œuvre absolu, enreg­istré naguère par l’Ensemble William Byrd8. À mi-chemin entre les can­tates de Bach et les madri­gaux de Mon­tever­di, une œuvre com­plexe d’une écri­t­ure extrême­ment raf­finée, que com­plè­tent notam­ment une Mis­sa Breve et un Te Deum.

Sous le titre Gen­til Mia Don­na – Petrar­ca e la musi­ca, l’ensemble instru­men­tal et vocal Fuo­co et Cenere dirigé par Jay Bern­feld a enreg­istré des poèmes de Pétrar­que (XIVe siè­cle) mis en musique par divers com­pos­i­teurs depuis Guil­laume de Machaut (XIVe) jusqu’à Mon­tever­di (XVIIe)9 en pas­sant par Dufay, Ser­misy, Palest­ri­na, etc. L’intérêt du recueil est de mon­tr­er la grande var­iété des musiques inspirées au long de trois siè­cles par ces textes amoureux, musiques dont la seule ambi­tion était de divertir.

Ressus­citer d’agréables duos vocaux du XIXe siè­cle – Mendelssohn et sa sœur Fan­ny, Schu­mann, Brahms, Dvo­rak – est une bonne occa­sion de décou­vrir Bar­bara Bon­ney, sopra­no, et Ange­li­ka Kirschlager, mez­zo10, et le pianiste Mal­colm Mar­tineau, digne suc­cesseur de Ger­ald Moore : pièces exquis­es, d’où se détachent les Duos Moraves de Dvo­rak, et qui exha­lent le par­fum fausse­ment pais­i­ble des salons bour­geois de Berlin et de Prague.

DVD

On peut dis­tinguer trois types de DVD musi­caux : les repro­duc­tions d’anciens con­certs filmés (générale­ment pour la télévi­sion), comme ceux de David Oïs­trakh11 et Jacque­line Dupré12 ; les œuvres filmées pour le DVD, comme Lady Mac­beth de Mzsen­sk, de Chostakovitch13, Les Boréades, de Rameau14 ; enfin, les œuvres conçues en tant que mul­ti­mé­dia comme les Vari­a­tions Gold­berg, de Bach/Axel Arno15 et The Map, de Tan Dun16.

Les inter­pré­ta­tions par Oïs­trakh des Con­cer­tos de Brahms, Sibelius, Tchaïkovs­ki, avec le Phil­har­monique de Moscou dirigé par Guen­nady Rozhdestven­sky, filmées par la télévi­sion sovié­tique dans les années 1960, sont com­pa­ra­bles à des incun­ables, d’irremplaçables joy­aux d’archives, même si la qual­ité tech­nique est rien moins que sat­is­faisante. “ Jacque­line du Pré in Por­trait ” per­met de cern­er la per­son­nal­ité lumineuse de la jeune vio­lon­cel­liste à la vie brève, et présente, out­re le Con­cer­to d’Elgar qui la ren­dit célèbre et le Trio n° 5 de Beethoven, un très beau film sur sa vie et une com­pi­la­tion de films d’archives avec les plus grands : Perl­man, Segovia, Mil­stein, Kissin…

Lady Mac­beth de Mzen­sk, opéra majeur du XXe siè­cle, a été filmé au Gran Teatre del Liceu de Barcelone, dans une pro­duc­tion dirigée par Alexan­der Anis­si­mov. Comme tous les opéras, il gagne évidem­ment à être vu, et le DVD a un apport irrem­plaçable, avec en out­re le choix de la langue pour les sous-titres ; et la qual­ité tech­nique de l’enregistrement (2002) est hors pair. De même, ceux qui ont eu la chance de voir Les Boréades au Palais Gar­nier en 2003 retrou­veront ici la superbe dis­tri­b­u­tion avec Bar­bara Bon­ney et Paul Agnew, et les Arts Floris­sants de William Christie, servis par un son exceptionnel.

Le DVD des Vari­a­tions Gold­berg, pro­duit par notre cama­rade J.-P. Férey (Skar­bo), con­stitue un essai ambitieux de “ musique mul­ti­mé­dia ”, asso­ciant à une œuvre musi­cale, jouée par un très bon pianiste, Daniel Prop­per, une suc­ces­sion d’images abstraites dues à Axel Arno. Appari­er images et sons est une ten­ta­tion anci­enne, qui remonte au moins à Rim­baud et Baude­laire. L’essai est évidem­ment tout à fait sub­jec­tif, mais il est nova­teur et donc intéressant.

The Map, “ con­cert mul­ti­mé­dia en plein air dans la Chine rurale ”, devrait faire date dans l’histoire de la musique. Tan Dun, dont on con­naît les belles musiques de film, a enreg­istré, tel Bar­tok, mais en vidéo, des musi­ciens et chanteurs tra­di­tion­nels au fin fond de la province du Hunan, et a com­posé à par­tir de ces pièces un con­cer­to grosso pour vio­lon­celle, orchestre et vidéo (les enreg­istrements recueil­lis), d’abord des­tiné à Yo-Yo Ma et au Boston Sym­pho­ny, puis joué – et filmé – dans le vil­lage où les musi­ciens tra­di­tion­nels avaient été enreg­istrés, devant la pop­u­la­tion, avec le Shang­hai Sym­pho­ny et le con­cours de cer­tains des musi­ciens locaux. Ce qui aurait pu n’être qu’une habile opéra­tion médi­a­tique est en réal­ité une extra­or­di­naire réus­site, qui sym­bol­ise la fan­tas­tique capac­ité de la Chine d’aujourd’hui à bâtir une société mod­erne sur les valeurs tra­di­tion­nelles (le film qui décrit la genèse de l’œuvre est par­ti­c­ulière­ment fort et émou­vant). Vive la Chine, Môssieu !

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1. 2 CD EMI 5 62611 2.
2. Ou de Yahvé, ou Allah, ou l’Être Suprême, bien sûr.
3. 2 CD Pierre Ver­any PV704101/02.
4. 1 CD Pierre Ver­any PV704111.
5. 1 CD VIRGIN 5 45632 2.
6. 1 CD SONY SK93043.
7. 1 CD SONY 5177212.
8. 1 CD Pierre Ver­any PV704103.
9. 1 CD ARION ARN68648.
10. 1 CD SONY SK93133.
11. 1 DVD EMI.
12. 1 DVD Opus Arte /BBC.
13. 2 DVD EMI.
14. 2 DVD Opus Arte/Opéra de Paris.
15. 1 DVD Skarbo.
16. 1 DVD DGG.

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