Retour à la fête

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°577 Septembre 2002Par : Loïc VIEILLARD-BARON (86)Rédacteur : Claude RIVELINE (56)

Le suc­cès com­mer­cial d’un livre ne sau­rait être assu­ré, mais celui-ci réunit des atouts rares : un sujet très ori­gi­nal (les innom­brables “concours” qui se déroulent chaque année dans la France pro­fonde), sujet nour­ri d’observations pit­to­resques sur le ter­rain ; une expli­ca­tion de ce phé­no­mène fon­dée sur l’Histoire en remon­tant à l’Antiquité, et sur­tout un cli­mat de bon­heur qui fait contraste à notre époque de vio­lences et de doutes.

Les concours en ques­tion sont très divers : outre les com­pé­ti­tions spor­tives, citons les concours de mai­sons fleu­ries, de théâtre ama­teur, de l’as du labour, de la super­ma­mie, du roi des men­teurs, jusqu’au cra­ché de noyaux de pru­neaux, avec ses deux moda­li­tés, en lon­gueur et en hau­teur. Le dérou­le­ment suit un rituel rela­ti­ve­ment uni­forme : il peut réunir jusqu’à des cen­taines de par­ti­ci­pants, se conclut par la remise solen­nelle d’une coupe au vain­queur et aus­si de nom­breux lots aux can­di­dats moins heu­reux, enfin par un ban­quet ou au moins un vin d’honneur. La presse locale y consacre des pages qui sont très lues.

Bien qu’il s’agisse for­mel­le­ment de com­pé­ti­tions pour les­quelles les concur­rents s’entraînent toute l’année, il n’y a pas à pro­pre­ment par­ler de vain­cus. Le cham­pion est cha­leu­reu­se­ment fêté par tous ses rivaux, comme si son exploit les hono­rait tous ou confé­rait une consé­cra­tion publique à leur pas­sion commune.

Par ailleurs, tout le monde peut être à la fête. Quelles que soient ses apti­tudes, jeune, vieux, habile ou débu­tant, cha­cun peut trou­ver un niveau de com­pé­ti­tion où il figure hono­ra­ble­ment. L’auteur cite des cas où des caté­go­ries sociales usuel­le­ment défa­vo­ri­sées, comme des immi­grés d’origine arabe ou des han­di­ca­pés phy­siques, s’étaient dis­tin­guées, et la presse locale les fêtait sans allu­sion à leurs singularités.

Il est inté­res­sant de mettre en regard ces joutes ami­cales et les thèmes de la mon­dia­li­sa­tion ou de l’horreur éco­no­mique qui occupent tant de place dans les débats publics aujourd’hui. Dans tous les cas, il s’agit de concur­rence, mais dans la vie éco­no­mique, la concur­rence est meur­trière : tan­tôt les riches privent les pauvres de leurs mar­chés, tan­tôt les pauvres vendent leurs bras pour pas cher et créent du chô­mage chez les riches. Peut-on ima­gi­ner, comme dans le cas des concours dont traite cet ouvrage, une concur­rence qui fasse le bon­heur de tous les acteurs affrontés ?

Pour ins­truire cette ques­tion, l’auteur nous invite à un regard sur les siècles pas­sés. Curieu­se­ment, la mul­ti­pli­ca­tion des concours dans leur aspect actuel remonte pour l’essentiel au XIXe siècle. Mais ils étaient fré­quents dans l’Antiquité gré­co-romaine (il cite les jeux Olym­piques et leurs nom­breuses variantes), puis ont qua­si­ment dis­pa­ru avec le déve­lop­pe­ment du chris­tia­nisme, à l’exception des tour­nois che­va­le­resques au Moyen Âge et des concours lit­té­raires de la Renais­sance, qui n’ont jamais concer­né que des élites.

Cette qua­si-dis­pa­ri­tion est expli­quée, d’une part du fait que les concours antiques étaient sou­vent asso­ciés à des rituels païens com­bat­tus par l’Église, d’autre part du fait que la socié­té médié­vale et la socié­té monar­chique étaient des socié­tés de castes, de sorte que le besoin ne se fai­sait guère sen­tir de se singulariser.

La Révo­lu­tion fran­çaise a vive­ment com­bat­tu les corps inter­mé­diaires et les par­ti­cu­la­rismes, et s’est don­né comme idéal les hommes libres et égaux éclai­rés par la rai­son uni­ver­selle. C’est dans le vide ain­si créé que se sont déve­lop­pées les convi­via­li­tés que réa­lisent les concours. Ils offrent l’occasion à cha­cun de s’adonner à sa pas­sion, de se retrou­ver avec ceux qui la par­tagent, et d’obtenir une recon­nais­sance sociale qui ne doit rien aux jeux de l’argent et du pouvoir.

Loïc Vieillard-Baron pro­pose un rap­pro­che­ment, qui sur­prend au pre­mier abord, avec la reli­gion. On peut en effet se deman­der quel rap­port il peut y avoir entre les rites de l’Église et le concours de la plus belle barbe des Alpes, mais en lais­sant de côté la réfé­rence au ciel, on est frap­pé par des ana­lo­gies dans les gestes et les sen­ti­ments affichés.

Il y a tout d’abord l’aspect de ras­sem­ble­ment pério­dique, de com­mu­nion dans un céré­mo­nial codi­fié et atten­du. Il y a le moment le plus émou­vant, celui où le vain­queur bran­dit la coupe. Il y a enfin le repas de conclu­sion, que l’auteur rap­proche de la Cène évan­gé­lique, rap­pro­che­ment d’autant plus per­ti­nent que, réci­pro­que­ment, une dis­pute de type com­pé­ti­tif se pro­dui­sit au cours du repas de Jésus et de ses dis­ciples : “ Lequel d’entre eux est le plus grand ? ” (Luc 22–24)

La reli­gion jouait dans la socié­té de jadis un rôle bien plus large que le recours à l’autorité divine et aux conso­la­tions face à l’au-delà. C’était une dimen­sion essen­tielle du lien social, que la laï­ci­té, quels que soient ses mérites, a per­due. La soli­tude est une des plus cruelles mala­dies de la moder­ni­té, à laquelle les concours apportent un effi­cace remède.

Enfin une bonne nou­velle du futur. Lisez ce livre. Il est drôle, agréa­ble­ment savant, opti­miste, convain­cant, tout à fait dif­fé­rent de ce qui se publie sur notre époque inquiète.

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