Refuser la misère

Dossier : ExpressionsMagazine N°740 Décembre 2018
Par Claire HÉDON
Claire Hédon est journaliste et directrice des magazines à RFI. Engagée depuis vingt-cinq ans comme « alliée » avec ATD Quart Monde, elle préside l’association en France depuis 2015. Invitée par le groupe X‑Solidarités, Claire Hédon est venue présenter les orientations d’ATD Quart Monde.
Pour elle, les personnes en situation de pauvreté ont une expérience, des savoirs. C’est donc avec elles que nous pouvons, tous ensemble, agir pour trouver des réponses aux grands défis actuels.

L’année 2019 va être pour nous une année impor­tante. Nous suiv­rons avec vig­i­lance la mise en œuvre de la stratégie de lutte con­tre la pau­vreté annon­cée par le prési­dent de la République, le 13 sep­tem­bre dernier. Par ailleurs, nous espérons que le débat autour des élec­tions européennes de mai 2019 sera l’occasion de met­tre au cen­tre la ques­tion de l’égale dig­nité de tous.

Faire des personnes des partenaires

Cer­taines mesures du plan pau­vreté sont intéres­santes, comme encour­ager l’accès aux crèch­es des enfants de milieux défa­vorisés. Le prési­dent Emmanuel Macron a aus­si annon­cé « un choc de par­tic­i­pa­tion ». Le con­tenu reste à pré­cis­er. Nous voulons croire que les per­son­nes en sit­u­a­tion de grande pau­vreté seront recon­nues comme de réels parte­naires pour l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des poli­tiques publiques visant l’accès de tous aux droits fondamentaux.

Surtout, l’ambition affichée par le prési­dent Emmanuel Macron d’« éradi­quer la grande pau­vreté en une généra­tion » nous paraît essen­tielle. C’est la pre­mière fois qu’un tel objec­tif est proclamé au plus haut som­met de l’État.

Éradiquer la misère, seul objectif raisonnable

Dès la fon­da­tion du mou­ve­ment dans le camp des sans-abris à Noisy-le-Grand en 1957, Joseph Wresin­s­ki a affir­mé que la mis­ère ne se gère pas mais qu’elle se détru­it. Il a mis en œuvre une approche très orig­i­nale où les per­son­nes en sit­u­a­tion de pau­vreté sont des parte­naires incon­tourn­ables de toute action sérieuse pour obtenir les droits fon­da­men­taux pour tous et le respect de la dig­nité de tous. Joseph Wresin­s­ki a présen­té les propo­si­tions poli­tiques qui en découlent en 1987 dans son rap­port « Grande pau­vreté et pré­car­ité économique et sociale » au Con­seil économique et social.

Cette approche a aus­si inspiré les Objec­tifs de développe­ment durable (ODD) des Nations unies adop­tés en 2015, qui prévoient notam­ment « l’élimination de la pau­vreté dans tous les pays et sous toutes ses formes » en « ne lais­sant per­son­ne de côté ».

L’action du gou­verne­ment s’appuie sur la loi de juil­let 1998 qui fait de la lutte con­tre la pau­vreté et les exclu­sions un « impératif nation­al » afin de garan­tir « l’accès effec­tif de tous aux droits fon­da­men­taux » : emploi, loge­ment, pro­tec­tion de la san­té, édu­ca­tion, cul­ture… Le cadre lég­is­latif est là, il est temps d’agir.

“Les personnes en situation de pauvreté
sont des partenaires incontournables”

Ils résistent face au rejet et au mépris

En France, 2,2 mil­lions de per­son­nes sur­vivent avec un revenu inférieur à 40 % du revenu médi­an, soit 680 euros par mois. Cent mille jeunes sor­tent chaque année du sys­tème sco­laire sans diplôme ni qualification.

La vio­lence de la mis­ère casse des vies. Partout dans le monde, des enfants, des femmes et des hommes font face à la faim ou à des con­di­tions de vie très dif­fi­ciles, ain­si qu’au rejet et au mépris.

« Sou­vent, on ne nous croit pas. On ne cesse de décider sans nous, on ne nous demande rien », dit Maria. « Avec ma con­seil­lère de la Mis­sion locale, ça se pas­sait telle­ment mal que j’ai blo­qué son numéro de télé­phone », con­fie un jeune.

Au Roy­aume-Uni, une mère de famille, qui a recueil­li son fils lorsqu’il a per­du son loge­ment, s’entend dire : « On réduit votre aide sociale. Prévenez-nous lorsque vous l’aurez mis dehors ! » Ailleurs, des familles sont chas­sées des villes au nom du développe­ment économique : « Depuis que nous avons été déplacés, la faim est rev­enue. Ici, il n’y a ni tra­vail, ni école, pas de cen­tre de san­té et même pas un lieu de prière. On ne tient que parce qu’on s’entraide », dit un père de famille. D’autres se retrou­vent dans des zones inond­ables, pol­luées et dan­gereuses, comme ces habi­tants d’un quarti­er de Dakar où l’eau croupie stagne en per­ma­nence. Ensem­ble, ils s’efforcent de drain­er des rigoles. Beau­coup tis­sent ain­si des sol­i­dar­ités et inven­tent des pos­si­bles, en pen­sant avant tout à leurs enfants.

Une solidarité créative et innovante

Cette résis­tance au quo­ti­di­en est le moteur de pro­jets inno­vants comme « Ter­ri­toires zéro chômeur de longue durée ». Ini­tié par ATD Quart Monde, ce pro­jet est expéri­men­té dans dix ter­ri­toires depuis 2017 et va être éten­du. À l’origine, une con­vic­tion : per­son­ne n’est inem­ploy­able. En se mobil­isant au niveau d’un ter­ri­toire, en met­tant au cen­tre les per­son­nes les plus éloignées de l’emploi, on peut créer de l’emploi.

Cette con­vic­tion sus­cite aus­si des ini­tia­tives comme l’aventure de l’association 82–4000 : des pas­sion­nés de mon­tagne per­me­t­tent à des jeunes qui n’ont jamais approché un som­met de vivre l’expérience d’une ran­don­née en haute montagne.

Des jeunes de Mont­mag­ny (Val‑d’Oise) au som­met du Râteau (Alpes), 2014. © Hugues Chardonnet

Penser ensemble une autre société

Les per­son­nes engagées dans notre mou­ve­ment s’associent au com­bat des per­son­nes en sit­u­a­tion de grande pau­vreté en vue de con­stru­ire une société autrement. À ATD Quart Monde, nous nous appuyons sur la con­tri­bu­tion de tous, avec des parte­naires divers – entre­pris­es, mairies, ser­vices de pro­tec­tion de l’enfance, lab­o­ra­toires de recherche.

Vivre dans la grande pau­vreté, c’est aus­si un autre regard et une autre com­préhen­sion du monde. Depuis plus de quar­ante ans, les Uni­ver­sités pop­u­laires Quart Monde per­me­t­tent à des per­son­nes exclues d’avoir un espace de réflex­ion. Elles met­tent des mots sur leur expéri­ence, la « croisent » avec d’autres per­son­nes vivant des sit­u­a­tions ana­logues et d’autres issues de divers milieux, et dia­loguent avec des élus, des pro­fes­sion­nels, des uni­ver­si­taires sur des thèmes divers : les exilés, le développe­ment des jeunes enfants, le mariage entre per­son­nes du même sexe, etc.

Croiser les savoirs

Le Croise­ment des savoirs et des pra­tiques est une manière d’être et d’agir et une philoso­phie qui per­me­t­tent à des savoirs très dif­férents, qui s’ignorent ou se rejet­tent, de se ren­con­tr­er. Cette démarche fait émerg­er de nou­velles com­préhen­sions utiles pour faire reculer la pau­vreté et l’exclusion sociale.

Elle a ain­si per­mis de chang­er des pra­tiques pro­fes­sion­nelles pour des mag­is­trats, des édu­ca­tri­ces de jeunes enfants, des médecins ou des enseignants qui ont suivi des cofor­ma­tions où pro­fes­sion­nels et per­son­nes en sit­u­a­tion de pau­vreté croisent leurs représentations.

L’équipe de la Recy­clerie de La Fab­rique le 3 juil­let 2018 dans l’entrepôt de Bul­ligny (Meur­the-et-Moselle). La Fab­rique est l’entreprise à but d’emploi créée en 2017 dans le cadre du pro­jet « Ter­ri­toires zéro chômeur de longue durée ».

Pauvres et cochercheurs

En suiv­ant cette démarche, nous menons avec l’université d’Oxford une recherche sur les dimen­sions de la pau­vreté dans six pays (Bangladesh, Bolivie, États-Unis, France, Roy­aume-Uni et Tan­zanie). Les résul­tats, qui seront ren­dus publics à l’OCDE le 10 mai 2019, per­me­t­tront d’aller au-delà des approches actuelles essen­tielle­ment monétaires.

Avec le CNRS et le Con­ser­va­toire nation­al des arts et métiers (Cnam), nous avons organ­isé en 2017 un col­loque « Crois­er les savoirs ? Recherch­es par­tic­i­pa­tives avec les per­son­nes en sit­u­a­tion de pau­vreté ». Et en 2018, nous avons lancé avec elles un espace col­lab­o­ratif, des ren­con­tres où mil­i­tants Quart Monde ayant l’expérience de la pau­vreté, chercheurs et prati­ciens exam­i­nent, cha­cun avec leur point de vue, des recherch­es en sci­ences humaines inclu­ant la par­tic­i­pa­tion de per­son­nes en sit­u­a­tion de pauvreté.

Besoin de tous

Notre civil­i­sa­tion indus­trielle est à un tour­nant. Des change­ments majeurs devront inter­venir pour éviter un désas­tre. Pour trou­ver des solu­tions, il est urgent de rejoin­dre les plus pau­vres qui, chaque jour, inven­tent à par­tir de presque rien ce qui per­met de faire vivre leurs proches.

Nos sociétés ont besoin de tous. Ceux qui vivent le fléau de la mis­ère et aus­si tous les autres, ceux qui en parais­sent les plus éloignés, pro­tégés par leurs diplômes qui leur garan­tis­sent de solides sécu­rités dans la société.

Depuis la fin des années 50, quand déjà des élèves de l’École par­tic­i­paient à des travaux de drainage au camp de Noisy-le-Grand, notre mou­ve­ment a tou­jours pu compter sur des élèves et anciens élèves de Poly­tech­nique comme Bruno Coud­er (71), Jacques Gal­lois (45), Philippe Huet (75), Pierre-Yves Madig­nier (75), Eva Simon (2007), Xavier Verzat (77), Thier­ry Viard (71), Philippe Vidal (79) et beau­coup d’autres.

Nous avons tous à gag­n­er à une société plus humaine et plus inclu­sive, engagée pour l’avenir de la planète. Nous vous appelons à nous rejoin­dre et à nous soutenir !


Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde

Né en 1917 dans un camp de réfugiés, fils d’immigrés polon­ais et espag­nol, devenu prêtre en 1946, Joseph Wresin­s­ki décou­vre le bidonville de Noisy-le-Grand en 1957 où vivent 252 familles dans une immense et durable pré­car­ité. Il y vivra onze ans et fondera en 1966 l’association ATD Quart Monde qui a pour but de défendre la dig­nité et les droits des per­son­nes vivant dans la grande pauvreté.

Homme vision­naire, il s’oppose à toutes formes d’assistanat : « Ce n’est pas telle­ment de nour­ri­t­ure, de vête­ments qu’avaient besoin tous ces gens, mais de dig­nité, de ne plus dépen­dre du bon vouloir des autres. »

Son influ­ence per­me­t­tra la créa­tion en France du RMI et la recon­nais­sance par les Nations unies de la Journée inter­na­tionale pour l’élimination de la pau­vreté, con­sid­érée comme une atteinte aux droits de l’Homme : « Là où des êtres humains sont con­damnés à vivre dans la mis­ère, les droits humains sont vio­lés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »

Il est l’inventeur de l’expression Quart monde, qui désigne le rassem­ble­ment des pau­vres et des non-pau­vres engagés dans un même refus de la mis­ère, ain­si que du mot illet­trisme, qu’il a com­bat­tu toute sa vie. 

Pour en savoir plus www.joseph-wresinski.org


Pour approfondir

Grard (Marie-Aleth), Une école de la réus­site pour tous, CESE, 2015.

Soule (Véronique), Un emploi, c’est mon droit, édi­tions Quart Monde, 2018.

Tardieu (Bruno), Quand un peu­ple par­le – ATD Quart Monde, un com­bat rad­i­cal con­tre la mis­ère, La Décou­verte, 2015.

Tardieu (Bruno), Ton­glet (Jean) (dir.), Ce que la mis­ère nous donne à repenser, avec Joseph Wresin­s­ki, Actes du col­loque de Cerisy, Her­mann Édi­teurs, 2018.

Actes du col­loque au CNRS du 1er mars 2017, « Crois­er les savoirs avec tou.te.s ? Recherch­es par­tic­i­pa­tives avec les per­son­nes en sit­u­a­tion de pau­vreté », télécharge­able sur croisersavoirs.sciencesconf.org

ATD Quart Monde https://www.atd-quartmonde.fr/

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