Que connaît-on de la “fuite des cerveaux” ?

Dossier : PopulationsMagazine N°602 Février 2005Par : Danièle BLONDEL, membre de l’Académie des technologies et professeur de Sciences économiques à l’université Paris-Dauphine

Madame Blondel com­mence sa con­férence en présen­tant trois documents :

  • le rap­port annuel 2003 de l’A­cadémie des technologies,
  • “Les enjeux présents et futurs de la répar­ti­tion des ressources cog­ni­tives” (con­férence à l’U­ni­ver­sité de tous les savoirs — 10 juil­let 2003),
  • un avis de l’A­cadémie des tech­nolo­gies, remis le 18 décem­bre 2003 à Madame Claudie Haign­eré, min­istre déléguée à la Recherche et aux Nou­velles tech­nolo­gies, et por­tant le titre : “Les indi­ca­teurs per­ti­nents per­me­t­tant le suivi des flux de jeunes sci­en­tifiques et ingénieurs français vers d’autres pays, notam­ment vers les USA”.


Ces deux derniers textes ont été rédigés par Madame Blondel elle-même. Ils soulig­nent com­bi­en cette ques­tion de la “fuite des cerveaux” évolue vite dans les con­di­tions actuelles.

Certes le prob­lème est ancien et exis­tait déjà dans les années cinquante et soix­ante puisque le pro­fesseur Bruce William a pu dire, en 1967, que 4 % des uni­ver­si­taires des États-Unis étaient nés à l’é­tranger, ain­si que 20 % des académi­ciens et 40 % des prix Nobel de physique et de chimie de ce pays.

Cepen­dant aujour­d’hui le mou­ve­ment est mon­di­al, le tiers-monde est presque partout défici­taire en ce qui con­cerne les migra­tions de per­son­nes haute­ment qual­i­fiées, les États-Unis et le Cana­da sont béné­fi­ci­aires dans toutes les branch­es et l’Eu­rope est dans une sit­u­a­tion inter­mé­di­aire, rece­vant de nom­breux cerveaux du tiers-monde mais en per­dant au prof­it de l’Amérique du Nord.

Mais il faut aus­si compter avec un change­ment de nature du phénomène. La con­nais­sance a longtemps pu être con­sid­érée comme un bien de nature par­ti­c­ulière, extra-économique en quelque sorte, puisque l’on pou­vait la partager sans la per­dre, à la dif­férence des biens matériels ordi­naires, l’u­tilis­er sans la détéri­or­er mais au con­traire en l’en­richissant et la dif­fuser de manière qua­si gra­tu­ite, en com­para­i­son des autres biens, même si cette dif­fu­sion requiert une com­pé­tence appro­priée chez ceux qui la reçoivent.

Mais les “ressources cog­ni­tives” sont main­tenant recon­nues par les écon­o­mistes comme le moteur prin­ci­pal de la crois­sance économique de sorte que la con­nais­sance tend à acquérir une valeur marchande tan­dis que la frac­ture tech­nologique entre le Nord et le Sud va crois­sant et que les “objets sci­en­tifiques” devi­en­nent de plus en plus sou­vent breveta­bles et donc appro­pri­ables. La con­nais­sance est donc en train de per­dre son car­ac­tère de bien pub­lic (dont cha­cun peut dis­pos­er sans avoir à en pay­er le coût de pro­duc­tion), sa val­ori­sa­tion économique va de pair avec le besoin de secret. Alors que l’on a longtemps cru que la con­nais­sance pour­rait servir à répan­dre et à équili­br­er les richess­es de par le monde, peut-être devient-elle au con­traire un fac­teur de leur polarisation.

Ain­si la part des activ­ités de con­nais­sance (édu­ca­tion, recherche, com­mu­ni­ca­tion, média, infor­ma­tique…) dans la pro­duc­tion de biens et de ser­vices tend-elle partout à croître ; dès 1980 elle dépas­sait aux USA le tiers du PNB. De même dans les pays de l’OCDE, les investisse­ments “immatériels” liés à ces activ­ités crois­sent beau­coup plus vite que les investisse­ments matériels. Ajou­tons que le plan de relance décidé en 2003 par les Améri­cains place les dépens­es de recherche en toute pre­mière pri­or­ité avec un bud­get de 117 mil­liards de dol­lars en 2004.

Dans ces con­di­tions il y a risque de for­ma­tion de véri­ta­bles cer­cles vicieux : l’in­tel­lectuel africain, sou­vent très doué, n’a guère de pos­si­bil­ité d’employer ses com­pé­tences dans son pays lequel devient de plus en plus défici­taire et par le fait même ne peut plus dévelop­per ses ressources et pro­cur­er des enseigne­ments de qual­ité. L’Inde, la Chine et la Corée s’ef­for­cent de par­er à ce dan­ger, la pre­mière main­tient des con­tacts étroits avec sa dias­po­ra améri­caine, les deux autres font de grands efforts pour rap­a­tri­er leurs jeunes sci­en­tifiques for­més aux États-Unis et leur ouvrir des pos­si­bil­ités attrac­tives sur le sol nation­al. L’Eu­rope n’en est pas encore à ce stade mais ferait bien de rester vig­i­lante et de ne pas laiss­er enclencher un proces­sus cumu­latif peu réversible.

Mais il nous faut revenir à l’ob­ser­va­tion du phénomène et aux indi­ca­teurs : com­bi­en de “cerveaux en fuite” ? Pourquoi cette fuite ? Quelle est la valeur de notre perte ?

La pre­mière dif­fi­culté est de définir ce qu’est un “cerveau”. On peut utilis­er soit le critère de la fonc­tion (ensem­ble des chercheurs publics et privés) soit le critère du diplôme (doc­tor­ats par exem­ple) ; ces deux critères ne coïn­ci­dent pas car cha­cun sait que les doc­teurs — les tit­u­laires d’un doc­tor­at — ne devi­en­nent pas tous des chercheurs, loin de là, et qu’in­verse­ment les “chercheurs” ne sont pas tous des doc­teurs (rôle des ingénieurs, notam­ment en France).

D’autre part qu’ap­pelle-t-on “fuite” ? Les séjours d’é­tu­di­ants ne peu­vent évidem­ment pas être con­sid­érés comme tels sauf si l’é­tu­di­ant reste aux USA après sa thèse. Il faudrait pou­voir sous­traire des flux d’émi­gra­tion les flux de retour, mais la com­po­si­tion (âge — dis­ci­pline — niveau…) n’est pas la même. Il est donc plus sûr d’é­tudi­er les stocks et leurs vari­a­tions ; c’est ain­si que de 1993 à 1997 le nom­bre de rési­dents per­ma­nents français tit­u­laires d’un doc­tor­at a aug­men­té de 30 % ce qui sem­ble assez grave même si le chiffre absolu de ces doc­teurs, qui est de l’or­dre de 2000 en 1997, ne représente que 0,4 % de l’ensem­ble de la pop­u­la­tion améri­caine des doc­teurs en sci­ence et en ingénierie.

Ces nom­bres sont toute­fois à com­par­er avec les nom­bres améri­cains globaux. C’est ain­si qu’en 1997 les Améri­cains ont enreg­istré 22 000 nou­veaux rési­dents dits “de pre­mière caté­gorie” (soit de “qual­ité excep­tion­nelle”) et 28 000 en 2000 (venus pour moitié de Chine, de l’Inde et de la Grande-Bretagne).

Notons en pas­sant un déséquili­bre : par­mi les 10 000 doc­teurs sci­en­tifiques que la France “pro­duit” chaque année il y a peu de doc­teurs en engi­neer­ing, d’où une pro­por­tion élevée d’é­tu­di­ants français aux USA dans cette discipline.

Pour répon­dre à l’in­ter­ro­ga­tion sur les caus­es de ces fuites, ce sont les avan­tages d’un chercheur s’in­stal­lant aux États-Unis qu’il faut essay­er de mesurer :

1) meilleures con­di­tions de tra­vail et de recherche (pub­li­ca­tions, con­grès, équipements, etc.),
2) état du marché : trois ans après la sou­te­nance de la thèse, les taux de chô­mage des doc­teurs sont 1,9 % aux USA et 7,4 % en France,
3) taux d’in­sat­is­fac­tion : 3 à 4 % aux USA, 20 à 25 % en France (pub­lic et privé),
4) niveau de salaire des post-docs au bout de trois ans (en 2001) : aux USA 58 % dépas­saient 15 000 francs par mois tan­dis qu’en France 59 % étaient en dessous de 10 000 francs par mois,
5) une plus grande flex­i­bil­ité améri­caine (embauche, prospec­tion d’emploi, etc.).

Notons tout de même que les États-Unis ont quelques points faibles, sans par­ler des côtés plus ou moins mar­gin­aux comme les faibles durées de con­gés annuels ; en par­ti­c­uli­er le grand reproche est un enseigne­ment sec­ondaire moins per­for­mant, ce qui peut inciter au retour de nom­breux chercheurs autour de la quar­an­taine quand leurs enfants sont adolescents.

En résumé, on peut dire que la France et l’Eu­rope sont de bonnes pro­duc­tri­ces et de mau­vais­es employeuses de chercheurs (doc­teurs et ingénieurs), lesquels représen­tent 0,9 % de la pop­u­la­tion active aux États-Unis et au Japon (dont 83 % dans le privé), mais seule­ment 0,6 % en France et en Europe (dont seule­ment 40 % dans le privé). Con­scients de cette sit­u­a­tion, les experts européens — après le con­seil de Lis­bonne (mars 2000) qui don­na pour objec­tif à l’Eu­rope de faire de l’U­nion “l’é­conomie fondée sur la con­nais­sance la plus com­péti­tive du monde” — ont con­clu qu’il fal­lait au min­i­mum créer 550 000 emplois sci­en­tifiques dans l’Eu­rope des Quinze d’i­ci à 2010.

Quelques chiffres avant de con­clure : aux États-Unis et en l’an 2000 on a dénom­bré par­mi les doc­teurs sci­en­tifiques 37 % de nés à l’é­tranger, ce pour­cent­age monte même à 51 % en engi­neer­ing et 45 % en math­é­ma­tiques, en physique, en infor­ma­tique, en sci­ence de la vie (phar­ma­cie, pro­fes­sions de san­té). Ces doc­teurs venus de l’é­tranger sont surtout des Chi­nois (20 %), des Indi­ens (16 %), des Bri­tan­niques (7 %), des Taïwanais (6 %), des Alle­mands (4 %), la France compte pour moins de 1 %.

En con­clu­sion, il n’y a pas trop d’in­quié­tude avec les chiffres français actuels, mais il y a risque d’en­clencher un proces­sus cumu­latif crois­sant et irréversible. Nous devons pren­dre con­science de ce fait, comme les Chi­nois et les Indi­ens l’ont déjà fait, et pro­cur­er à nos chercheurs de larges et utiles pos­si­bil­ités d’emploi sur le sol nation­al ou au moins européen.

Questions

Les étudiants américains se désintéressent-ils des études scientifiques ?

Oui, mais cela est vrai en France aus­si. Ce qui pro­gresse ce sont les études de finances, de mar­ket­ing, de services.

Que peut-on dire des rapports entre les élites scientifiques et la société ?

Réponse de l’un des par­tic­i­pants : Cela dépend beau­coup de l’im­por­tance de la cul­ture dans cette société. À ce sujet, il y a grand intérêt à étudi­er le cas de la Russie. Depuis que la sit­u­a­tion s’y est quelque peu sta­bil­isée on con­state que les sci­en­tifiques russ­es préfèrent rester dans leur pays et tra­vailler en coopéra­tion — même avec des salaires trois ou qua­tre fois moins élevés.

J’ai analysé l’annuaire des anciens de Polytechnique et le classement par lieu de résidence. Il y a environ 15 000 X dont 500 vivent aux USA, 100 au Canada, 800 en Europe hors de France et 300 en Asie et Océanie. Qu’en pensez-vous ?

Je trou­ve que c’est beau­coup ! J’au­rais pen­sé moins.

J’ai lu un rapport disant qu’environ 2 500 jeunes Français émigraient en Israël chaque année. Est-ce que c’est vraisemblable ?

Cela se peut, mais bien sûr ces émi­grants ne sont pas tous des doc­teurs, et puis il faut tenir compte des taux de chô­mage israéliens et des retours qui doivent eux aus­si être nombreux.

Pour vous don­ner un autre point de vue sur l’im­por­tance de la “société de la con­nais­sance” (knowl­edge-based econ­o­my) rap­pelons que pen­dant la décen­nie 1980–1990 l’emploi améri­cain croît de 1,1 % par an, mais la crois­sance est de 4,9 % par an pour les emplois liés à la con­nais­sance, emplois dont le nom­bre atteint aujour­d’hui un mil­lion dans les domaines non académiques et 300 000 dans les domaines académiques.

Il y a grand intérêt à lire le rap­port de mars 2003 sur les indi­ca­teurs économiques dans l’U­nion européenne ; citons aus­si le prob­lème par­ti­c­uli­er des biotech­nolo­gies où le marché du tra­vail des doc­teurs est très défa­vor­able alors que l’on pour­rait s’at­ten­dre à une forte demande de chercheurs dans cette tech­nolo­gie de pointe.

La réu­nion se ter­mine par une dis­cus­sion ani­mée où l’on rap­pelle que les études coû­tent cher aux jeunes étu­di­ants améri­cains lesquels doivent rem­bours­er les prêts con­sen­tis. Cela explique les salaires élevés pro­posés out­re-Atlan­tique aux jeunes chercheurs : l’Amérique prof­ite ain­si des dépens­es faites par les con­tribuables des autres nations pour faire fonc­tion­ner leur sys­tème édu­catif et épargn­er cette charge à leurs étudiants.

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