quatuors

Quatuors français rares

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°757 Septembre 2020
Par Jean SALMONA (56)

Par­fois, mar­tyr las­sé des pôles et des zones…

Arthur Rim­baud, Le Bateau ivre

Fes­ti­vals, concerts, disques même : tout se passe comme si l’univers du qua­tuor fran­çais se limi­tait à quatre œuvres ico­niques, les qua­tuors de Franck, Debus­sy, Ravel, Fau­ré. Et pour­tant la période hyper­créa­trice 1895–1930 a vu naître des qua­tuors – pour ne ‑par­ler que de cette forme concen­trée de la musique – qui sont autant de som­mets de la musique tonale éla­bo­rée, à la fois savante et fluide, avec ce sens de la mesure – aucun excès de lyrisme – et cet exquis raf­fi­ne­ment qui sont la marque du génie français.

Nous avons choi­si les qua­tuors, tous pos­té­rieurs à celui de Debus­sy (1893), de quatre com­po­si­teurs majeurs de cette époque : Chaus­son, d’Indy, Saint-Saëns, Rey­nal­do Hahn.

Que les lec­teurs de La Jaune et la Rouge veuillent bien nous par­don­ner : les enre­gis­tre­ments évo­qués sont anciens, peut-être introu­vables – pusil­la­ni­mi­té des édi­teurs et aus­si des ensembles d’aujourd’hui – mais peut-être cette chro­nique encou­ra­ge­ra-t-elle cer­tains à remettre au jour ces petits chefs‑d’œuvre oubliés.

Chausson (1855−1899)

Deux mois avant sa mort stu­pide (mais y a‑t-il des morts intel­li­gentes ?) dans un acci­dent de bicy­clette, Chaus­son s’attaquait au 3e mou­ve­ment de son Qua­tuor (res­té in-ache­vé). La forme même du qua­tuor épu­rée, inti­miste, force le créa­teur à l’introspection et à l’autocensure : chaque mesure compte. Chaus­son, fas­ci­né par les qua­tuors de Bee­tho­ven et fidèle au sou­ve­nir de son maître Franck, cisèle une œuvre ori­gi­nale et forte, nova­trice, quelque peu mélan­co­lique, qui annonce curieu­se­ment le Qua­tuor de Fau­ré (1924). Écou­tez le deuxième mou­ve­ment « très calme » et vous retrou­ve­rez ce bon­heur inef­fable, hors du temps, que vous a pro­cu­ré jadis cer­taine cava­tine beethovenienne.

1 CD ARION

Saint-Saëns (1835−1921)

Saint-Saëns, on le sait, ne se vou­lait pas ‑nova­teur et, mal­gré Debus­sy puis l’École de Vienne, est res­té tout au long de sa (longue) vie fidèle à l’appareil har­mo­nique et ryth­mique du XIXe siècle – tout comme Brahms. Son -Qua­tuor n° 1 (1899) est ain­si dans la lignée de ceux de Men­dels­sohn. Le second, vingt ans plus tard, est d’une autre eau : modu­la­tions sub­tiles, inflexions exquises, mélan­co­lie du temps qui passe (il a 84 ans), joie exta­tique d’une vie épa­nouie et bien rem­plie. Écri­ture par­faite et émou­vante d’un maître qui résume en une pièce de 23 minutes toute une exis­tence (dans un cof­fret avec des pièces pour vio­lon et piano). 

2 CD APEX

Vincent d’Indy (1851−1931)

Com­plè­te­ment oublié aujourd’hui, ce ‑com­po­si­teur pro­li­fique – et aux choix poli­tiques dis­cu­tables – a domi­né la scène et les ins­ti­tu­tions musi­cales pari­siennes pen­dant des décen­nies. Dans l’album qui ras­semble son Sex­tuor et ses trois qua­tuors – tous trois foi­son­nants de créa­ti­vi­té, mer­veilleu­se­ment écrits – pen­chons-nous sur le 3e Qua­tuor écrit à 78 ans. Tout y est pour faire de cette pièce une des œuvres majeures du réper­toire ; et nous pou­vons avouer sans fausse honte la pré­fé­rer à deux blue chips : les qua­tuors De ma vie de Sme­ta­na et Lettres intimes de Janáček. Thèmes com­plexes déli­cieu­se­ment mélo­diques, modu­la­tions sub­tiles, archi­tec­ture éla­bo­rée et, par–dessus tout, cette capa­ci­té rare d’émouvoir et de faire rêver à laquelle peu de musiques peuvent prétendre.

2 CD CALLIOPE

Reynaldo Hahn (1875−1947)

Cet « ins­tru­ment de musique de génie » qui s’appelle Rey­nal­do Hahn étreint tous les cœurs, mouille tous les yeux, dans le fris­son d’admiration qu’il pro­page au loin et qui nous fait trembler.

Mar­cel Proust

L’œuvre foi­son­nante de ce com­po­si­teur ‑mon­dain, étran­ger à toute école, ne se réduit pas à l’opérette Cibou­lette et à quelques ‑mélo­dies. Ses deux qua­tuors (1939) résument bien son art poé­tique : pro­cu­rer avant tout à l’auditeur un plai­sir sans mélange mais un plai­sir éli­tiste. Thèmes exquis, modu­la­tions à faire fondre le cri­tique le plus sévère, une musique sen­suelle – écou­tez le mou­ve­ment Posé­ment du Qua­tuor en fa – qui consti­tue peut-être l’apogée de la musique de chambre du XXe siècle (avec le Qua­tuor de Ravel et le Sex­tuor qui ouvre Capric­cio de Richard Strauss). On trou­vait naguère ces deux qua­tuors et le Quin­tette pour pia­no et cordes dans un cof­fret avec des pièces de Roussel. 

2 CD NAÏVE

Il ne reste plus qu’à espé­rer qu’un édi­teur cou­ra­geux décide d’explorer ce tré­sor enfoui que consti­tue la musique fran­çaise oubliée des années 1890–1950, pour le plus grand bon­heur des vrais amou­reux de la musique – car c’est bien d’amour qu’il s’agit.

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