Polytechnicien historien de la photographie

Polytechnicien, économiste, comment j’ai fini historien de la photographie

Dossier : HistoireMagazine N°771 Janvier 2022Par Marc LENOT (67)

Après une car­rière d’économiste puis de chas­seur de têtes, Marc Lenot (67) s’est lancé dans une car­rière d’historien de l’art et est devenu doc­teur en his­toire de la pho­togra­phie expéri­men­tale. Ici s’ouvre la troisième par­tie du dossier, celle des X ayant l’histoire pour passion.

En pré­pa à Ginette, j’étais un taupin provin­cial, timide et un peu per­du dans ce nou­veau milieu. Les dimanch­es après-midi, seul moment de lib­erté dans ma vie de pen­sion­naire, menaçaient d’être fort ennuyeux, une fois le parc et le château vis­ités, jusqu’au jour où, par hasard, j’entrai dans une expo­si­tion de pein­ture, ce à quoi mon mod­este milieu famil­ial ne m’avait guère pré­paré. Je ne sais plus laque­lle fut la pre­mière, de Ver­meer ou des impres­sion­nistes de la col­lec­tion Wal­ter-Guil­laume, mais ce fut un éblouisse­ment, un monde nou­veau et fasci­nant qui s’ouvrait devant moi. Fasciné, je le fus pen­dant toute ma vie pro­fes­sion­nelle ; fasciné et frus­tré : frus­tré de n’avoir pas le temps de voir plus d’expositions, de lire davan­tage et, au fur et à mesure que je m’ouvrais aus­si à l’art con­tem­po­rain, de ne pas ren­con­tr­er davan­tage d’artistes. Je vécus dans des villes rich­es en musées, Boston, Wash­ing­ton, Lon­dres, et dans d’autres où il fal­lait tout décou­vrir, ate­liers dis­crets et musées mécon­nus, comme à Alger. Et, tout ce temps, je me dis­ais que ces sujets que je ne fai­sais qu’effleurer pen­dant ces moments volés au tra­vail ou à la famille, un jour je leur con­sacr­erais plus de temps.

Débuter à la soixantaine venue

Quand, à 57 ans, n’ayant plus de charges de famille, n’étant plus autant pas­sion­né par mes mis­sions et ayant un tout petit peu d’aisance finan­cière, je choi­sis de moins tra­vailler et de don­ner enfin libre cours à mon intérêt pour l’art, ma pre­mière étape fut celle d’un ama­teur : écrire un blog, d’abord anonyme, sur les expo­si­tions que je voy­ais, alors entre Lon­dres et Paris. Ce blog, où j’exprimais des points de vue per­son­nels, sub­jec­tifs, mais argu­men­tés, eut l’heur de plaire au Monde qui en fit la pro­mo­tion, ce qui me don­na rapi­de­ment une cer­taine vis­i­bil­ité. Mais j’étais tou­jours en quête de savoir (et, plus ou moins con­sciem­ment, de légitimité).

Aus­si retour­nai-je sur les bancs de l’école. Après une année cat­a­strophique à l’École du Lou­vre, où, à près de 60 ans, j’eus le plus grand mal à m’adapter à une péd­a­gogie conçue pour des jeunes filles de 19 ans, j’entrais à l’EHESS pour un mas­tère « Art, Lan­gage et Lit­téra­ture », un pro­gramme très ouvert et pluri­disciplinaire, dont je fus le pre­mier diplômé poly­tech­ni­cien. Out­re les sémi­naires, j’y décou­vris avec bon­heur la recherche, rédi­geant un mémoire sur le pho­tographe Miroslav Tichý (et par­tic­i­pant mar­ginale­ment à son expo­si­tion au Cen­tre Pom­pi­dou) et je me spé­cial­i­sai alors en pho­togra­phie, un peu par hasard et un peu par choix (le champ cri­tique y étant moins figé qu’en arts plas­tiques), tout en con­tin­u­ant à écrire de manière bien plus large sur mon blog. 

Le doctorat

Tout naturelle­ment, l’étape suiv­ante fut un doc­tor­at à Paris‑I, où Michel Poivert, le prin­ci­pal his­to­rien de la pho­togra­phie en France, que j’avais approché pour diriger ma thèse, m’orienta vers un sujet lourd et vierge, la déf­i­ni­tion et l’histoire de la pho­togra­phie expéri­men­tale, champ alors qua­si absent des recherch­es sur la pho­togra­phie. Recherch­es, ren­con­tres d’artistes à tra­vers l’Europe, sou­te­nance de thèse, pub­li­ca­tion d’un livre, arti­cles, con­férences : le tra­vail stan­dard du chercheur. Sauf erreur, je suis, avec le fameux André Tur­cat (40), le seul poly­tech­ni­cien doc­teur en his­toire de l’art. Les con­cepts du philosophe Vilém Flusser me furent très utiles et, sans être philosophe, j’ai aus­si beau­coup tra­vail­lé sur lui, avec en par­ti­c­uli­er une récente édi­tion sur Flusser et la France. Si Tichý, les pho­tographes expéri­men­taux et Flusser con­stituent l’essentiel de mes recherch­es, j’explore aus­si d’autres domaines, comme l’art brut ou la pein­ture d’Edvard Munch.

Une volonté d’aller plus loin

Com­ment me suis-je ain­si réin­ven­té ? Claire­ment, un désir d’art, longtemps brimé et qui a enfin pu s’épanouir. Et le désir de n’être pas seule­ment un con­som­ma­teur d’art éclairé, mais d’aller plus loin, de chercher et de partager, non point comme artiste mais comme cri­tique et his­to­rien : de même que, pro­fes­sion­nelle­ment, j’ai été meilleur (et bien plus à l’aise) comme con­sul­tant que comme man­ag­er, je crois être un bon cri­tique mais je ne suis nulle­ment artiste créatif. C’est aus­si l’héritage d’une curiosité insa­tiable, d’un refus con­stant de m’enfermer dans un seul champ (à la fin de maths sup, pour le plaisir, j’avais passé mon bac phi­lo, mal­gré la répro­ba­tion des Jésuites qui jugeaient que je per­dais mon temps). Fon­da­men­tal est le désir d’écrire, de trou­ver le ton juste (bien dif­férent selon qu’il s’agit d’un texte académique ou d’un bil­let de blog) ; actuelle­ment, je tente d’écrire un roman, autour d’un pein­tre, mais je ne suis pas sûr d’y par­venir. Moi qui n’avais précédem­ment guère écrit que des textes tech­niques, sur l’avenir de la sidérurgie européenne ou le crédit agri­cole au Maroc, je prends un plaisir immense à ten­ter de for­muler des idées, de struc­tur­er un texte, de faire pass­er une émo­tion ou une idée. 

Une spécificité polytechnicienne ? 

Y a‑t-il dans mon tra­vail une spé­ci­ficité poly­technicienne ? Je ne sais. Dès l’abord, j’ai refusé de tra­vailler sur l’économie de l’art, sujet trop proche de mes intérêts antérieurs, j’ai préféré tourn­er la page. Il m’arrive d’utiliser des notions très sim­ples de sta­tis­tiques, par exem­ple pour analyser la récep­tion cri­tique d’une œuvre ; même si mes col­lègues « lit­téraires » s’en émer­veil­lent, ça n’est pas sophis­tiqué du tout. C’est plutôt en matière de rigueur, d’organisation, de struc­tura­tion de la pen­sée et donc des textes, oraux ou écrits, que je me démar­que par­fois : rien de spé­ci­fique­ment poly­tech­ni­cien, plutôt le fruit d’une édu­ca­tion générale sci­en­tifique et mathématique.

Qu’est-ce qui me manque ? Sans doute une cer­taine sou­p­lesse intel­lectuelle : je suis sou­vent plus attaché à l’obtention d’un résul­tat qu’au proces­sus lui-même, et j’ai mis assez longtemps à accepter qu’un échec (celui de l’artiste ou le mien, comme his­to­rien) peut être aus­si instruc­tif que l’obtention d’un résul­tat. Par rap­port à bien de mes col­lègues, je suis moins à l’aise dans l’ambigu, je cherche davan­tage LA réponse, LA déf­i­ni­tion. Lors de mon jury de thèse, une des ques­tions récur­rentes fut : « Mais pourquoi voulez-vous à tout prix don­ner UNE déf­i­ni­tion de la pho­togra­phie expéri­men­tale ? Pourquoi ne vous sat­is­faites-vous pas de la richesse et l’exhaustivité de votre recherche sur ce domaine sans avoir besoin de l’encadrer dans des caté­gories formelles ? » ; je décou­vris ensuite que le seul des cinq mem­bres du jury qui allait dans mon sens sur ce sujet était un his­to­rien de la pho­togra­phie qui avait d’abord été physicien… 

En con­clu­sion, mon intérêt pour l’histoire de l’art, fruit d’une pas­sion anci­enne mais réprimée, m’a per­mis de me réin­ven­ter, de men­er des recherch­es his­toriques et intel­lectuelles stim­u­lantes, de ren­con­tr­er des gens fort dif­férents de mes univers précé­dents, d’inspirer des artistes, de me mesur­er à de nou­veaux défis (tout en restant un dilet­tante : je ne pré­tends pas faire car­rière) et de décou­vrir que j’aimais écrire (et par­ler en pub­lic). Une deux­ième vie, une forme de nou­velle jeunesse. 

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