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Où vont les classes moyennes ?

Dossier : Dossier FFEMagazine N°735 Mai 2018
Par Jean ESTIN

En 2010, les classes moyennes1 étaient à peu près répar­ties entre l’Europe (450 mil­lions), l’Amérique du Nord (338 mil­lions), l’Asie mûre (268 mil­lions), l’Asie émer­gente (257 mil­lions), l’Europe émer­gente (214 mil­lions) et l’Amérique latine (181 millions). 

Elles repré­sen­taient 27 % d’une popu­la­tion totale de 6 835 mil­lions. L’Asie émer­gente repré­sen­tait 14 % de ce total (cf. tableau). En 2020 (demain !), les classes moyennes pré­sentes en Asie émer­gente repré­sen­te­ront 1755 mil­lions de per­sonnes, soit 47 % du total des classes moyennes mon­diales. Les classes moyennes pré­sentes dans les autres groupes de pays auront stag­né ou régres­sé2.

En 2030, les classes moyennes pré­sentes en Asie émer­gente comp­te­ront 3 224 mil­lions d’individus. Dix fois plus qu’en 2010. Elles repré­sen­te­ront 60 % des classes moyennes mon­diales avec un pou­voir d’achat en constante aug­men­ta­tion. Les autres groupes de pays repré­sen­te­ront peu ou prou les mêmes ordres de gran­deur qu’aujourd’hui2.

Cette évo­lu­tion majeure est déjà ins­crite dans la réa­li­té d’aujourd’hui. La démo­gra­phie pré­cède l’économie. Toutes ces per­sonnes sont nées. Les grandes ten­dances d’amélioration des pou­voirs d’achat dans les pays émer­gents sont en cours. Elles ne pour­ront être inflé­chies qu’à la marge. 

La classe moyenne des pays émer­gents asia­tiques repré­sen­te­ra 60 % de la classe moyenne mon­diale en 2030 
2010 2020 2030 TCAM2010-201301
Classe moyenne mondiale
(en mil­lions de personnes) 
1845  3765  5412  6 % 
Dont Asie émergente 257  1755  3224  13 % 
Part de l’Asie émer­gente (en %) 14 %  47 %  60 % 


Une « démon­dia­li­sa­tion » par­tielle de l’économie est tou­jours pos­sible. Elle ralen­ti­ra cette évo­lu­tion, mais ne peut plus aujourd’hui la stop­per. Hors pan­dé­mie, guerre mon­diale, acci­dent cos­mique, etc., les chiffres indi­qués se matérialiseront. 

Les cœurs de mar­ché régressent en rela­tif et en abso­lu en Amé­rique du Nord et en Europe sous les effets de la démo­gra­phie, de l’absence de crois­sance éco­no­mique et de la pola­ri­sa­tion des pou­voirs d’achat. Ils explosent en Asie émer­gente. Pour tous les mar­chés de grande consom­ma­tion, ain­si que pour les filières indus­trielles en amont de ces mar­chés, le futur est désor­mais en Asie. 

L’impact de cette évo­lu­tion est déter­mi­nant. Le centre du monde, indus­triel, éco­no­mique, cultu­rel, finan­cier, poli­tique se sera dépla­cé dans 15 ans. 

Les classes moyennes sont en effet les cœurs des socié­tés modernes sur les­quelles se bâtissent les com­pé­tences et les savoir-faire, les indus­tries, les tech­no­lo­gies, les effets d’expérience et les amé­lio­ra­tions de pro­duc­ti­vi­té, les nou­veaux pro­duits emblé­ma­tiques, les consom­ma­tions de masse, les modes de mana­ge­ment, les sys­tèmes poli­tiques, etc. 

Elles seront en majo­ri­té en Asie émer­gente et en forte crois­sance pour les 15 à 20 ans qui viennent (13 % par an). Les centres de déci­sion des grandes entre­prises mon­diales ne peuvent que suivre, voire pré­cé­der cette évo­lu­tion majeure. 

Il est en effet vain de pen­ser que les centres de mar­ke­ting, de R&D ou de mana­ge­ment pour­ront res­ter à New York, Londres ou Paris alors que les prin­ci­paux mar­chés seront en Chine, en Inde et en ASEAN avec leurs contextes, cultures et besoins spécifiques. 

C’est bien sûr un bou­le­ver­se­ment majeur pour tous les grands groupes occi­den­taux qui veulent pour­suivre une stra­té­gie de lea­der­ship mon­dial dans les cœurs de mar­ché ; réal­lo­ca­tions de res­sources, dif­fé­ren­cia­tion des approches et des modèles d’activité, relo­ca­li­sa­tion des équipes, modi­fi­ca­tion des orga­ni­sa­tions, consti­tu­tion d’équipes mul­ti­cul­tu­relles au plus haut niveau. 

C’est une oppor­tu­ni­té pour qui veut bien la sai­sir. LVMH, AB InBev, Cater­pillar, Schnei­der Elec­tric ont déve­lop­pé plus de 40 % de leur chiffre d’affaires dans les pays émer­gents au cours des dix der­nières années. 80 % de leur crois­sance glo­bale est liée à ces pays. Ils croissent glo­ba­le­ment à près de 10 % par an alors que la crois­sance de leurs mar­chés sous-jacents en Europe et aux États-Unis ne dépasse pas 2 %. 

De même, un grand nombre de lea­ders alle­mands ou scan­di­naves dans les biens d’équipements ont une forte crois­sance tirée par celle des pays émergents. 

C’est une menace pour ceux qui ne par­vien­dront pas à s’adapter suf­fi­sam­ment rapi­de­ment. Dans la liste des 50 grandes entre­prises les plus per­for­mantes en termes de TSR4 sur les dix der­nières années, déjà 15 sont des groupes ori­gi­naires de Chine ou d’Inde.

Dans dix ans, compte tenu de leur crois­sance et de leur valo­ri­sa­tion, les 50 pre­miers groupes chi­nois ou indiens auront les moyens finan­ciers de rache­ter la plu­part des grands groupes occi­den­taux, hors excep­tions éven­tuelles dans l’économie numé­rique, ou pour les groupes qui, quelle que soit leur ori­gine, auront une part pré­pon­dé­rante de leurs reve­nus dans des géo­gra­phies en forte croissance. 

EN BREF

Estin & Co est un cabinet international de conseil en stratégie basé à Paris, Londres, Zurich, New York et Shanghai. Le cabinet assiste les directions générales de grands groupes européens, nord-américains et asiatiques dans leurs stratégies de croissance, ainsi que les fonds de private equity dans l’analyse et la valorisation de leurs investissements.

Glo­ba­le­ment c’est une bonne nou­velle pour qui peut et veut s’adapter. C’est ce bou­le­ver­se­ment majeur qui conti­nue à tirer la crois­sance mon­diale à 5 % par an5, au même rythme que pen­dant les 30 der­nières années, et irrigue tous les pays (y com­pris hors Asie) de mul­tiples sources petites ou grandes de crois­sance direc­te­ment ou indi­rec­te­ment liées à cette crois­sance des classes moyennes asiatiques. 

Les « trente glo­rieuses » de l’économie mon­diale sont en train de se dérou­ler sous nos yeux, sans com­mune mesure avec les pre­mières ébauches des États-Unis (1940−1970), de l’Europe (1945- 1975) et du Japon (1965−1995) qui se sont pro­duites à une échelle réduite com­pa­rée à la défer­lante en cours. 

C’est un évé­ne­ment inédit par son ampleur à l’échelle de l’économie moderne. 

Quelle entre­prise vou­drait res­ter à l’écart de cette for­mi­dable opportunité ? 

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1. Défi­ni­tion OCDE : per­sonnes ayant un pou­voir d’achat (PPP) jour­na­lier com­pris entre 10 USD et 100 USD.
2. Sauf en Afrique et au Moyen-Orient qui comp­te­ront en 2030 un nombre d’individus appar­te­nant aux classes moyennes com­pa­rable à celui de l’Europe aujourd’hui.
3. Taux de crois­sance annuel moyen.
4. TSR = Total Sha­re­hol­der Return annuel : ren­ta­bi­li­té pour l’actionnaire sur son inves­tis­se­ment en termes de divi­dendes, dis­tri­bu­tion d’actions gra­tuites, valo­ri­sa­tion de ses actions…
5. Infla­tion comprise.
 

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