Nous autres, modernes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°623 Mars 2007Par : Alain FinkielkrautRédacteur : Jean-Claude Godard (56)Editeur : - 2005 - Ellipses Édition Marketing SA 32, rue Bargue, 75740 Paris Cedex 15 / Les Éditions de l’École polytechnique 91128 Palaiseau Cedex. www.editions.polytechnique.fr

Ce livre reprend les con­férences don­nées par Alain Finkielkraut à l’École. C’est « l’ébranlement de la moder­nité par elle-même » qu’il a « voulu inlass­able­ment explor­er et inter­roger ». Plutôt qu’observer l’intelligence pos­er des ques­tions au monde, Finkielkraut a préféré « les ques­tions que le monde pose et impose à l’intelligence ». Faut-il être mod­erne ? Com­ment évolue la vie de l’esprit du mod­erne, tirail­lé entre la cul­ture lit­téraire et la sci­en­tifique ? Quelles sont les car­ac­téris­tiques du xxe siè­cle ? Jusqu’où va la moder­nité, com­ment celle-ci pose la ques­tion des lim­ites ? Voilà les qua­tre par­ties de ce livre, la série des con­férences de M. Finkielkraut. L’ouvrage porte donc sur la moder­nité, mais aus­si sur les patholo­gies inhérentes à celle-ci. Car pour Alain Finkielkraut, il y a en elle un moteur, en par­tie per­vers, qui fait sans cesse évoluer l’homme depuis plus de cinq siè­cles en Occident.

Dans son Ora­tio de homin­is dig­ni­tate, Pic de La Miran­dole conçoit ce mécan­isme dès 1482 en faisant par­ler Dieu au pre­mier homme et qui lui dit : « Je ne t’ai don­né ni place déter­minée ni vis­age pro­pre, ni don par­ti­c­uli­er, ô Adam, afin que ta place, ton vis­age et tes dons, tu les veuilles, les con­quiers et les pos­sèdes par toi-même. » Sous cou­vert d’une con­ti­nu­ité trompeuse avec la Genèse et la Bible, l’auteur met dans le dis­cours divin une explicite déc­la­ra­tion d’indépendance humaine. Ain­si, l’homme va devenir alors « un être dont l’agir ne découle pas de l’être, mais dont l’être découle de l’agir… Le phénomène humain n’est plus sub­stance mais lib­erté. » Et Bacon pro­longe la pen­sée de La Miran­dole en exp­ri­mant un siè­cle et demi plus tard que « la dig­nité de l’homme ne con­siste plus dans l’accomplissement de sa nature, mais dans ses pos­si­bil­ités infinies : il doit donc aller tou­jours de l’avant et se dépass­er » ; quant à la vérité, elle « est fille du temps et non plus de l’autorité ».

Et voilà le moteur lancé ! Ses car­bu­rants sont la fas­ci­na­tion du mou­ve­ment et la poussée vers l’illimité. Dieu n’est plus clef de voûte, mais alors il n’y a plus de principe uni­fi­ca­teur des activ­ités humaines, celles-ci s’éparpillent, et cha­cune pour­suit sa pro­pre légitim­ité (Ex. : « l’Art pour l’art », « Busi­ness is busi­ness »). Autre con­séquence, on ne peut plus en vouloir à Dieu, il ne reste plus pour l’homme mod­erne qu’à se révolter con­tre son ou ses semblable(s) quand il(s) retarde(nt) le mou­ve­ment. La moder­nité est donc aus­si un combat.
L’auteur décline les car­ac­téris­tiques de cette évolution :

a) dans dif­férents domaines : la cul­ture, de plus en plus divisée, dans l’histoire du XIXe, siè­cle où s’édifie le sens athée de l’histoire, et dans celle du XXe, siè­cle de grande créa­tion cul­turelle, mais souil­lé par de l’extrême barbarie ;

b) selon ses effets sur l’être humain, la société et la nature :

• l’être humain qui ne devient plus qu’un con­som­ma­teur du monde au risque d’endormir sa con­science, et qui ne veut voir dans la mort qu’un dys­fonc­tion­nement biologique à retarder, voire à sup­primer un jour ;
• les sociétés, qui sont de plus en plus démocrates ;
• la nature, de plus en plus mal­menée par l’homme ;
• et toutes leurs interactions.

Cette évo­lu­tion doit avoir des lim­ites accept­a­bles, ou sinon se réguler.

Il y a, bien sûr, plusieurs étapes dans cette épopée de cinq siè­cles. Elles vari­ent avec les épo­ques, les thèmes, les enjeux, les acqui­si­tions pro­gres­sives de la sci­ence ou les tech­niques du moment, le degré d’éclatement des activ­ités humaines, les pris­es de con­science suc­ces­sives (ain­si l’affaire Galilée, le Dis­cours de la méth­ode, au siè­cle suiv­ant le séisme de Lis­bonne, la révo­lu­tion de 1789 ; puis les deux guer­res mon­di­ales et la Shoah). Si Vic­tor Hugo exalte le pro­grès, Paul Claudel intè­gre les change­ments ultérieurs dans sa per­cep­tion du monde. Et elle est moins enthousiaste…

Il y a pour­tant des invari­ants : on retrou­ve tou­jours la poussée vers l’illimité, la ratio­nal­i­sa­tion du réel, la volon­té prométhéenne de pli­er le réel et de l’assujettir à l’idéal, les effets trag­iques de cette volon­té, enfin les com­bats fratricides.

Les acteurs ou témoins cités de cette moder­nité sont notam­ment : Pic de La Miran­dole, Bacon, Mon­taigne, Galilée, Cer­van­tès, Descartes, Swift, Burke, Michelet, Toc­queville, Marx, Tol­stoï, Péguy, Valéry, Aron, Sartre, Husserl, Hei­deg­ger, Han­nah Arendt, Gross­man, Fou­cault, Onfray, Kolakows­ki, Kun­dera, Lev­inas, Havel.

Je regrette que Pas­cal ne soit cité qu’une fois. Sa sépa­ra­tion en effet des trois ordres et des trois formes d’intelligence qu’il leur asso­cie – l’esprit de géométrie pour l’ordre matériel, l’esprit de finesse dans celui des rela­tions humaines et l’esprit de prophétie pour ce qui touche à l’amour divin – est une voie royale pour penser avec justesse. Elle per­met d’éviter bien des amal­games, plaies de la modernité.

Dans ce livre, il manque les asso­ci­a­tions, qui jouent un grand rôle dans la prise en compte des néces­saires lim­ites de la moder­nité. La ques­tion de l’argent est aus­si éludée, alors qu’il est une mesure com­mune aux choses, et qu’à ce titre il ren­force l’approche déjà trop chiffrée de celles-ci. En out­re, l’argent fédère bien des activ­ités dans le monde économique, guidé par « la main invis­i­ble » d’un marché ren­du sacro-saint par Adam Smith. Autre absent de mar­que, le con­cile de Vat­i­can II, qui a remis plusieurs des aspects de la moder­nité dans une rob­o­ra­tive per­spec­tive judéo-chré­ti­enne, en par­ti­c­uli­er « Les Droits de l’homme ».

Une dernière réserve : l’auteur par­le surtout de la moder­nité à la française. L’expérience des pays étrangers est lim­itée à l’Angleterre (d’où une très intéres­sante com­para­i­son entre la révo­lu­tion anglaise et la nôtre, celle de 1789), la révo­lu­tion sovié­tique, le nazisme. A. Finkielkraut cite égale­ment quelques intel­lectuels récents de l’Est européen. Il est en revanche très dis­cret sur la moder­nité des autres pays latins et de l’Amérique.

Alors faut-il être mod­erne ? Et A. Finkielkraut, fort de l’exemple de Péguy et d’Hannah Arendt retourne superbe­ment la ques­tion : « Com­ment, lorsqu’on est attaché à la promesse de ne laiss­er per­son­ne à la porte du monde hérité, ne pas être anti-moderne ? »

D’une tonal­ité par­fois trag­ique, c’est un bel ouvrage, d’inspiration gré­co-judéo-chré­ti­enne, bril­lant et nour­ris­sant. Mar­qué par l’anxieuse admi­ra­tion pour l’homme (mal­gré son devenir prométhéen), la recherche sans relâche de « la petite bon­té » et de l’Amour, ce livre manque encore un peu de la lueur de l’Espérance.

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