Nos voisins du dessous

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°592 Février 2004Par : Bill BRYSONRédacteur : Christian MARBACH (56)

Il y a bien des manières de voy­ager, pour un promeneur générale­ment quel­conque ou pour un écrivain envis­ageant dès la pré­pa­ra­tion de son périple de trans­former en lignes, chapitres, cro­quis ou chroniques ses aven­tures et ses obser­va­tions. Bill Bryson, se don­nant pour objec­tif de présen­ter les Aus­traliens, “ nos voisins du dessous ”, à ses lecteurs de l’hémisphère Nord et d’abord des États-Unis où il vit, entre­tient avec “ l’art du voy­age ” des rap­ports originaux.

Ain­si, de la pré­pa­ra­tion. Le voyageur, qui veut tir­er le plus grand prof­it de son expédi­tion ou sim­ple­ment du week-end qu’il a réus­si à libér­er entre ses ren­dez-vous pro­fes­sion­nels, pré­pare avec appli­ca­tion son cir­cuit, con­sulte livres et guides, est atten­tif aux horaires des trans­ports, regarde les cartes et se donne pour but évi­dent de ne pas rater les sites et les mon­u­ments qui sont pré­cisé­ment les plus évidents.

Il y aurait en effet quelque chose de para­dox­al, pour un futur auteur de “ chroniques aus­trali­ennes ”, à ne pas du tout pass­er à Kakadu, ou, encore plus grave, à ne pas rester quelque temps près du mag­nifique Ulu­ru (Ayers Rock) ou des autres for­ma­tions géologiques proches, King’s Canyon, les Oglas (aujourd’hui Kata Tju­ta) pour la sotte rai­son d’avoir oublié de réserv­er une cham­bre d’hôtel. C’est pour­tant ce que nous racon­te l’auteur, dont on com­prend à cet épisode, comme à bien d’autres, qu’il est plus intéressé par d’autres ren­con­tres que par l’ensemble des “ beaux panora­mas à ne surtout pas rater ”.

Cela ne l’empêche pas de nous pro­pos­er de l’accompagner à Perth, à Can­ber­ra, à Syd­ney, ou à Mel­bourne – mais c’est plutôt pour nous par­ler de ses ren­con­tres avec des amis qui lui ser­vent de guides occa­sion­nels ou, plus sou­vent, de ses dis­cus­sions for­tu­ites avec des incon­nus qui lui per­me­t­tent de porter un juge­ment par­fois amusé, tou­jours ou presque sym­pa­thique sur les Australiens.

Ces ren­con­tres sont per­son­nelles, et ce qui intéresse Bryson est autant ce qui lui arrive, à lui, au gré de ses itinéraires – que ce qu’il en voit. Il n’en est pas à adopter une façon tout à fait ouverte de voy­ager, en accep­tant n’importer quelle halte ou n’importe quel détour en fonc­tion de ses bavardages ou des inci­dents de route : ce n’est pas Nico­las Bou­vi­er, se lais­sant guider en Afghanistan, en Inde ou au Japon par les hasards de l’auto-stop, de ses prob­lèmes de san­té, de ses ennuis financiers dans une quête de l’Autre qui devient une quête de soi ; mais Bill Bryson en approche un peu, atten­tif à ne pas nous épargn­er des égare­ments, des coups de soleil intem­pes­tifs, et – sou­vent – des mécomptes dans des pubs qui ne lui ser­vent pas la bonne bière au bon moment.

Sans doute pense-t-il que cette approche est la meilleure pour intéress­er ses lecteurs améri­cains, qui ignorent tout de l’Australie (c’est lui qui le dit, et le démon­tre au terme d’intéressants cal­culs de cita­tions dans la presse améri­caine). Ses chroniques ne sont donc pas une ency­clopédie ; il y glisse pour­tant, à l’occasion, des pas­sages qui pour­raient s’intégrer dans une descrip­tion plus ambitieuse de ce continent.

Ain­si, ses nom­breuses digres­sions sur la faune du pays. Certes, il donne facile­ment dans le sen­sa­tion­nel, le croc­o­dile mangeur d’hommes, le requin assas­sin, le ser­pent qui vous tue en trois sec­on­des ou même moins, l’ornithorynque qui pro­pose à ceux qui arrivent à le voir ses car­ac­téris­tiques para­doxales, le ver-le-plus-long-du-monde, et la dan­gereuse méduse qui vous lacère de ses cheveux et vous empoi­sonne. Mais les anec­dotes qui col­orent ses descrip­tions sont bien venues, car elles témoignent de sa fas­ci­na­tion pour cette arche de Noé ter­ri­ble­ment originale.

De même, le regard qu’il porte sur les pop­u­la­tions qui ont suc­ces­sive­ment peu­plé ce pays est-il plein de sym­pa­thie et sou­vent doc­u­men­té : je ne par­le pas sim­ple­ment des Aborigènes, au sujet desquels, sans approcher le lyrisme de Chatwyn, il essaie de com­pren­dre la poli­tique aus­trali­enne, mais aus­si des bag­nards, de leurs descen­dants, des immi­grés suc­ces­sifs qui ont fait et con­tin­u­ent à faire ce pays. Il ne s’agit pas d’un traité de soci­olo­gie, loin de là, mais de remar­ques qu’un eth­no­logue pour­rait faire sur le ter­rain, sans par­ti pris et donc avec honnêteté.

De même lui arrive-t-il, à l’occasion de ses déplace­ments, de racon­ter quelques-unes de ces explo­rations vers l’intérieur des ter­res où des aven­turi­ers, tou­jours auda­cieux et sou­vent stu­pides dans l’impréparation, se sont per­dus dans la décou­verte de nou­velles ter­res ou les tra­ver­sées incon­grues – avant de périr de soif puis de se retrou­ver statu­fiés sur les places de Melbourne.

On l’aura com­pris : les chroniques aus­trali­ennes de Bill Bryson sont par­fois décon­cer­tantes pour le lecteur français. Peu cartési­ennes dans leur approche : ce n’est pas un dic­tio­n­naire, pas une ency­clopédie, même pas un réc­it de voy­age selon une tra­jec­toire rec­tiligne genre voy­age à la Bougainville. Ce n’est pas une ambitieuse réflex­ion, style voy­age aux USA de Michel Cheva­lier ou de Toc­queville, qui nous pro­po­saient à par­tir d’un cahi­er des charges de départ (les moyens de trans­port ou le sys­tème des pris­ons) une approche glob­ale de la civil­i­sa­tion américaine.

Ce n’est pas non plus “ Rêver­ies d’un promeneur soli­taire ”, car même s’il approche sou­vent de l’autodérision que sus­cite une aven­ture mal­heureuse, Bill Bryson sait éviter d’encombrer par des réflex­ions nar­cis­siques sur lui-même un livre d’abord con­sacré à l’Australie et aux Aus­traliens ; l’Australie, si gigan­tesque, si orig­i­nale et si diverse ; les Aus­traliens, si “ for­mi­da­bles ”, c’est l’adjectif qu’il répète assez sou­vent et se jus­ti­fie très souvent.

Poster un commentaire