Multimédia et Internet : enjeux en termes de réglementation

Dossier : Le MultimédiaMagazine N°550 Décembre 1999
Par Vincent CHAMPAIN (91)

Évolution du cadre concurrentiel

1. Standards propriétaires et infrastructures

Évolution du cadre concurrentiel

1. Standards propriétaires et infrastructures

La prin­ci­pale “inno­va­tion” en ter­mes de fonc­tion­nement de la con­cur­rence tient à l’im­por­tance prise par les normes tech­niques, ou “stan­dards”. Un stan­dard pro­prié­taire est un lan­gage de com­mu­ni­ca­tion (util­isé pour échanges des infor­ma­tions) pro­priété d’une entre­prise don­née (le “pro­prié­taire”) qui choisit de ne pas en décrire le fonc­tion­nement (toute per­son­ne rece­vant un mes­sage dans ce lan­gage devant se dot­er d’un logi­ciel de lec­ture fac­turé par le pro­prié­taire) ou d’en mod­i­fi­er les car­ac­téris­tiques sans préavis.

Les for­mats (c’est-à-dire la façon d’in­ter­préter les don­nées qu’ils con­ti­en­nent per­me­t­tant d’en affich­er et d’en exploiter le con­tenu) des fichiers “Word” ou “Excel” sont des exem­ples de “stan­dards pro­prié­taires”. Au con­traire, le for­mat “texte sim­ple” est un “stan­dard pub­lic”, qui n’ap­par­tient à per­son­ne et dont les car­ac­téris­tiques sont claire­ment établies (n’im­porte qui peut com­mer­cialis­er un logi­ciel com­mu­ni­quant à l’aide de ce standard).

Pour le fonc­tion­nement des marchés de l’in­for­ma­tion et du mul­ti­mé­dia, les com­posantes “physiques” (matériel et réseau de télé­com­mu­ni­ca­tions) ne sont pas moins impor­tantes que les com­posantes “logi­cielles” : la com­mu­ni­ca­tion avec d’autres inter­locu­teurs néces­site autant l’u­til­i­sa­tion d’une ligne télé­phonique que d’un lan­gage commun.

Or ce lan­gage com­mun peut être la pro­priété d’une seule entre­prise, au même titre que l’opéra­teur nation­al est sou­vent le seul à pos­séder les lignes aboutis­sant chez les util­isa­teurs indi­vidu­els. Ce qui pose prob­lème — et donne lieu à une régu­la­tion spé­ci­fique de la part de l’Au­torité de régu­la­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions — dans un cas est égale­ment source de dif­fi­cultés dans l’autre.

Com­posantes “physiques” et “logi­cielles” ne sont pas en réal­ité totale­ment com­pa­ra­bles. Dans le pre­mier cas, sché­ma­tique­ment, le mono­pole utilise des ressources “rares” (ban­des de fréquences par exem­ple), alors que la créa­tion d’un logi­ciel con­cur­rent ne con­somme pas de telles ressources.

De plus, en théorie, s’il était col­lec­tive­ment rentable de dévelop­per un stan­dard con­cur­rent, une entre­prise aurait intérêt à le faire : le seul fait que le marché ne pro­pose pas de con­cur­rent est analysé par cer­tains écon­o­mistes comme une preuve de l’ab­sence d’in­térêt d’une solu­tion analogue.

2. Interventions envisageables

Cer­tains esti­ment que les util­isa­teurs sont pleine­ment infor­més des con­séquences futures du choix d’un logi­ciel recourant à de tels stan­dards (c’est-à-dire le fait de pou­voir dif­fi­cile­ment chang­er de logi­ciel ultérieure­ment), et qu’il n’y a pas lieu de légifér­er en dehors des cas de volon­té délictueuse explicite. Dans cette con­cep­tion, la loi ne serait pas là pour (sic) “pro­téger les imbéciles”.

A con­trario, il peut être soutenu que l’in­for­ma­tion des con­som­ma­teurs n’est pas totale (parce que les incon­vénients liés aux stan­dards pro­prié­taires n’ap­pa­rais­sent que pro­gres­sive­ment) et que per­son­ne n’a suff­isam­ment intérêt à engager une action (parce que ces prob­lèmes touchent tout le monde un peu plutôt qu’une per­son­ne forte­ment), ce qui peut jus­ti­fi­er une régu­la­tion spé­ci­fique. Le nom­bre impor­tant “d’im­bé­ciles” au sens du point précé­dent — l’au­teur de ce texte saisi sous Word y com­pris — peut con­forter cette position.

L’in­ter­ven­tion publique doit arbi­tr­er entre deux extrêmes : inex­is­tante, elle ne règle pas les prob­lèmes évo­qués ci-dessus mais trop pesante, elle risque de lim­iter les pos­si­bil­ités de créa­tions de stan­dards pro­prié­taires et donc, d’une cer­taine façon, l’in­no­va­tion. Trois types de mesures peu­vent être signalés.

1 -Dans le cas d’une entre­prise ayant un mono­pole sur un marché, il peut être jus­ti­fié d’éviter une exten­sion de ce mono­pole à d’autres marchés “amont” ou “aval” en inter­dis­ant à une même entre­prise d’ex­ercer son activ­ité sur plus d’un de ces marchés. Il serait pos­si­ble de s’in­spir­er des règles exis­tant aux États-Unis dans le secteur ban­caire où les ban­ques effec­tu­ant du con­seil et celles effec­tu­ant des opéra­tions de marché ont été séparées de façon stricte (on par­le de “muraille de Chine”).

2 — Les stan­dards “publics” pour­raient béné­fici­er d’aides publiques. Cette inci­ta­tion peut pass­er par les pra­tiques publiques (ne pas dif­fuser d’in­for­ma­tion sous des stan­dards pro­prié­taires, acheter autant que pos­si­ble des logi­ciels basés sur des stan­dards publics…) ou par des inci­ta­tions divers­es (taux de taxe favor­able pour les pro­duits util­isant des stan­dards publics, sub­ven­tion aux insti­tu­tions gérant de tels stan­dards, créa­tion d’un label “stan­dard pro­prié­taire” oblig­a­toire pour les achats effec­tués par l’État…).

3 -L’In­ter­net pose enfin la ques­tion du droit de la con­cur­rence inter­na­tionale, et des insti­tu­tions — à créer de toutes pièces ou à insér­er dans les organ­i­sa­tions exis­tantes — qui pour­raient être chargées de ces questions.

II. Enjeux en termes de droit de la propriété intellectuelle

1. Impact du développement des technologies de l’information

Le développe­ment d’In­ter­net n’a pas d’in­flu­ence directe sur le droit de la pro­priété intel­lectuelle. Cepen­dant, il est à peu près acquis que les modes de dis­tri­b­u­tion des pro­duits mul­ti­mé­dias à fort con­tenu immatériel (logi­ciels, musique, films, images, infor­ma­tion…) seront forte­ment mod­i­fiés. En effet, pour ces pro­duits, l’In­ter­net per­met de sup­primer à la fois la chaîne de dis­tri­b­u­tion (inutile puisqu’il s’ag­it de pro­duits stan­dard­is­és) et le sup­port (CD-ROM, jour­nal…) : le coût uni­taire “mar­gin­al” peut être réduit de 100 %.

De telles révo­lu­tions en ter­mes de coûts ne peu­vent pas aller sans une restruc­tura­tion du secteur du sup­port. Cette évo­lu­tion présente néan­moins des avan­tages cer­tains tels que l’ac­cès du plus grand nom­bre aux pro­duc­tions d’artistes indépen­dants qui ne pou­vaient jusqu’à présent dif­fuser leur pro­duc­tion ou la mod­i­fi­ca­tion des modes de dif­fu­sion (tar­i­fi­ca­tion “à la séance” pour les films et au morceau pour la musique, abon­nements, interactivité…).

2. Conséquences pour les secteurs du “support”

La per­spec­tives d’un développe­ment du piratage est régulière­ment avancée par les secteurs de la dis­tri­b­u­tion pour deman­der des pro­tec­tions visant à pro­téger les modes de dis­tri­b­u­tion exis­tants (inter­dic­tion des baladeurs per­me­t­tant de jouer de la musique téléchargée, taxe sur les CD-Rom ou sur l’Internet…).

Ces deman­des sont rationnelles pour les groupes qui les for­mu­lent, au même titre qu’ont pu l’être au cours du temps toutes les deman­des visant à ralen­tir le pro­grès tech­nique sous ses dif­férentes formes. Leur légitim­ité col­lec­tive est néan­moins con­testable dans la mesure où le gain col­lec­tif lié au développe­ment d’In­ter­net dépasse large­ment la perte endurée par les secteurs “tra­di­tion­nels”. Toute­fois, la pro­tec­tion de ces intérêts par­ti­c­uliers béné­fi­cie d’un cer­tain nom­bre “d’atouts” :

— les secteurs du sup­port béné­fi­cient d’un pou­voir lié, d’une part, au fait qu’ils restent des vecteurs priv­ilégiés de dif­fu­sion de l’in­for­ma­tion et, d’autre part, à leur accès priv­ilégié aux médias ;

— l’ex­em­ple du ciné­ma n’incite pas à l’op­ti­misme. En effet, la ten­dance à la baisse de cer­tains modes de dif­fu­sion (les salles par rap­port aux dif­fu­sions TV) a don­né lieu à la créa­tion d’un sys­tème com­plexe de protection ;

— les entre­pris­es des secteurs du sup­port ont beau­coup plus d’in­térêt à défendre leur cause que les payeurs (inter­nautes si une nou­velle taxe sur l’In­ter­net est lev­ée) n’en ont indi­vidu­elle­ment à défendre la leur (une taxe de 10 F par ménage rap­porte 250 MF au secteur mais ne coûte que 10 F à chacun) ;

— de la même façon, les intérêts des auteurs qui n’ont pas la pos­si­bil­ité d’être édités sur les sup­ports actuels, mais qui pour­ront l’être grâce à Inter­net ne sont pas représen­tés. Des oppor­tu­nités futures risquent donc, parce qu’elles sont embry­on­naires aujour­d’hui, de ne pas être pris­es en compte.

Dans la pra­tique, les enjeux con­cer­nant la pro­priété intel­lectuelle seront autant poli­tiques que juridiques. S’agis­sant d’une inno­va­tion per­me­t­tant d’of­frir des pos­si­bil­ités nou­velles à la col­lec­tiv­ité (qua­si-annu­la­tion du coût de dis­tri­b­u­tion des pro­duc­tions intel­lectuelles notam­ment) il n’ex­iste pas de façon “unique” pour gér­er la dis­pari­tion d’in­dus­tries dev­enues sans objet qu’elle peut entraîn­er. En pra­tique, il existe un risque non nég­lige­able pour que cet équili­bre ne soit pas respecté.

Il est évidem­ment néces­saire d’as­sur­er aux créa­teurs une juste rémunéra­tion de leur tra­vail, ain­si qu’une pro­tec­tion con­tre le piratage. Néan­moins, il existe un cer­tain nom­bre de solu­tions tech­niques à ce prob­lème (2). C’est plus sur le développe­ment de tels out­ils que sur la défense d’in­térêts par­ti­sans que devraient être con­cen­trés les efforts.

III. Les enjeux en termes de droit de la protection de la vie privée

1. Les limites de l’existant

La pro­tec­tion des lib­ertés indi­vidu­elles face au développe­ment des nou­velles tech­nolo­gies est en France assurée par la Com­mis­sion nationale de l’in­for­ma­tique et des lib­ertés (CNIL). Des textes con­traig­nants fix­ent le cadre d’u­til­i­sa­tion de don­nées nom­i­na­tives et les modal­ités d’échange de ces fichiers entre entre­pris­es (une déc­la­ra­tion préal­able est néces­saire la plu­part du temps).

Ces textes pure­ment nationaux ne suff­isent pas sur un réseau de nature essen­tielle­ment “supra­na­tionale” dans la mesure où, d’une part, aucune règle de ce type n’ex­iste aux États-Unis et où, d’autre part, il est tou­jours pos­si­ble d’in­staller un site dans un pays peu exigeant dans ce domaine.

Le prob­lème essen­tiel est un prob­lème de coor­di­na­tion inter­na­tionale. Étant don­né les dif­fi­cultés posées dans ce domaine sur des enjeux au moins aus­si préoc­cu­pants (envi­ron­nement, con­cur­rence, pénal…), il y a peu de raisons d’en­vis­ager des avancées à court terme.

2. Le cas de la protection des conversations électroniques

Le prob­lème en cause est d’un enjeu mar­gin­al par rap­port à ceux résul­tant des dif­fi­cultés d’ap­pli­ca­tion des principes de la loi infor­ma­tique et lib­ertés. Cepen­dant, il per­met d’il­lus­tr­er com­ment la let­tre de textes juridiques peut se trou­ver en décalage par rap­port aux pra­tiques d’Internet.

Le cour­ri­er élec­tron­ique est à la fois un moyen oral et un moyen écrit de com­mu­ni­ca­tion : dans la mesure où il pos­sède une cer­taine per­sis­tance, il peut être assim­ilé à un écrit. La pra­tique mon­tre que le con­tenu pos­sède des car­ac­téris­tiques de l’ex­pres­sion orale (spon­tanéité, vitesse d’expression…).

L’his­toire de David H. est désor­mais célèbre : élève d’une école de com­merce, il avait écrit un mes­sage cri­ti­quant les pra­tiques — indignes selon lui — de cer­tains recru­teurs. Adressé aux élèves de sa pro­mo­tion, ce mes­sage a été dif­fusé de proche en proche à un nom­bre impor­tant de des­ti­nataires d’hori­zons divers. Ce qui était à l’o­rig­ine une con­ver­sa­tion entre étu­di­ants s’est retrou­vé dif­fusé dans le monde entier ; sans juger le con­tenu de ce mes­sage, il est cer­tain qu’il aurait été rédigé autrement si son auteur avait voulu lui don­ner cette diffusion.

Sans juger le fond de l’his­toire, cette anec­dote fait appa­raître un “trou juridique” : alors que l’en­reg­istrement d’une con­ver­sa­tion privée (et a for­tiori, sa dif­fu­sion ultérieure) est puni par la loi, la dif­fu­sion d’un mes­sage élec­tron­ique n’est pas pro­tégée de la même façon. À cet égard, le droit est en retard sur la pra­tique. Cette remar­que reste vraie en dehors du marché des nou­velles technologies.

IV. Enjeux concernant les relations commerciales

La pro­tec­tion du con­som­ma­teur effec­tu­ant actuelle­ment un achat sur Inter­net est lim­itée. En effet, le paiement par carte ban­caire per­met une cer­taine pro­tec­tion en cas de fraude (le paiement d’un achat payé avec le numéro de carte d’un con­som­ma­teur à l’in­su de ce dernier peut être annulé s’il cor­re­spond à une fraude) mais les recours du con­som­ma­teur sont lim­ités dans les autres cas (si le con­som­ma­teur est à l’o­rig­ine du paiement, le paiement ne peut être annulé en cas de lit­ige com­mer­cial, tel que l’ab­sence de livrai­son du pro­duit promis).

Ces prob­lèmes posent des dif­fi­cultés déjà ren­con­trées avec la vente par cor­re­spon­dance. Toute­fois, les pos­si­bil­ités de délo­cal­i­sa­tion offertes par Inter­net les ren­dent encore plus préoc­cu­pantes : un con­som­ma­teur pen­sant effectuer un achat à un mag­a­sin situé dans sa ville peut en fait se trou­ver effectuer une trans­ac­tion avec un site situé aux îles Caïmans.

Il en résulte trois types de con­séquences : d’une part des pra­tiques con­damnables qui s’ex­er­cent sou­vent au détri­ment des pop­u­la­tions aux revenus les plus mod­estes, d’autre part un frein au com­merce élec­tron­ique (les con­som­ma­teurs habitués au sys­tème tra­di­tion­nel peu­vent — à juste titre — crain­dre d’ef­fectuer des trans­ac­tions sur Inter­net) et enfin, des bar­rières à l’en­trée, qui avan­ta­gent les gross­es sociétés en place au détri­ment des entre­pris­es nouvelles.

Deux solu­tions peu­vent être envisagées :

— laiss­er faire le marché et compter sur la répu­ta­tion des meilleurs sites et sur une “autorégu­la­tion” du secteur. Cette alter­na­tive sup­pose d’ac­cepter les “rentes” qu’elle con­fère aux gross­es sociétés exis­tantes, et les bar­rières à l’en­trée qui en résul­tent (cf. cas de la vente par cor­re­spon­dance). Le bilan peut être plus ou moins posi­tif selon les cas ;

— inter­venir pour d’une part, sanc­tion­ner les pra­tiques con­damnables, et, d’autre part, faciliter l’émer­gence d’or­gan­ismes de cer­ti­fi­ca­tion indépen­dants des entre­pris­es en place ou de labels “site de con­fi­ance”, dans des con­di­tions per­me­t­tant la sécuri­sa­tion des trans­ac­tions mais aus­si la libre entrée des compétiteurs.

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1. L’au­teur tiens à remerci­er J. Yomtov (91) et P. Sauvage pour leur relecture.
2. Par exem­ple, on peut imag­in­er que le morceau de musique acheté par un client soit un fichi­er cryp­té util­isant comme clef de décryptage son code de carte ban­caire : la dif­fu­sion du fichi­er n’au­rait alors aucun intérêt si elle ne s’ac­com­pa­g­nait pas du code de carte ban­caire de son acheteur…

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