Marcellin Berthelot

Microscope électronique : Observer les atomes et jouer avec eux

Dossier : Les nanosciencesMagazine N°702 Février 2015
Par Giancarlo RIZZA

L’exis­tence des atom­es a été le ter­rain d’une bataille acharnée et féroce longue de plus de deux mil­lé­naires. D’abord écrasée par le poids des philoso­phies d’Aristote et de Pla­ton – ubi major, minor ces­sat1 – puis com­bat­tue par l’Église catholique, la philoso­phie atom­iste a fail­li dis­paraître à tout jamais.

REPÈRES

La cosmogonie, du grec cosmos, « monde », et gennân, « engendrer », a permis à nos ancêtres de faire surgir un ordre du chaos primordial. Dans ce sublime exercice de pensée, en citant Jean Salem, « à partir du Ve siècle avant l’ère chrétienne, une poignée de philosophes (Démocrite, Épicure, Lucrèce) ont eu le génie de professer que l’univers entier est une sorte d’immense Lego où de minuscules éléments de construction (les atomes), éternels et immodifiables, se combinent et se dissocient au gré de leur agitation incessante dans le vide immense ». De ce point de vue, la naissance et la mort ne sont qu’un jeu de composition et désagrégation.

Les atomes : une quête millénaire

Mais, comme l’histoire est sou­vent faite de coïn­ci­dences et de retours, l’essor de l’humanisme et la redé­cou­verte en 1417 par l’Italien Gian Francesco Pog­gio Brac­ci­oli­ni du seul man­u­scrit encore exis­tant du De rerum natu­ra de Lucrèce ont per­mis aux philoso­phies atom­istes de sor­tir de l’oubli et d’essaimer par­mi les élites intel­lectuelles des graines qui finirent par imprégn­er toute la société savante.

À ce pro­pos, le best-sell­er Quat­tro­cen­to de Stephen Green­blatt retrace avec élé­gance et éru­di­tion ce moment charnière de l’historique de la pen­sée humaine.

Cepen­dant, mutatis mutan­dis, la bataille des esprits était loin d’être ter­minée. Au cours des siè­cles suiv­ants, les philosophes et les sci­en­tifiques se scindèrent en deux camps : si d’un côté Galilée, Gassen­di, Boyle ou New­ton mais aus­si Marx, Engels et Niet­zsche com­mencèrent par admet­tre l’existence de petites par­tic­ules de matière dans la nature, une farouche oppo­si­tion se leva de la part d’autres émi­nents sci­en­tifiques tels que Berth­elot ou Mach ou des philosophes tels que Comte, Schopen­hauer, Hegel et Kant.

“ Planck resta longtemps réticent à l’égard de la théorie atomique ”

La cri­tique était telle­ment vir­u­lente que Boltz­mann, le père de la physique sta­tis­tique, se don­na la mort, et Planck, le père de la théorie quan­tique cor­pus­cu­laire, res­ta longtemps réti­cent à l’égard de la théorie atomique.

Il fal­lut atten­dre 1913 et la pub­li­ca­tion du livre Les Atom­es par Jean Per­rin pour que la chimère des anciens philosophes devi­enne réal­ité et l’existence de l’atome soit accep­tée par la com­mu­nauté scientifique.

L’intuition des philosophes devient réalité

Jusqu’à la sec­onde moitié du XIXe siè­cle, la sci­ence avait pour objet d’étudier les phénomènes directe­ment per­cep­ti­bles par les sens. Comme on vient de le voir, ce par­a­digme changea à par­tir du XXe siècle.

Mar­cellin Berth­elot s’opposa à la théorie atomique.

Néan­moins, observ­er les atom­es posait un prob­lème de taille ; cent mille fois plus petits d’un cheveu, ils ne sont pas vis­i­bles par un micro­scope optique dont la réso­lu­tion est lim­itée par les lois de la dif­frac­tion, c’est-à-dire quelques cen­taines de nanomètres (10-9 m). Cepen­dant, à par­tir des années 1920, grâce aux intu­itions de Louis de Broglie sur la dual­ité onde-cor­pus­cule et aux élab­o­ra­tions de Bush sur la pos­si­bil­ité de con­trôler les tra­jec­toires des élec­trons avec des champs mag­né­tiques ou élec­tro­sta­tiques, les portes de Canaan com­mencèrent à s’ouvrir.

Le dépasse­ment de la réso­lu­tion optique pas­sait par le rem­place­ment de la lumière par des élec­trons et des lentilles en verre par des lentilles élec­tro­mag­né­tiques. Dès lors, la réso­lu­tion espérée (théorique) pou­vait être bien inférieure à l’ångström (10-10 m). La mise en oeu­vre de cette idée est due au génie de Rus­ka et Knoll et mar­que la nais­sance de la micro­scopie électronique.

Bien que les pre­miers grossisse­ments aient été seule­ment de 40 x, le micro­scope élec­tron­ique était né. Néan­moins, il fal­lut atten­dre 1956, et un cer­tain nom­bre de développe­ments instru­men­taux, pour que les atom­es puis­sent être finale­ment imagés.

Descendre en résolution

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En 1959, notre histoire en croise une autre. Richard Feynman donne à l’Institut de technologie de Californie (Caltech) une conférence qui est un tournant dans l’histoire des sciences. L’intitulé prophétique en est There is Plenty of Room at the Bottom2. Lors de cette conférence, Feynman invite les chercheurs à ouvrir les portes du nano-monde et à en prendre le contrôle.
Son intuition est que les atomes, les molécules ou les particules peuvent être utilisés, comme des briques d’un jeu de Lego, pour construire de nouvelles architectures de toute petite taille et où la seule limite sera l’imagination humaine. Cela ressemble beaucoup à l’univers des atomistes.

Depuis les pre­mières loupes de Galilée jusqu’à leurs suc­cesseurs élec­tron­iques, descen­dre en réso­lu­tion sous les lim­ites con­nues a été, à l’évidence, la clé pour faire pro­gress­er les sci­ences, de la physique à la médecine.

En par­ti­c­uli­er, un tour­nant a eu lieu dans les années 1990 avec l’apparition de cor­recteurs d’aberration pour les lentilles élec­tro­mag­né­tiques. Cette avancée majeure est à l’origine de la micro­scopie moderne.

En fait, l’essor des nan­otech­nolo­gies et les besoins crois­sants en car­ac­téri­sa­tions struc­turales et chim­iques à l’échelle nanométrique ont imposé au cours des dernières années la néces­sité d’outils d’analyse physic­ochim­ique asso­ciant une très grande sen­si­bil­ité et une réso­lu­tion spa­tiale atomique.

De l’observation de ce qui est petit au nano-laboratoire

L’étymologie du mot micro­scope sig­ni­fie « qui per­met d’observer ce qui est petit ». Néan­moins, en quelques décen­nies, le micro­scope élec­tron­ique s’est trans­for­mé de sim­ple machine à observ­er en véri­ta­ble nano-laboratoire.

“ Il fallut attendre 1956 pour que les atomes puissent être imagés ”

Le micro­scope élec­tron­ique est devenu davan­tage un envi­ron­nement de tra­vail, de mesure et d’analyse dans lequel le développe­ment instru­men­tal est poussé vers ses derniers retranchements.

Une liste large­ment non exhaus­tive com­prend, entre autres, la pos­si­bil­ité de car­togra­phi­er au sein de la matière la posi­tion des atom­es qui la con­stituent avec une réso­lu­tion de l’ordre du ray­on atom­ique (0,5 Å ou 5 x 10-11 m), de déter­min­er la nature de leurs liaisons chim­iques, de recon­stru­ire la mor­pholo­gie des nano-objets en trois dimen­sions, de mesur­er la charge élec­trique et sa dis­tri­b­u­tion spa­tiale, de mesur­er les con­traintes ou encore de faire des car­togra­phies mag­né­tiques à l’échelle nanométrique.

Sur les épaules des géants : un regard vers l’avenir

“ Le nouvel Eldorado est devenu la microscopie électronique in situ ”

Nous emprun­tons cette métaphore à Bernard de Chartres, maître du XIIe siè­cle, pour soulign­er qu’en recherche chaque acquis n’est rien d’autre que le point de départ pour d’autres recherch­es : cela per­met de repouss­er con­stam­ment les lim­ites de la connaissance.

D’autre part, la sagesse pop­u­laire déclare habituelle­ment que voir c’est croire. Quoi de mieux alors que de pou­voir observ­er avec une réso­lu­tion spa­tiale, tem­porelle et énergé­tique ultime et en temps réel l’évolution de la mor­phologique d’un nano-objet ou de ses pro­priétés physic­ochim­iques à l’endroit où le phénomène se déroule (sans prélever ni déplac­er l’échantillon) ? Cela don­nerait la pos­si­bil­ité de com­pren­dre le com­porte­ment dynamique des matériaux.

Pour cette rai­son, le nou­v­el Eldo­ra­do est devenu la micro­scopie élec­tron­ique in situ.

Les nou­veaux développe­ments instru­men­taux per­me­t­tent désor­mais d’étudier la crois­sance des nano-objets en phase vapeur, de faire de la micro­scopie en milieu liq­uide, de cou­pler la micro­scopie élec­tron­ique et optique (cor­réla­tive), de dévelop­per de nou­velles spec­tro­scopies com­bi­nant pho­tons et élec­trons, de faire des irra­di­a­tions ion­iques dans un micro­scope tout en regar­dant l’évolution des défauts d’irradiation…

C’est le voy­age au pays d’Alice.

La microscopie électronique à l’X

“ Tempos a pour ambition d’accélérer l’émergence d’applications réelles ”

Dans l’environnement en pleine effer­ves­cence de la nou­velle uni­ver­sité Paris- Saclay est né le pro­jet de Cen­tre inter­dis­ci­plinaire de micro­scopie élec­tron­ique de l’École poly­tech­nique, le Cimex. Créé en 2010, le Cimex a pour objec­tif de dévelop­per l’enseignement de la micro­scopie élec­tron­ique aus­si bien dans le cadre des mas­ters 2 en nanosciences et en biolo­gie que dans celui des Modals (unité d’enseignement pra­tique et théorique).

Con­traire­ment aux travaux pra­tiques tra­di­tion­nels dont le but est de valid­er la théorie enseignée préal­able­ment en cours, le Modal adopte une démarche inspirée de la recherche qui con­siste d’abord à apprivois­er un phénomène expéri­men­tal et à ensuite chercher une expli­ca­tion théorique.

Créer un centre de classe mondiale

NanoMAX, microscope
Le micro­scope NanoMAX per­met de voir les nanos­truc­tures se for­mer atome par atome (www.fei.com).

Par ailleurs, le Cimex est forte­ment impliqué dans le pro­jet d’équipement d’avenir EquipEx Tem­pos (Trans­mis­sion Elec­tron Microscopy at Palaiseau Orsay Saclay). En s’inscrivant dans le pro­jet de créa­tion de la nou­velle uni­ver­sité Paris-Saclay, Tem­pos est né de la volon­té de l’École poly­tech­nique , asso­ciée à l’université Paris-Sud (organ­isme por­teur), au CNRS et au CEA, de créer un cen­tre de classe mon­di­ale en micro­scopie élec­tron­ique en transmission.

En visant une com­préhen­sion large­ment améliorée des mécan­ismes de crois­sance et des pro­priétés optiques et élec­tron­iques des nanoob­jets, Tem­pos a pour ambi­tion d’accélérer l’émergence d’applications réelles.

Un tel trans­fert de con­nais­sances et de tech­nolo­gie sera favorisé par la présence de lab­o­ra­toires privés indus­triels (Thales RT, Saint-Gob­ain Recherche, Total) ou d’unités mixtes (Thales-CNRS, Saint- Gob­ain CNRS SVI).

S’insérant dans le tri­an­gle de la sci­ence des matéri­aux (crois­sance-car­ac­téri­sa­tion-pro­priétés), le pro­jet Tem­pos s’articule selon trois axes : l’étude in situ de la crois­sance de nano-objets à l’échelle atom­ique (pro­jet NanoMAX), l’étude in situ des pro­priétés optiques et spec­tro­scopiques des nano-objets à l’échelle sub­nanométrique (Chro­maTEM), et enfin la car­ac­téri­sa­tion cristal­lochim­ique des nano-objets à l’échelle atom­ique (Nan­oTEM).

Atome par atome

L’École poly­tech­nique pilote et héberge le pro­jet NanoMAX, dont la grande orig­i­nal­ité réside dans le fait d’apporter, sous le fais­ceau élec­tron­ique, la matière à l’échantillon atome par atome, d’une manière très con­trôlée : par des fais­ceaux molécu­laires (épi­tax­ie par jets molécu­laires – MBE) ou par des fais­ceaux de rad­i­caux gazeux (dépôt chim­ique en phase vapeur – CVD – assisté).

Ces deux spé­ci­ficités sont uniques au monde. Les études dans lesquelles s’insère NanoMAX ont pour objec­tif de décou­vrir et dévelop­per de nou­veaux objets fonc­tion­nels, pou­vant servir dans des macrodis­posi­tifs (par exem­ple des cath­odes à effet de champ pour émet­teurs de puis­sance, ou des cel­lules pho­to­voltaïques inté­grant des nanomatéri­aux) ou bien pour dévelop­per des nan­odis­posi­tifs tels que cap­teurs chim­iques et biologiques, nan­otran­sis­tors ou nanolasers.

NanoMAX pos­sède notam­ment une artic­u­la­tion avec un autre pro­jet EquipEx, le pro­jet Sense-City qui vise à équiper la ville du futur d’un ensem­ble de cap­teurs de tous types per­me­t­tant de suiv­re en temps réel un ensem­ble de paramètres allant du taux de fréquen­ta­tion de sites, à l’évolution de la pol­lu­tion jusqu’au vieil­lisse­ment du béton.

La micro­scopie élec­tron­ique a de beaux jours devant elle – et les micro­scopistes aussi.

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L’auteur tient à remerci­er Odile Stéphan, respon­s­able de l’équipe X‑Tempos, Jean-Luc Mau­rice, respon­s­able du pro­jet NanoMaX, ain­si que ses col­lègues Pierre-Eugène Coulon et Math­ias Kobylko.
1. Le faible capit­ule devant le fort.
2. Il y a beau­coup de place en bas.

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