Claire Lapassat (2005)

Mettre le design au service de projets complexes

Dossier : TrajectoiresMagazine N°739 Novembre 2018
Par Hervé KABLA (84)

Créé en 2012, L’Atelier uni­versel est une agence de design et de con­seil pluridis­ci­plinaire regroupant des design­ers-ingénieurs, des design­ers-arti­sans et des busi­ness devel­op­ers.


Claire Lapas­sat (2005)

Quelle est l’activité de l’Atelier universel ?

L’Atelier uni­versel est une agence de design et de con­seil créatif. Nous sommes spé­cial­istes du pro­jet créatif en envi­ron­nement com­plexe, que ce soit pour des raisons techn(-olog)iques, économiques, ou tout sim­ple­ment parce que les délais ou la taille de l’équipe vien­nent réduire les marges de manœuvre. 

Comment est née l’idée de cette création ?

Quand nous avons lancé l’agence, mes asso­ciés et moi-même avions cette con­vic­tion que, pour beau­coup de secteurs, le design était une véri­ta­ble oppor­tu­nité, mais une oppor­tu­nité dif­fi­cile à saisir. 

Au quo­ti­di­en, et d’un point de vue pra­tique, le design per­met de ren­dre plus effi­caces, plus per­ti­nents et plus désir­ables l’ensemble de nos pro­duits, de nos ser­vices et de nos process. D’un point de vue stratégique et socié­tal, son ambi­tion et sa vision cen­trée sur les util­isa­teurs per­me­t­tent de revenir aux fon­da­men­taux : l’homme et l’objectif de ren­dre son envi­ron­nement meilleur. Dans tous les cas, il donne des out­ils pour porter des pro­jets plus forts, plus vision­naires, plus impactants. 

Or en France, la majorité des entre­pris­es utilisent peu ou mal le design avec une ten­dance à l’intégrer en bout de chaîne dans leurs organ­i­sa­tions. Le plus sou­vent pour des raisons his­toriques et cul­turelles (sous-val­ori­sa­tion du recours à l’intuition, prime au cal­cul, fig­ure d’un design­er diva ingérable…), mais aus­si plus sim­ple­ment parce que, par­fois, l’objet du pro­jet néces­site de la part des design­ers un bagage de con­nais­sances avancées en plusieurs domaines. 

Pour y remédi­er, nous avons donc créé des équipes pluridis­ci­plinaires, con­sti­tuées essen­tielle­ment de dou­bles pro­fils : ingénieurs-design­ers, stratégistes créat­ifs, archi­tectes-urban­istes, design­ers-pro­to­typ­istes, etc. Peu importe votre sen­si­bil­ité, il faut savoir penser, créer, dessin­er, concevoir. 

Recherches pour des luminaires à fibres optiques © l'Atelier Universel
Recherch­es pour des lumi­naires à fibres optiques © L’Ate­lier Universel 

Quelles ont été les étapes clés depuis la création ?

Fin 2012, on dis­cute de l’idée dans un canapé en buvant des bières, 2013, on dépose les statuts et on com­mence les mis­sions en par­al­lèle de notre diplôme de design ou nos boulots. Sep­tem­bre 2014, on se met à temps plein. On invente avec Sys­tra des sys­tèmes acous­tiques pour métro aérien qui sont brevetés, et on par­ticipe à la con­cep­tion d’un via­duc. 2015, on tra­vaille avec les équipes de DVVD sur l’aménagement intérieur du palais omnis­ports de Paris-Bercy. 2016, on fait grossir l’équipe, 2017, on gagne pas mal de mis­sions face à des con­cur­rents spé­cial­isés dans leurs secteurs, tout en con­tin­u­ant à déploy­er notre savoir-faire sur des pro­jets com­plex­es qui mobilisent toute notre palette de compétences. 

Par exem­ple, on a dess­iné des pare­bris­es intel­li­gents pour Seku­rit, ou inven­té des archi­tec­tures indus­trielles des­tinées à l’élevage d’insectes pour la start-up Cycle Farms. Dif­fi­cile d’en dire plus, beau­coup de nos pro­jets sont con­fi­den­tiels, parce qu’on trans­forme des résul­tats de recherche en innovations. 

Aujourd’hui, on compte une quin­zaine de per­son­nes, et on a réus­si le pari d’un porte­feuille de pro­jets diver­si­fié. Cela per­met à la fois de favoris­er le trans­fert de pra­tiques et d’innovations, mais aus­si d’éviter d’épuiser nos créatifs. 

Comment es-tu arrivée au design ?

J’ai tou­jours été attirée par la fig­ure de l’ingénieur du xixe siè­cle, inven­teur inspiré, human­iste et entre­pre­neur. Par ailleurs, j’ai un père qui a fait l’X à l’époque où il y avait beau­coup plus de dessin, y com­pris au con­cours d’entrée et dans le socle com­mun, et qui m’y a sen­si­bil­isé depuis que je suis toute petite. Très tôt, j’ai appris le dessin, mais aus­si d’autres pra­tiques plas­tiques et j’ai dévelop­pé une vision très anglo-sax­onne du méti­er de con­cep­teur, avec une fron­tière beau­coup plus poreuse entre l’ingénierie et le design. 

Mais une fois arrivée à l’X, je n’ai pas retrou­vé la dimen­sion créa­tive à laque­lle j’aspirais. On était au milieu des années 2000, l’engouement autour de l’entrepreneuriat n’était pas celui qu’on con­naît aujourd’hui, il n’y avait pas encore de « prime à la créativité ». 

Heureuse­ment les men­tal­ités ont beau­coup évolué sur ce sujet. 

Quel a été ton parcours avant de fonder l’Atelier universel ?

Dans ce cadre, j’ai choisi de me pré­par­er aux con­cours d’écoles de design, et de prof­iter au max­i­mum des pos­si­bil­ités que m’offrait l’X pour me cul­tiv­er. J’ai suivi le mas­ter 1 de biolo­gie écolo­gie, et j’ai prof­ité à fond des cours d’HSS : archi­tec­ture, his­toire de l’art, et bien sûr dessin. D’ailleurs, j’en prof­ite pour ajouter que pour tous les X de mes amis qui ont eu des par­cours atyp­iques, les cours d’HSS ont été une véri­ta­ble inspi­ra­tion, et c’est un des vrais tré­sors de l’École.

Et pour finir, dans le cadre de l’année d’application, j’ai fait un appren­tis­sage chez Renault via le mas­ter Pro­jet Inno­va­tion Con­cep­tion. C’était en 2008, je tra­vail­lais sur l’arrivée d’internet dans la voiture. 

J’ai ensuite inté­gré sur con­cours l’École nationale supérieure de créa­tion indus­trielle et j’ai eu la chance de me for­mer auprès de pro­fes­sion­nels ayant une pra­tique très pluridis­ci­plinaire : Marc Berthi­er, archi­tecte et design­er, et les archi­tectes, ingénieurs et design­ers de l’agence DVVD. 

Viaduc de métro aérien, l'Atelier Universel pour Systra © L'Atelier Universel
Via­duc de métro aérien, l’Ate­lier Uni­versel pour Sys­tra © L’Ate­lier Universel 

Quelles sont les qualités d’un bon designer ?

Quelqu’un qui sait pro­pos­er des formes belles et effi­caces ! Des formes effi­caces qui intè­grent les con­traintes économiques et tech­niques, des enjeux d’ergonomie et de flu­id­ité de l’expérience util­isa­teur. Des formes belles et séduisantes qui vont créer du désir et ren­dre les objets – au sens large – plaisants à utiliser. 

Qu’est-ce qui a changé dans ce secteur ces dernières années ?

L’ère de l’expérience venue du monde des inter­faces numériques et de l’industrie des ser­vices, et qui s’applique main­tenant à tous les domaines. 

Quand tu dessines des expéri­ences util­isa­teurs, il faut pou­voir dessin­er tous les « points de con­tact » avec l’utilisateur. Prenez le cas d’un ser­vice de vélos en libre-ser­vice : pour dessin­er l’expérience dans sa glob­al­ité, il faut être capa­ble de dessin­er le vélo (qui est un vélo con­nec­té), la borne inter­ac­tive, le site Inter­net, penser l’implantation des sta­tions… ce qui demande de savoir con­vo­quer des com­pé­tences en design pro­duit, design d’interface, design de ser­vices mais égale­ment design d’espace pour l’intégration urbaine. C’est devenu com­pliqué de se lim­iter à une forme de design, voire au design seul. 

Quels liens y a‑t-il entre un viaduc de métro aérien et le design d’un moteur de recherche ?

Ce sont cha­cun des objets com­plex­es qu’il faut dessin­er pour les ren­dre sim­ples et désir­ables au quotidien. 

D’un côté, pour le via­duc, il faut inté­gr­er des enjeux de con­struc­tion et génie civ­il, matériel roulant, acous­tique, sig­nal­i­sa­tion, main­tenance… tout en pro­posant un objet cohérent et beau qui s’intègre bien d’un point de vue paysager dans son envi­ron­nement. De l’autre, pour le moteur de recherche que nous avons retra­vail­lé pour le CNRS, il faut pren­dre en compte la com­plex­ité du moisson­nage de don­nées tout en pro­posant une inter­face très flu­ide et facile à utilis­er, adap­tée aux pra­tiques exigeantes de la recherche académique. 

Y a‑t-il eu un effet Apple sur ton secteur d’activité ?

En France, on (re)découvre qu’investir dans le design, n’est pas si coû­teux, et ça peut rap­porter beaucoup. 

“On met beaucoup
la pression aux femmes
qui sont mères
et qui travaillent”

Proportionnellement, assez peu de polytechniciennes créent leur entreprise. Pourquoi selon toi ?

Pour entre­pren­dre, il faut avoir suff­isam­ment con­fi­ance en soi pour te lancer, te sen­tir légitime, et savoir que ton écosys­tème te recon­naî­tra cette légitim­ité professionnelle. 

Le prob­lème que je vois en tant que poly­tech­ni­ci­enne, c’est que tu es en pré­pa et à l’X, finale­ment le couperet des notes et du con­cours per­met de con­serv­er une forme d’équité homme-femme. Cette forme d’équité s’érode rapi­de­ment dans le milieu pro­fes­sion­nel ; dans cer­tains secteurs dans lesquels j’évolue, le sim­ple fait d’être une femme vient remet­tre en cause ta légitim­ité… Et donc pour peu que tu te remettes facile­ment en ques­tion ou que les autres déci­dent de te rabaiss­er, tu peux per­dre rapi­de­ment con­fi­ance en toi. 

De plus, le manque de ressources et le côté chao­tique des pre­mières années d’entrepreneuriat com­pliquent beau­coup de choses, on est obligé de faire des sac­ri­fices qu’on ne ferait pas en tant que salariée. Or, on met beau­coup la pres­sion aux femmes qui sont mères et qui tra­vail­lent. À titre d’exemple, la cul­pa­bil­i­sa­tion autour de l’allaitement. J’ai allaité mon fils presque six mois alors que je tra­vail­lais sur un chantier : je tirais mon lait dans les toi­lettes et je le gar­dais dans le fri­go de la base vie. Avec le recul, m’imposer ça n’est pas for­cé­ment ce que j’ai fait de mieux… 

Bien sûr, la con­trepar­tie c’est qu’une fois que ton activ­ité est lancée, tu peux pren­dre des déci­sions qui seraient plus com­pliquées en tant que salariée. Je suis venue plusieurs fois en ren­dez-vous client avec mon fils dans son lan­dau. Aujourd’hui, il a trois ans et tout le monde le con­naît à l’agence, quand il vient, il des­sine avec la tablette graphique, il joue avec les col­lègues lors des apéros boulot… Finale­ment, j’ai la chance de pass­er beau­coup de temps avec lui – sans doute plus que si j’avais fait un autre méti­er avec de gros horaires. 

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