Message du fondateur de X‑Europe aux europolytechniciens

Dossier : L'EuropeMagazine N°586 Juin/Juillet 2003
Par Georges-Yves KERVERN (55)

C’est à mon pro­fesseur de physique Louis Lep­rince-Ringuet que nous devons l’im­pul­sion — à haute énergie, bien sûr ! — qui a con­duit à la créa­tion de X‑Europe au début de la décen­nie 1990. 

Prési­dent du Mou­ve­ment européen, fonc­tion qui le pas­sion­nait, Louis Lep­rince-Ringuet prit con­tact avec moi, alors que je m’af­fairais à la Branche Alu­mini­um de Péchiney. Il me con­fia : “Je vois beau­coup de Sci­ences Po, de juristes au Mou­ve­ment européen, mais pra­tique­ment très peu d’ingénieurs.” Cette con­fi­dence me con­duisit à lui pro­pos­er d’in­viter les X intéressés par l’avenir sci­en­tifique, tech­nologique et indus­triel de l’Eu­rope à se grouper en une asso­ci­a­tion. X‑Europe était décidée. Après une pre­mière décen­nie d’ac­tiv­ités, je pro­poserai, du passé, trois con­stats et pour l’avenir, trois projets. 

Trois constats d’abord

Pre­mier con­stat : l’an­i­ma­tion du groupe X‑Europe a été le fait d’une minorité agis­sante. Sous la houlette de son prési­dent, mon suc­cesseur Bernard Cabaret, c’est bien un noy­au de fana­tiques (cor­re­spon­dant à la liste du con­seil d’ad­min­is­tra­tion début 2002) qui s’est bat­tu sans relâche en France, en pro­posant avant tous les autres le texte d’une Con­sti­tu­tion, en Alle­magne, en réchauf­fant les tiédeurs ger­maniques, et sur Inter­net en créant le site qui con­stitue une référence sur la prob­lé­ma­tique européenne. Ces europoly­tech­ni­ciens dont la ténac­ité le dis­putait à la lucid­ité ont par­fois souf­fert du syn­drome de Jean-Baptiste. 

Crier dans le désert sous l’œil pas­sif voire ironique des mem­bres du micro­cosme, enreg­istr­er le scep­ti­cisme européen des entre­pris­es fascinées par la mon­di­al­i­sa­tion, prêtes cer­tains jours à pass­er l’Eu­rope poli­tique par pertes et prof­its, c’est-à-dire à céder à la ten­ta­tion fatale de ne pas for­ti­fi­er sa base de départ, tel fut leur lot quo­ti­di­en. Sans le sou­tien de per­son­nal­ités d’ex­cep­tion comme Valéry Gis­card d’Es­taing, Hen­ri Martre, je crois que leur cohorte aurait été décimée. 

Deux­ième con­stat : les groupes X ont intérêt à s’as­soci­er aux groupes des anciens des autres grandes écoles. La pro­duc­tiv­ité de ces groupes est en effet une fonc­tion crois­sante du paramètre N (nom­bre d’é­coles asso­ciées) dans la for­mule GN. Avec G9 (et même N > 9), le G9 infor­ma­tique, très astu­cieuse­ment lancé par les prési­dents de X‑Informatique, l’a bril­lam­ment démon­tré. Il suf­fit sur ce point de con­tac­ter Jean-Paul Figer (62), avec qui nous avons entre­pris la créa­tion d’un nou­veau G9, le G9 EUROPE, qui associera à X‑Europe les mil­i­tants européens élèves et anciens élèves des autres grandes écoles. 

Troisième con­stat : un suc­cès inespéré ! Oui, la décen­nie 1990–2000 a été pour X‑Europe la bataille de la Constitution. 

Dès mars 1989, lors du col­loque organ­isé par l’AX : “L’Eu­rope mythe ou puis­sance mon­di­ale”, les europoly­tech­ni­ciens, après un tra­vail appro­fon­di de plusieurs mois en com­mis­sions spé­cial­isées, par la voix du prési­dent du Col­loque Hen­ri Martre (47) lançait courageuse­ment, con­tre vents et marées, la for­mule ” l’Eu­rope sera con­sti­tu­tion­nelle ou ne sera pas ! ” Au moment où cette prophétie était for­mulée, le scep­ti­cisme sou­vent tein­té de com­miséra­tion qu’elle soule­vait mon­trait au moins son car­ac­tère nova­teur voire révo­lu­tion­naire. Pour la nomen­klatu­ra gauloise, le mot Con­sti­tu­tion était tout sim­ple­ment obscène ! Je me sou­viens d’un entre­tien en tête à tête avec Pierre Béré­gov­oy, encore aux affaires. Il me dit : ” Vous, avec votre asso­ci­a­tion, vous pou­vez pro­mou­voir une Con­sti­tu­tion. Allez‑y ! Moi, qui y crois pour­tant, je ne puis vio­l­er ce tabou ! ” 

C’é­tait bien un tabou en effet qui blo­quait l’idée de sub­stituer la meilleure lis­i­bil­ité du droit con­sti­tu­tion­nel à l’il­lis­i­bil­ité crois­sante des com­pi­la­tions du droit inter­na­tion­al. On voit sur cet exem­ple que les nomen­klatu­ra des États mem­bres se fab­riquent des tabous. En fait, et heureuse­ment, ces tabous fan­tas­ma­tiques jetés comme des bar­rières sur le chemin de l’Eu­rope poli­tique ne résis­tent pas longtemps à l’at­tente pro­fonde des citoyens européens qui veu­lent sor­tir de l’hu­mil­i­a­tion inhérente à une sit­u­a­tion de pro­tec­torat américain. 

Pour X‑Europe, la bataille, au départ téméraire, de la Con­sti­tu­tion a été gag­née. En adop­tant la voie con­sti­tu­ante, l’Eu­rope peut espér­er sor­tir de l’é­tat humiliant de protectorat. 

En para­phras­ant une for­mule illus­tre, nous avons gag­né une bataille ; mais nous n’avons pas gag­né la guerre. Il nous reste trois autres batailles à gag­n­er. Ce sont les trois pro­jets que nous devri­ons nous pro­pos­er pour la décen­nie 2000–2010 :

  • un pro­jet dans l’espace, 
  • un pro­jet dans le temps, 
  • un pro­jet pour la science. 


La pre­mière bataille, le pre­mier pro­jet con­cerne l’ar­chi­tec­ture de la Mai­son Europe. Pour des citoyens de for­ma­tion math­é­ma­tique, l’or­gan­i­sa­tion de P pays, de M com­pé­tences min­istérielles, sur G niveaux géo­graphiques relève d’une appli­ca­tion de la Théorie des ensembles. 

Il suf­fit d’ob­serv­er l’évo­lu­tion de l’or­gan­i­sa­tion de grandes entre­pris­es européennes, numéro un sur leur marché dans le verre, le ciment ou l’aci­er. La répar­ti­tion par niveaux géo­graphiques super­posés des com­pé­tences, des respon­s­abil­ités et des pou­voirs fait l’ob­jet de dis­posi­tifs explicites écrits et fine­ment ciselés. Ces dis­posi­tifs font ressor­tir un con­cept indis­pens­able, le con­cept de zones géo­graphiques (en anglais AREA). 

Les zones géo­graphiques sont des listes de pays partageant une cer­taine homogénéité géopoli­tique. L’ar­chi­tec­ture de l’Eu­rope devra explicite­ment répar­tir les com­pé­tences et les pou­voirs sur les dif­férents niveaux géo­graphiques de la com­mune au niveau de l’U­NION. Elle devra nuancer au début ces répar­ti­tions selon les sous-ensem­bles géopoli­tiques naturels (la Scan­di­navie n’est pas le Maghreb, le Turan est lui aus­si dif­férent). Il faut inté­gr­er les travaux d’his­toire géopoli­tique dans le choix d’une archi­tec­ture. Cette archi­tec­ture doit tenir compte des spé­ci­ficités des sous-ensem­bles géopoli­tiques qui cou­vrent le con­ti­nent européen. 

C’est une appli­ca­tion intéres­sante de la Théorie des ensem­bles (voir le numéro sur l’Eu­rope, décem­bre 1992, de La Jaune et la Rouge, page 31). Nous pro­posons la for­mule : sans archi­tec­ture, la Mai­son Europe restera un château de cartes branlant. 

Le deux­ième pro­jet est un pro­jet de struc­ture pour le temps. Le traité de Rome de 1957 est l’ex­em­ple d’une ingénieuse struc­ture chronologique, une belle hor­logerie exploitant le fac­teur temps. Cette hor­logerie prend en compte avec réal­isme les con­tra­dic­tions de la sit­u­a­tion de départ et les appréhen­sions légitimes qu’elles sus­ci­taient chez les États mem­bres. Elle ménageait un cal­en­dri­er assez long qui cal­mait les appréhen­sions en repor­tant à un hori­zon éloigné la réal­i­sa­tion de l’idéal final d’u­ni­fi­ca­tion et de mise en com­mun. Cet hori­zon éloigné était cepen­dant assor­ti de pos­si­bil­ités d’ac­céléra­tion de pas­sage d’une étape à la suiv­ante. Au fil de la réal­i­sa­tion de ce cal­en­dri­er appa­raît une accou­tu­mance pro­gres­sive aux pra­tiques com­mu­nau­taires, une mon­tée de la con­fi­ance réciproque. 

On a donc naturelle­ment recours aux fac­ultés d’ac­céléra­tion. Pourquoi ne pas s’in­spir­er de ce cas d’é­cole des con­cep­teurs de la logique du traité de Rome ? Il suf­fit de prévoir un sys­tème d’é­tapes pour la con­struc­tion par tranch­es de chantier de la Mai­son Europe. Les Con­sti­tu­tions avancées com­por­tent deux caté­gories dis­tinctes de titres ; appelons-les A et B. Les titres A con­cer­nent les valeurs, les droits et devoirs à partager. Les titres B con­cer­nent les sujets plus tech­niques et plus épineux de partage des fonc­tions régali­ennes (bud­gets, impôts, défense). La struc­ture chronologique con­siste à adapter les cal­en­dri­ers de l’adop­tion des titres A et titres B aux spé­ci­ficités géopoli­tiques des sous-ensem­bles dis­tin­gués dans le pre­mier pro­jet. On entrevoit un cal­en­dri­er plus rapi­de pour les titres A, pré­fig­urés par la charte, et des cal­en­dri­ers plus sou­ples et plus dif­féren­ciés pour les titres B. 

Le troisième pro­jet est un pro­jet pour la sci­ence. Ici nous devons écarter tout angélisme. Nous devons clar­i­fi­er nos idées sur le con­cept cen­tral de dual­ité. Est duale une tech­nolo­gie qui a deux types d’ap­pli­ca­tions : les mil­i­taires et les civiles. 

Le con­cept de dual­ité est le con­cept clé du développe­ment sci­en­tifique, tech­nologique et indus­triel. Il est la charnière du savoir et du pou­voir. Il con­stitue l’ar­tic­u­la­tion de la sci­ence et de la sou­veraineté. Aux USA, les tech­nolo­gies duales ont pris leur essor à par­tir de bud­gets fédéraux de développe­ment d’ap­pli­ca­tions militaires. 

Elles se sont ensuite imposées sur les marchés civils. Un exem­ple : Inter­net. L’idée duale est la clé de la dom­i­na­tion améri­caine dans les tech­nolo­gies infor­ma­tiques. Ces tech­nolo­gies sont au cœur du com­plexe mil­i­taro-indus­triel des États-Unis. Elles sont à l’o­rig­ine des effets de dom­i­na­tion indus­trielle et com­mer­ciale que nous déplorons quo­ti­di­en­nement. Toute naïveté ou poli­tique de l’autruche con­sis­tant à nier la dual­ité comme ren­force­ment réciproque du développe­ment tech­nologique et de la capac­ité d’ac­tion stratégique inter­na­tionale con­duit inévitable­ment à une anémie géopoli­tique et à une mar­gin­al­i­sa­tion dans les con­fronta­tions internationales. 

Gise­ment excep­tion­nel de matière grise, l’Eu­rope appa­raît comme un ter­ri­toire colonisé riche en cette ressource naturelle mais large­ment empêchée de la val­oris­er à son prof­it. Les cerveaux européens, appré­ciés par les colonisa­teurs améri­cains, sont sou­vent mis hors d’é­tat de con­tribuer au développe­ment “local” de l’Eu­rope. Le “brain drain”, l’ex­ode des math­é­mati­ciens, notam­ment financiers, des chercheurs, des infor­mati­ciens européens en est la man­i­fes­ta­tion. On le mesure dans les écarts de rémunéra­tion, notam­ment pour les math­é­mati­ciens de la finance. On le voit aus­si dans les tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et de la communication. 

Cepen­dant ces tech­nolo­gies de la télé­ma­tique con­stituent un poten­tiel extra­or­di­naire de solu­tion au prob­lème de la dis­tance gou­ver­nant-gou­verné. Il s’ag­it au XXIe siè­cle d’ap­porter le gou­verne­ment et l’ad­min­is­tra­tion comme un ser­vice à domi­cile chez le citoyen et non de con­vo­quer (pour faire la queue au guichet) des “assu­jet­tis”. Déjà cer­taines images d’hémi­cy­cles vides invi­tent à une muta­tion du proces­sus de fab­ri­ca­tion des déci­sions politiques. 

Les ingénieurs doivent par­ticiper à une nou­velle ingénierie du proces­sus de con­sul­ta­tion, con­cer­ta­tion qui est la garantie du car­ac­tère démoc­ra­tique des déci­sions poli­tiques dans une société complexe. 

Conclusion

La décen­nie 2000–2010 sera celle d’une deux­ième cam­pagne de la bataille pour l’Eu­rope. Elle néces­site une con­tri­bu­tion active et créa­trice des ingénieurs. 

L’ar­chi­tec­ture de la Mai­son Europe, la pro­gram­ma­tion du chantier Europe relève de l’art et des sci­ences de l’ingénieur. Sans leur inter­ven­tion la Mai­son Europe ne sera qu’un château de cartes.

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