Manuel d’éducation des jeunes robots à l’usage de leurs maîtres

Dossier : La RobotiqueMagazine N°655 Mai 2010
Par David FILLIAT (94)

REPÈRES

REPÈRES
Le robot comme alter ego de l’hu­main est un des piliers de la sci­ence-fic­tion. Il peut rem­plir à sa place des tâch­es pénibles ou sim­ple­ment peu intéres­santes. Toute­fois, en dehors du cadre de l’u­sine, nous sommes encore loin de la réal­i­sa­tion de robots aptes à rem­plir les tâch­es ordi­naires de notre quo­ti­di­en. Mais, à l’in­star des robots aspi­ra­teurs com­mer­cial­isés à des mil­lions d’ex­em­plaires, la robo­t­ique prend pro­gres­sive­ment place dans notre vie.

L’aspect social et la capac­ité d’in­ter­ac­tion avec les humains sont primordiaux

Après les robots util­i­taires spé­cial­isés, des robots ludiques arrivent sur le marché. Ces mod­èles que l’on peut qual­i­fi­er de ” com­pagnons ” ont un rôle social, un intérêt essen­tielle­ment dans le cadre des inter­ac­tions qu’ils peu­vent engager avec leurs utilisateurs.

Dès lors, l’un des chal­lenges impor­tants pour ces robots est de fournir des inter­ac­tions rich­es et renou­velées afin d’in­téress­er leur propriétaire. 

Maîtriser la complexité

Pour ces robots domes­tiques, l’aspect social et la capac­ité d’in­ter­ac­tion avec les humains sont primordiaux.

Robots d’as­sis­tance
À moyen terme, des ver­sions plus évoluées des robots com­pagnons devraient amélior­er la qual­ité de vie de per­son­nes âgées ou dépen­dantes et leur per­me­t­tre de rester autonomes quelques années sup­plé­men­taires en assur­ant une forme de sur­veil­lance et d’as­sis­tance pour des gestes sim­ples du quotidien.

Cela implique au plan mécanique une autonomie de déplace­ment, la capac­ité de saisir, de manip­uler des objets tout en garan­tis­sant la sécu­rité des util­isa­teurs. Mais les plus grands défis relèvent du logi­ciel, de “l’in­tel­li­gence”. Ces robots doivent inté­gr­er des capac­ités de per­cep­tion et d’in­ter­pré­ta­tion des sit­u­a­tions très supérieures à ce qui est pos­si­ble aujour­d’hui : détecter des objets, des vis­ages, inter­préter les expres­sions et les gestes de l’hu­main. D’une manière générale, ils se trou­vent con­traints de “com­pren­dre” les sit­u­a­tions com­plex­es car­ac­téris­tiques de l’en­vi­ron­nement quo­ti­di­en des humains. 

Trois approches technologiques

Un robot européen
Le pro­jet européen Robot­Cub développe le robot humanoïde iCub spé­ci­fique­ment adap­té à la robo­t­ique développe­men­tale. Ce robot, de la taille d’un enfant de trois ans, est doté de 53 degrés de lib­erté. L’ensem­ble de sa con­cep­tion matérielle et logi­cielle est Open Source.

Pour obtenir l’indis­pens­able richesse d’in­ter­ac­tion entre maître et robot, la pre­mière approche est celle de l’ingénierie clas­sique dans laque­lle nous dotons notre robot de toutes les capac­ités néces­saires avant sa com­mer­cial­i­sa­tion. Il est ain­si équipé d’un sys­tème de recon­nais­sance de per­son­nes, et d’ob­jets, de la capac­ité à inter­préter un cer­tain nom­bre de sit­u­a­tions et d’une base de jeux et d’his­toires, à la manière de la majorité des jou­ets actuels. Et comme avec ces jou­ets, l’u­til­isa­teur risque de se lass­er rapi­de­ment des pos­si­bil­ités lim­itées, et de l’a­ban­don­ner dans un coin.


Le mod­èle pour la robo­t­ique ? © ISTOCK

La sec­onde solu­tion, plus crédi­ble en l’é­tat de la tech­nolo­gie, est de faire appel à une con­nex­ion réseau, afin de pou­voir télécharg­er de nou­veaux con­tenus. Ces con­tenus peu­vent être des his­toires, des infor­ma­tions ou des com­porte­ments et provenir de pro­fes­sion­nels ou d’autres util­isa­teurs, à la manière des réseaux soci­aux. Enfin, une troisième solu­tion est d’im­planter dans le robot une capac­ité d’ap­pren­tis­sage suff­isam­ment sou­ple et per­for­mante. L’u­til­isa­teur peut ain­si lui appren­dre directe­ment à réalis­er de nou­velles tâch­es, à recon­naître de nou­velles sit­u­a­tions, ou à racon­ter de nou­velles histoires. 

Les clés de l’apprentissage

La robo­t­ique développe­men­tale s’in­téresse à cette troisième voie. Son prin­ci­pal objec­tif est de con­cevoir des robots qui soient capa­bles d’ap­pren­dre, pen­dant toute leur exis­tence, de nou­veaux savoirs et de nou­velles com­pé­tences en inter­ac­tion avec des util­isa­teurs qui ne seront pas des spé­cial­istes en robo­t­ique. Une dis­tinc­tion impor­tante, car il ne s’ag­it pas de per­me­t­tre à des per­son­nes de pro­gram­mer de nou­veaux com­porte­ments ou de nou­velles his­toires, mais bien de leur per­me­t­tre d’en­seign­er des choses au robot comme on le fait pour un enfant.

Robot iCub
iCub, dévelop­pé pour la robo­t­ique développe­men­tale. © ROBOTCUB

Psy­cholo­gie développementale

Le lien entre enfant et robot n’est pas à sens unique car la robo­t­ique développe­men­tale a égale­ment pour objec­tif de per­me­t­tre de valid­er des théories de l’ap­pren­tis­sage et du développe­ment. En effet, appli­quer une théorie de psy­cholo­gie développe­men­tale à un robot demande une réflex­ion appro­fondie pour ren­dre opéra­tionnelle une théorie sou­vent peu for­mal­isée. Sa mise en oeu­vre per­met ain­si d’ap­pro­fondir son étude sur des aspects iCub, dévelop­pé pour la robo­t­ique développe­men­tale. orig­in­aux pour les sci­ences humaines.

S’inspirer de l’enfant

Le renou­velle­ment des com­porte­ments est indispensable

La robo­t­ique développe­men­tale s’in­spire du meilleur apprenant pos­si­ble : l’en­fant. Il existe une immense var­iété de travaux, que ce soit en biolo­gie ou en psy­cholo­gie, por­tant sur le développe­ment et l’ap­pren­tis­sage chez l’homme, remon­tant à des précurseurs comme Jean Piaget. De nom­breuses études mon­trent que le proces­sus de développe­ment et de mat­u­ra­tion physique est cru­cial pour per­me­t­tre à l’en­fant d’ap­pren­dre de manière con­trôlée des com­porte­ments de plus en plus com­plex­es par­tant de l’ap­pren­tis­sage de tâch­es simples.

La robo­t­ique développe­men­tale s’in­spire des divers­es approches, des études du com­porte­ment de l’en­fant jusqu’à l’analyse des struc­tures du cerveau impliquées dans l’apprentissage. 

Robotique, apprentissage et intelligence artificielle

Aibo, curieux de décou­vrir son environnement
© P.Y. OUDEYER

L’idée de con­cevoir des robots capa­bles d’ap­pren­dre n’est pas nou­velle. Ain­si Tur­ing, dès 1950, pro­po­sait de con­cevoir des robots capa­bles d’ap­pren­dre comme des enfants, avec l’e­spoir qu’il serait plus sim­ple de réalis­er ces mécan­ismes d’ap­pren­tis­sage que de repro­duire directe­ment l’in­tel­li­gence de l’hu­main adulte. De nom­breux travaux d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle se sont ensuite appliqués à la robo­t­ique. Des chercheurs, comme Rod­ney Brooks dans les années qua­tre-vingt-dix, ont insisté sur l’im­por­tance de l’in­car­na­tion, de l’in­ter­ac­tion avec l’en­vi­ron­nement et de l’ap­pren­tis­sage pour dévelop­per des robots efficaces.

Per­me­t­tre d’en­seign­er des choses au robot comme on le fait pour un enfant

De très nom­breuses recherch­es ont égale­ment été menées sur dif­férentes méth­odes d’ap­pren­tis­sage appliquées à la robo­t­ique. Cepen­dant, dans la plu­part des cas, l’ap­pren­tis­sage demande la créa­tion de bases de don­nées d’ex­em­ples, ou la pré­pa­ra­tion de con­di­tions très par­ti­c­ulières ; faire appren­dre une tâche à un robot demande sou­vent autant, voire plus de tra­vail au con­cep­teur que la pro­gram­ma­tion directe. Les méth­odes per­me­t­tant à un robot d’ap­pren­dre plusieurs tâch­es dif­férentes sans une recon­fig­u­ra­tion pro­fonde du sys­tème sont rares. 

Une problématique système

Ain­si, les défis de la robo­t­ique développe­men­tale deman­dent de dévelop­per de nou­veaux algo­rithmes d’ap­pren­tis­sage qui soient, par exem­ple, incré­men­taux et sta­bles dans le temps, mais se pla­cent aus­si au niveau système.

Tapis d’éveil
Oudey­er et Kaplan ont créé un mod­èle de moti­va­tions intrin­sèques qui stim­ule la curiosité et l’ont appliqué à un robot Aibo placé sur un tapis d’éveil. Le robot apprend à prédire les con­séquences de ses actions et choisit ses actions en priv­ilé­giant celles pour lesquelles il pour­ra le mieux pro­gress­er dans son appren­tis­sage. Ce com­porte­ment con­stitue une véri­ta­ble tra­jec­toire développe­men­tale : le robot réalise cer­taines actions de manière répétée avant de pass­er à d’autres actions, en priv­ilé­giant d’abord les actions les plus sim­ples avant de pass­er aux actions les plus com­plex­es lorsqu’il est capa­ble de prédire cor­recte­ment les con­séquences des actions simples.

Elle s’in­téresse, par exem­ple, au développe­ment des représen­ta­tions effi­caces et évo­lu­tives qui per­me­t­tent d’ap­pren­dre de nou­velles tâch­es sans repro­gram­ma­tion. Elle développe aus­si des méth­odes automa­tiques pour l’ac­qui­si­tion des infor­ma­tions néces­saires à l’ap­pren­tis­sage. Dans cette optique, la robo­t­ique développe­men­tale conçoit des méth­odes d’in­ter­ac­tion avec l’hu­main qui per­me­t­tent au robot d’ap­pren­dre mieux et plus rapidement. 

Des robots curieux

Pierre-Yves Oudey­er et Frédéric Kaplan au Com­put­er Sci­ence Lab­o­ra­to­ry de Sony ont mené des travaux sur les moti­va­tions intrin­sèques et la curiosité, par­tant de l’idée que la plu­part des robots apprenants sont conçus pour appren­dre une seule tâche dans une sit­u­a­tion don­née, au con­traire des enfants qui vont appren­dre une foule de choses de manière autonome. Notam­ment, lorsqu’ils sont lais­sés libres de leurs actions, ils vont choisir des activ­ités, non pas au hasard, mais en fonc­tion de leurs capac­ités et selon des critères que l’on appelle des moti­va­tions intrin­sèques. Ils ne choisiront pas des activ­ités trop sim­ples qui les ennuient, ni des activ­ités trop com­plex­es qu’ils n’ar­riveront pas à réalis­er. Or ce choix est essen­tiel pour leur per­me­t­tre d’ap­pren­dre des tâch­es de plus en plus com­plex­es. Ces travaux, qui font par ailleurs appel à des méth­odes d’ap­pren­tis­sage clas­siques, se con­cen­trent ain­si sur la manière dont le robot peut explor­er son envi­ron­nement pour per­me­t­tre un appren­tis­sage effi­cace. Au pas­sage, cela a per­mis à leurs auteurs de con­stater des lim­i­ta­tions de cer­tains mod­èles psy­chologiques et de pro­pos­er de nou­velles pistes de recherche.

Psy­cholo­gie de la perception
Plusieurs équipes tra­vail­lent sur des approches très génériques de l’ap­pren­tis­sage visuel afin de per­me­t­tre à un robot d’ap­pren­dre les élé­ments de son envi­ron­nement à l’aide d’un sys­tème unique et en obtenant les exem­ples d’ap­pren­tis­sage de manière autonome, ou en inter­ac­tion avec un humain. Ces approches se fondent en général sur le con­cept de pro­toob­jets, décrit en psy­cholo­gie cog­ni­tive, qui sert d’in­ter­mé­di­aire entre l’in­for­ma­tion visuelle au niveau de la rétine et les objets recon­nus qui sont util­isés par les proces­sus cog­ni­tifs plus complexes.

Interprétation progressive

La capac­ité à inter­préter son envi­ron­nement et à le seg­menter en objets indi­vidu­els est un sec­ond exem­ple, sur lequel nous tra­vail­lons dans notre équipe à l’EN­S­TA Paris­Tech. Il existe aujour­d’hui de très nom­breux algo­rithmes de traite­ment d’im­age, util­isant de plus en plus sou­vent l’ap­pren­tis­sage, qui per­me­t­tent de recon­naître des objets (y com­pris dans des con­textes très dif­fi­ciles), des vis­ages, ou des lieux dans une ville.

Appren­tis­sage
Les capac­ités d’un robot com­pagnon doivent être évo­lu­tives : appren­dre à recon­naître de nou­veaux objets, de nou­velles per­son­nes, appren­dre à jouer à un nou­veau jeu, racon­ter de nou­velles his­toires. Tout cela doit de plus se faire de manière sim­ple et intu­itive pour le maître du robot.

Cepen­dant, ces algo­rithmes sont tous dévelop­pés spé­ci­fique­ment pour leur tâche et lorsqu’ils utilisent l’ap­pren­tis­sage, ils requièrent des bases de don­nées adap­tées. La robo­t­ique développe­men­tale cherche pour sa part des méth­odes plus génériques per­me­t­tant de recon­naître tous ces élé­ments via un appren­tis­sage progressif. 

Écoles pour robots

La robo­t­ique développe­men­tale pro­pose une approche pluridisciplinaire

Poussée à son extrême, l’ap­proche développe­men­tale néces­site donc un long entraîne­ment indi­vidu­el de chaque robot et demande donc de créer des écoles pour les robots ou de fournir à chaque util­isa­teur un véri­ta­ble manuel d’é­d­u­ca­tion en rem­place­ment des modes d’emploi actuels, ce qui lim­it­erait forte­ment la dif­fu­sion de ce type de machines. Mais, il reste pos­si­ble d’im­planter dans les robots un ensem­ble de con­nais­sances et de capac­ités qui les rende immé­di­ate­ment fonc­tion­nels. Le rôle essen­tiel de l’ap­proche développe­men­tale dans ce cadre sera de con­cevoir ces capac­ités pour qu’elles soient facile­ment exten­si­bles pour les util­isa­teurs et adapt­a­bles à des envi­ron­nements particuliers.

Est-ce qu’un robot de ce type, doté de capac­ité d’in­ter­ac­tion avec les hommes, d’ap­pren­tis­sage, de curiosité sera intel­li­gent ? Ques­tion fon­da­men­tale, encore sans réponse, mais l’ap­proche développe­men­tale est prob­a­ble­ment une voie intéres­sante pour espér­er arriv­er un jour à une ” intel­li­gence artificielle “. 

Une approche intégrante

À plus court terme, la robo­t­ique développe­men­tale pro­pose ain­si une approche met­tant en avant des capac­ités d’ap­pren­tis­sage et d’adap­ta­tion con­tin­ue pour des envi­ron­nements com­plex­es : l’en­vi­ron­nement quo­ti­di­en des humains. Loin de tir­er un trait sur toutes les avancées obtenues en robo­t­ique et en infor­ma­tique, la robo­t­ique développe­men­tale pro­pose une refor­mu­la­tion de cer­tains objec­tifs et une approche sys­tème et pluridis­ci­plinaire de la robotique.

La recherche en robo­t­ique développementale
L’ap­proche de la robo­t­ique développe­men­tale a été pro­posée par Juyang Weng et ses col­lègues dans l’ar­ti­cle “Autonomous men­tal devel­op­ment by robots and ani­mals” paru dans Sci­ence en 2001. Des équipes du monde entier se récla­ment désor­mais de cette approche, en par­ti­c­uli­er en Europe où plusieurs pro­jets européens por­tent sur ce thème.

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