L’offre foncière face à la crise

Dossier : Le logement, un enjeu de sociétéMagazine N°681 Janvier 2013
Par Vincent RENARD

Le mot « crise » a enva­hi le champ des idées, en par­ti­cu­lier en éco­no­mie. Le loge­ment n’y fait bien sûr pas excep­tion. Nous vou­drions ici mettre en pers­pec­tive quelques par­ti­cu­la­ri­tés de la « crise du loge­ment » en France, et plus spé­ci­fi­que­ment ten­ter d’identifier le rôle qu’y joue la ques­tion de l’offre fon­cière, de la dis­po­ni­bi­li­té de cette matière pre­mière essen­tielle qu’est le ter­rain, et sug­gé­rer, en évo­quant quelques élé­ments de com­pa­rai­son euro­péenne, ce que pour­raient être des axes de réforme du sys­tème de la pro­duc­tion de ter­rains à bâtir, qui se trouve au cœur du problème.

REPÈRES
Entre 1950 et 2010, les condi­tions de loge­ment des Fran­çais se sont for­te­ment amé­lio­rées, en termes de sur­face dis­po­nible par habi­tant, d’équipement du loge­ment, d’éléments de confort ou d’accès aux équi­pe­ments publics, notam­ment les trans­ports en com­mun. Le bilan glo­bal est impres­sion­nant, en par­ti­cu­lier par com­pa­rai­son avec d’autres pays euro­péens. Lors des enquêtes et son­dages sur « les Fran­çais et leur loge­ment », ceux-ci répondent très majo­ri­tai­re­ment être satis­faits en la matière.
Pour­tant, depuis une ving­taine d’années, on observe une dégra­da­tion mul­ti­forme, en termes de mor­pho­lo­gie urbaine, de ségré­ga­tion crois­sante, de perte de « pou­voir d’achat loge­ment », de quar­tiers dif­fi­ciles. La pro­duc­tion de loge­ments neufs ou réno­vés ne cor­res­pond pas aux besoins, liés en par­ti­cu­lier à une nata­li­té assez forte et aux familles recom­po­sées, puis­sant fac­teur de demande.
D’où le man­tra (incan­ta­tion, en sans­crit) des 500 000 loge­ments néces­saires, dont 70 000 en Île-de-France, répé­té à l’envi depuis plu­sieurs années.

Économie d’abord

Une hausse temporaire
Une forte hausse des prix immo­bi­liers, des prix du loge­ment en par­ti­cu­lier, s’était déjà pro­duite à la fin des années 1980, pré­ci­sé­ment entre 1986 et 1990, condui­sant ensuite à une sévère crise du sec­teur immo­bi­lier dans son ensemble dans les années 1990. On avait alors par­lé de « bulle ».
Ce boom immo­bi­lier, qui avait trou­vé son ori­gine dans des mou­ve­ments de capi­taux inter­na­tio­naux, issus en par­ti­cu­lier du sys­tème finan­cier japo­nais, s’est révé­lé très limi­té dans le temps et dans l’espace. La hausse n’a duré que quatre ans, et les prix sont reve­nus aux niveaux anté­rieurs en termes réels au cours des années 1990. Elle n’a tou­ché de façon sen­sible qu’une par­tie limi­tée du ter­ri­toire, sur­tout la région pari­sienne et la Côte d’Azur.

La ques­tion nous paraît sur­plom­bée par la ques­tion éco­no­mique, l’augmentation très forte du prix du loge­ment en valeur réelle, par rap­port à l’ensemble des prix, qui résulte elle-même pour une large part de l’augmentation des prix fonciers.

C’est le coût du fon­cier qui est au cœur du problème

En effet, la hausse des coûts de construc­tion n’entre que pour une part très mino­ri­taire dans l’augmentation consi­dé­rable – plus du dou­ble­ment en région Île-de-France – du prix du loge­ment. C’est donc le coût fon­cier qui est au cœur du pro­blème. C’est prio­ri­tai­re­ment sur ce point que devraient por­ter les poli­tiques publiques.

La pénurie de terrains

L’évolution actuelle dure depuis la fin du XXe siècle, et le coup de semonce de 2008, consé­cu­tif à la crise dite des sub­primes, a été sui­vi d’un cer­tain redres­se­ment dans nombre de pays, par exemple en France où les hausses de prix se sont pour­sui­vies dans les zones ten­dues, au moins jusqu’à cette année, sans que l’on se sente capable d’inférer quoi que ce soit sur la période à venir.

Lorsque la crise du loge­ment se mani­feste par une hausse exces­sive, décon­nec­tée du pou­voir d’achat, on se tourne natu­rel­le­ment vers la com­po­sante du prix qui y joue un rôle cen­tral, le fon­cier, et plus pré­ci­sé­ment vers la pénu­rie de ter­rains mis sur le mar­ché. C’est la ques­tion récur­rente de « l’offre fon­cière » – véri­table « mar­ron­nier » des poli­tiques d’urbanisme.

Deux outils fonciers
Deux outils stric­te­ment fon­ciers peuvent être mobi­li­sés au ser­vice d’un véri­table pro­jet stratégique.
L’établissement public fon­cier (EPF) se révèle effi­cace quand il est au ser­vice d’un pro­jet de long terme, un véri­table pro­jet de pla­ni­fi­ca­tion stra­té­gique. C’est à cette condi­tion que la pro­prié­té fon­cière publique fait sens. La créa­tion d’un EPF ne résout rien en soi, et le choix de son échelle d’intervention est important.
Le droit de pré­emp­tion urbain (DPU) est un outil très puis­sant, ici encore très fécond quand il est mis au ser­vice d’un pro­jet et d’une stra­té­gie de long terme. Il peut pour­tant deve­nir contre­pro­duc­tif lorsqu’il est uti­li­sé « au fil de l’eau » ou, pire, pour des objec­tifs « obliques » non explicités.

Tou­jours sou­le­vée lorsque la crise du loge­ment se pro­file, la ques­tion fait l’objet d’excellents rap­ports, par­le­men­taires en par­ti­cu­lier, de mesures diverses et variées, qui vont sou­vent enri­chir la riche nécro­pole des textes mort-nés ou mis en pièces par le débat par­le­men­taire : la mise en œuvre des recom­man­da­tions et des textes se réduit sou­vent comme peau de cha­grin, que l’on estime qu’il s’agit d’une affaire locale, d’une ques­tion trop sen­sible poli­ti­que­ment (il ne faut pas tou­cher à la pro­prié­té), ou d’une ques­tion de mentalités.

Bref, le fon­cier reste un pro­blème com­plexe, que l’on ne traite pas vrai­ment, alors que l’on sait par­fai­te­ment que c’est, sinon la clé, du moins un élé­ment cen­tral pour pou­voir pro­duire du loge­ment à un coût accep­table. Le nou­veau gou­ver­ne­ment a mis le doigt sur le pro­blème, annon­cé des mesures. Il est trop tôt pour en pro­po­ser une éva­lua­tion ou des condi­tions de réus­site. Nous indi­quons seule­ment ici ce que pour­raient être les lignes de force d’une véri­table poli­tique d’offre fon­cière, condi­tion pre­mière pour la mise en œuvre d’une poli­tique du logement.

De l’offre foncière à la production foncière

Le rai­son­ne­ment en termes d’offre et de demande ne fonc­tionne pas

Le fon­cier s’inscrit actuel­le­ment dans une logique de « caisse de retraite », de long terme. C’est pour­quoi le rai­son­ne­ment en termes d’offre et de demande ne fonc­tionne pas : ce n’est pas parce qu’on pro­pose trente ans de ter­rains à bâtir dans le Plan local d’urbanisme (PLU) que les prix vont se régu­ler à la baisse. L’horizon du pro­prié­taire fon­cier, public ou pri­vé, est un hori­zon de long terme, et la « réten­tion » est sim­ple­ment un com­por­te­ment éco­no­mi­que­ment ration­nel de la part du pro­prié­taire de ter­rains, un com­por­te­ment de « bon père de famille », dans le sys­tème finan­cier et fis­cal actuel.

La « pro­duc­tion fon­cière » relève davan­tage du volon­ta­risme fon­cier, et c’est alors que le Plan local d’urbanisme doit expri­mer les besoins. Le PLU devrait retrou­ver une fonc­tion de pro­gram­ma­tion, en l’intégrant avec ce qui est aujourd’hui le Pro­gramme local de l’habitat (PLH). Il devrait être conçu au niveau de l’agglomération. Ce serait un chan­ge­ment impor­tant par rap­port à la situa­tion actuelle de grande vola­ti­li­té des docu­ments locaux d’urbanisme, et de rare­té des sché­mas de cohé­rence ter­ri­to­riale (SCOT) approuvés.

L’agglomération s’impose

L’échelle de la com­mune est évi­dem­ment dépas­sée. Et les inter­com­mu­na­li­tés, qui ont sans conteste joué sou­vent un rôle signi­fi­ca­tif, ne paraissent pas l’échelon per­ti­nent tant leurs struc­tures sont com­plexes et variées.

Le niveau de l’intercommunalité rejeté
La récente loi « Enga­ge­ment natio­nal pour l’environnement », ou loi Gre­nelle II, du 12 juillet 2010, ouvrait d’intéressantes pers­pec­tives, mais sur un point clé, la pers­pec­tive de l’intercommunalité du PLU, elle a été reje­tée à une large majorité.

L’agglomération s’impose. Mais c’est tou­jours la com­mune qui conserve le per­mis de construire à ce jour, et le plus sou­vent le PLU et l’exercice du droit de pré­emp­tion. Cette ques­tion de la « gou­ver­nance fon­cière » est cen­trale dans la maî­trise du déve­lop­pe­ment urbain et de la ques­tion du loge­ment. Une vision stra­té­gique du déve­lop­pe­ment des grandes agglo­mé­ra­tions fait aujourd’hui cruel­le­ment défaut, à quelques notables excep­tions près.

De la planification à la programmation

Dans plu­sieurs pays euro­péens, sur­tout en Europe du Nord, pla­ni­fi­ca­tion et pro­gram­ma­tion sont clai­re­ment arti­cu­lées. Pour prendre la ter­mi­no­lo­gie fran­çaise, on dira que le Pro­gramme local de l’habitat (PLH) et le Plan local d’urbanisme (PLU) forment un seul et même docu­ment, actua­li­sé chaque année. On passe ain­si de la pla­ni­fi­ca­tion à la pro­gram­ma­tion, jusqu’au finan­ce­ment du loge­ment dans ses diverses composantes.

Il s’agit ici de favo­ri­ser la pla­ni­fi­ca­tion « active », c’est-à-dire qui contient son propre méca­nisme de mise en œuvre, et donc d’intégrer les objec­tifs du PLH dans le PLU, en véri­fiant chaque année qu’on avance bien au rythme prévu.

On retrouve la notion de posi­tive plan­ning, chère aux Anglo- Saxons : on ne se contente pas d’annoncer qu’il faut construire n loge­ments, par exemple 500 000. On indique où, quand et quels types de loge­ments. Ici encore, on peut sou­li­gner qu’une telle pra­tique ne prend son sens qu’au niveau de l’agglomération.

Une intervention foncière stratégique

En France, le « pou­voir fon­cier » se situe encore à l’échelon com­mu­nal, à l’articulation entre le docu­ment d’urbanisme et le per­mis de construire, qui reste l’arme de dissuasion.

Le droit de préemption
Le droit de pré­emp­tion urbain est une excep­tion fran­çaise, qui ne paraît pas avoir d’équivalent en Europe. Une réforme en a été pro­po­sée récem­ment, avec le pro­jet de loi Wars­mann, qui avait repris des pro­po­si­tions impor­tantes d’un groupe de tra­vail du Conseil d’État pré­si­dé par Jean-Pierre Duport. La par­tie de ce pro­jet rela­tive au droit de pré­emp­tion a été aban­don­née en rase cam­pagne. Ce point est signi­fi­ca­tif de la réti­cence des élus locaux par­le­men­taires, toutes cou­leurs confon­dues, à renon­cer à leurs pré­ro­ga­tives foncières.

En Europe du Nord, y com­pris en Alle­magne, ce pou­voir fon­cier se situe au niveau de l’agglomération, le plus sou­vent éten­due au rural péri­ur­bain. Le rap­port entre le poli­tique et le tech­nique y est de plus très dif­fé­rent, le ser­vice d’urbanisme jouant un rôle clé.

En Grande- Bre­tagne, par exemple, le res­pon­sable de l’urbanisme, le chief plan­ner, est le « patron » de la ville en matière de ges­tion fon­cière, d’aménagement et de loge­ment. On pour­rait par­ler d’autorité orga­ni­sa­trice du loge­ment. Il est par­fai­te­ment iden­ti­fié par les habi­tants, et il agit bien enten­du en sym­biose avec l’échelon politique.

Dans les condi­tions actuelles, en France, la prio­ri­té pour « refon­der » la pla­ni­fi­ca­tion urbaine est de redé­fi­nir l’articulation entre ce que les Anglo-Saxons appellent le plan­ning, urba­nisme stra­té­gique, et le zoning, à quoi se réduit trop sou­vent notre pla­ni­fi­ca­tion locale, qui défi­nit sur­tout le droit des sols.

L’arme de dissuasion

Les com­munes ont pra­ti­que­ment tou­jours conser­vé l’arme de dis­sua­sion, le per­mis de construire, et le plus sou­vent la maî­trise du Plan local d’urbanisme. Le PLH, inter­com­mu­nal par prin­cipe, n’est pas direc­te­ment arti­cu­lé, en géné­ral, au PLU, comme c’est le cas, par exemple, en Alle­magne ou aux Pays-Bas.

Notre pla­ni­fi­ca­tion locale défi­nit sur­tout le droit des sols

En somme, le « pou­voir fon­cier » reste, pour l’essentiel, aux mains des muni­ci­pa­li­tés. Quant aux éta­blis­se­ments publics de coopé­ra­tion inter­com­mu­nale (EPCI), leur rôle reste le plus sou­vent modeste sur ce point. Et les sché­mas de cohé­rence ter­ri­to­riale (SCOT) demeurent une rare­té, sans par­ler du cas de la région Île-de- France, où le pro­jet du Grand Paris, outre les cri­tiques qui peuvent lui être adres­sées, fait encore à ce jour les frais du conflit entre État et Région.

L’observation des pays voi­sins est utile sur ce point. Qu’il s’agisse par exemple de la Grande-Bre­tagne, de l’Allemagne ou des Pays-Bas, le pou­voir fon­cier est aux mains de l’agglomération. Le nombre d’autorités res­pon­sables de l’urbanisme se limite à quelques cen­taines, à peine plus de 300 par exemple outre-Manche.

Faire émerger un pouvoir urbain

Un acte III de la décen­tra­li­sa­tion est annon­cé comme l’une des pre­mières ini­tia­tives qui devront être sou­mises au Par­le­ment pour cette légis­la­ture. Sou­hai­tons qu’à cette occa­sion puisse émer­ger un pou­voir urbain à un niveau adé­quat. Mais le grand nombre de par­le­men­taires, qui sont éga­le­ment des élus muni­ci­paux, ne rend pas com­plè­te­ment opti­miste sur ce point. Ce pour­rait pour­tant être un axe essen­tiel pour amor­cer une véri­table réforme des poli­tiques du loge­ment et l’articuler à une vraie poli­tique d’aménagement du territoire.

Poster un commentaire