En finir avec le mal-logement

Dossier : Le logement, un enjeu de sociétéMagazine N°681 Janvier 2013
Par Bernard de KORSAK (60)

Com­ment assu­rer l’accès à un loge­ment décent de popu­la­tions fra­giles, qui res­tent à la porte du loge­ment, qu’il soit social ou pri­vé ? Les fra­gi­li­tés s’accroissent et se diver­si­fient. D’abord éco­no­miques, ampli­fiées par la crise que tra­verse notre pays depuis 2008, elles sont éga­le­ment la consé­quence des « acci­dents de la vie ».

Même l’âge entraîne son lot de fra­gi­li­tés. L’arrivée de la retraite ou de la dépen­dance peut conduire à la perte de son loge­ment, mais, à l’autre extré­mi­té, se loger devient dif­fi­cile, voire impos­sible, si l’on est jeune et à la recherche d’un pre­mier emploi.

REPÈRES
Les chiffres de la Fon­da­tion Abbé Pierre, recon­nus fiables par les pou­voirs publics, estiment que 3,6 mil­lions de per­sonnes étaient mal logées en 2012, dont 700 000 pri­vées de domi­cile per­son­nel et 800 000 en situa­tion de sur­peu­ple­ment aggravé.
Plus de 5 % de la popu­la­tion est concer­née par des condi­tions d’habitat indignes, cir­cons­tances qui aggravent encore les fra­gi­li­tés, cause pre­mière des dif­fi­cul­tés d’accès à un loge­ment décent.

Quatre prérequis

Le pas­sage de l’échelle du loge­ment à celle de l’habitat est essentiel

Il existe quelques pistes pour éra­di­quer le non-loge­ment ou le mal-loge­ment, à par­tir de convic­tions for­gées sur le ter­rain aux côtés de ces popu­la­tions, depuis plus de vingt ans, et qui se fondent sur quatre prérequis.

La jux­ta­po­si­tion de poli­tiques publiques sec­to­rielles (loge­ment, urba­nisme, social, etc.) ou ter­ri­to­riales (État, Régions, dépar­te­ments, villes, etc.) n’est plus effi­cace pour amé­lio­rer sen­si­ble­ment l’accès des plus fra­giles à un loge­ment décent. Le pas­sage de l’échelle du loge­ment à celle de l’habitat, donc du quar­tier et de la ville, est essen­tiel pour faire bou­ger les lignes.

La cohé­sion sociale est mena­cée par le main­tien, voire le déve­lop­pe­ment d’une popu­la­tion d’exclus d’un loge­ment décent. Les obs­tacles à l’accès des plus fra­giles à un habi­tat décent sont mul­ti­formes et inter­pellent l’évolution de notre socié­té dans ses res­sorts les plus pro­fonds, tels que le déve­lop­pe­ment de l’individualisme, le rejet des dif­fé­rences, la pré­ca­ri­sa­tion crois­sante. Pour atta­quer fron­ta­le­ment cette situa­tion endé­mique de l’exclusion d’un habi­tat décent, nous pro­po­se­rons de mobi­li­ser simul­ta­né­ment les éner­gies sur trois grands objec­tifs, une ville intense et diverse, une ville soli­daire, un finan­ce­ment approprié.

UNE VILLE INTENSE ET DIVERSE

Depuis plu­sieurs décen­nies, avec une accé­lé­ra­tion dans la der­nière, la ville est deve­nue pro­duc­trice d’exclusion et de ségré­ga­tion, man­quant ain­si à sa mis­sion his­to­rique d’insertion et de bras­sage des nou­velles popu­la­tions qui la rejoignent. Cer­taines villes dans leur tota­li­té, notam­ment Paris, sont deve­nues inac­ces­sibles à toute une par­tie de la popu­la­tion. Pour d’autres, ce sont des quar­tiers entiers dont les valeurs fon­cière et loca­tive se sont envo­lées, les réser­vant à une élite homo­gène en termes de reve­nus. Il est donc impé­ra­tif de pro­duire plus de loge­ments à voca­tion d’insertion, notam­ment avec des loyers très sociaux ne dépas­sant pas 5 euros par mètre car­ré et cela dans des quar­tiers équi­li­brés, au cœur des villes, béné­fi­ciant de tous les ser­vices urbains de proxi­mi­té, par­ti­cu­liè­re­ment néces­saires aux plus fra­giles. Pour atteindre cet objec­tif, qui peut appa­raître de prime abord comme la réso­lu­tion de la qua­dra­ture du cercle, plu­sieurs leviers doivent être mis en œuvre concurremment.

Augmenter la constructibilité

Pro­duire une ville durable est un impé­ra­tif majeur de notre géné­ra­tion et de celles qui vont suivre. Or, les plus pauvres de notre socié­té sont obli­gés de se loger tou­jours plus loin, contraints à des frais de trans­port accrus et à une péni­bi­li­té qui s’ajoutent à des condi­tions de vie déjà difficiles.

Contre l’étalement urbain, il faut donc den­si­fier les quar­tiers cen­traux des villes dans une limite rai­son­nable, en veillant natu­rel­le­ment à ce que la capa­ci­té sup­plé­men­taire de construc­tion ain­si per­mise serve à pro­duire des loge­ments acces­sibles aux plus fra­giles, tra­dui­sant ain­si un « sup­plé­ment d’âme » pour construire non seule­ment plus mais aus­si autre­ment, dans la pers­pec­tive de rebâ­tir la diver­si­té sociale de nos villes.

Des mesures « tech­niques » existent pour concré­ti­ser cet objec­tif, telles que le ren­for­ce­ment des dis­po­si­tions de la loi « Soli­da­ri­té et renou­vel­le­ment urbains », la réac­ti­va­tion de l’action fon­cière locale au moyen de pro­grammes plu­ri­an­nuels d’action fon­cière, l’augmentation avec contre­par­ties sociales de l’occupation des sols, la géné­ra­li­sa­tion de la mesure visant à inclure, dans tout pro­jet de construc­tion, un pour­cen­tage de loge­ments à loyers très sociaux, etc.

Redé­fi­nir les moda­li­tés d’attribution
Trop de prio­ri­tés tuent la notion de prio­ri­té. Or, s’agissant des prio­ri­tés d’accès au loge­ment social, un empi­le­ment s’est créé au fil des temps, qui fait dire que cha­cun peut libre­ment choi­sir ses prio­ri­tés. Pour­tant, le légis­la­teur, en défi­nis­sant les cri­tères de prio­ri­té pour faire valoir son droit au loge­ment, a pris la peine de faire la syn­thèse des situa­tions les plus indignes en matière de condi­tions de loge­ment. Il est pro­po­sé d’utiliser sys­té­ma­ti­que­ment ces mêmes cri­tères pour l’ensemble des attri­bu­tions dans le parc social, sym­bo­li­sant ain­si la soli­da­ri­té de l’ensemble des acteurs (État, col­lec­ti­vi­tés locales, bailleurs et asso­cia­tions) face aux plus fragiles.

Augmenter le nombre

Trop de per­sonnes en situa­tion de pré­ca­ri­té ne dis­posent, après paie­ment de leur loyer et des charges, que d’un reve­nu dont le « reste à vivre » est de l’ordre de la sur­vie. Il est donc pri­mor­dial d’augmenter la pro­duc­tion de loge­ments de qua­li­té, à loyers et charges très faibles : en effet, le loge­ment des pauvres ne sau­rait être un « pauvre logement ».

Assi­mi­ler l’abandon par­tiel de loyer à un don et à la fis­ca­li­sa­tion correspondante

Pour ce faire, c’est-à-dire pro­duire un loge­ment coû­teux à très faible loyer, il convient à la fois d’utiliser les mesures expo­sées plus haut, mais aus­si de prendre des mesures per­met­tant la fai­sa­bi­li­té finan­cière de telles opé­ra­tions. Là aus­si, les mesures « tech­niques » existent : dépla­fon­ne­ment des aides à la pierre pour des opé­ra­tions de petite taille, bien insé­rées dans les quar­tiers exis­tants, ces­sion des ter­rains et immo­bi­liers publics à des condi­tions finan­cières adap­tées, aug­men­ta­tion des res­sources du livret A pour amé­lio­rer les condi­tions de prêt de ces opé­ra­tions, etc.

Toutes ces mesures sont néces­saires, et leur mise en œuvre doit être coor­don­née et impul­sée au sein de véri­tables pro­grammes ter­ri­to­ria­li­sés plu­ri­an­nuels. Mais elles ne seront pas suf­fi­santes pour inver­ser les ten­dances lourdes à l’œuvre aujourd’hui dans nos villes.

UNE VILLE SOLIDAIRE

Plus de 80% des loge­ments exis­tants sont pri­vés, qu’ils soient occu­pés par leurs pro­prié­taires (58%) ou loués (près de 25%). 16% seule­ment des loge­ments ont un sta­tut public (HLM), alors que près de 60 % de la popu­la­tion a des niveaux de reve­nus qui la rendent éli­gible à un loge­ment HLM.

Plus de solidarité

Construire plus de loge­ments sociaux est néces­saire, mais il n’y en aura jamais assez pour accueillir tous les deman­deurs poten­tiels, même si une par­tie de ceux-ci, pro­prié­taires occu­pants de leur loge­ment, ne seront pas, sauf acci­dent de la vie, des deman­deurs effectifs.

Or, ce seront tou­jours les plus fra­giles qui res­te­ront exclus du sys­tème, car offrant moins de « garan­ties ». C’est donc sur les moda­li­tés d’occupation du parc social, mais sur­tout sur l’amélioration du rôle social du parc pri­vé, qu’il convient éga­le­ment d’agir, et dans les deux cas, avec un seul slo­gan : plus de solidarité.

Le rôle social du parc locatif privé

De nou­veaux maillons
Il convient de veiller à créer de nou­veaux maillons dans la chaîne du loge­ment, notam­ment de nou­velles pen­sions de famille pour les per­sonnes iso­lées en souf­france sociale ou psy­cho­lo­gique, ou des loge­ments inter­gé­né­ra­tion­nels pour faire s’exprimer la soli­da­ri­té et la com­plé­men­ta­ri­té des générations.

Être pro­prié­taire et être soli­daire des plus dému­nis, cela n’est pas anti­no­mique, la preuve en est notam­ment don­née par le déve­lop­pe­ment de la cam­pagne d’Habitat et Huma­nisme, nom­mée « Pro­prié­taires et soli­daires », qui incite les pro­prié­taires d’un loge­ment à le confier à cette asso­cia­tion, celle-ci assu­rant à la fois la ges­tion loca­tive et sur­tout l’accompagnement des familles ain­si logées à un niveau de loyer infé­rieur au prix du mar­ché, concré­ti­sant la soli­da­ri­té du propriétaire.

Lorsque, ini­tia­le­ment, le loge­ment concer­né n’était pas occu­pé, cette démarche concourt éga­le­ment à la lutte contre la vacance, véri­table fléau qui touche plus de 400 000 loge­ments dans les huit pre­mières agglo­mé­ra­tions fran­çaises. Mais, là aus­si, pour déve­lop­per ces com­por­te­ments soli­daires, il faut mettre en place des inci­ta­tions : exten­sion de la garan­tie uni­ver­selle des risques loca­tifs aux situa­tions de loca­tion et sous-loca­tion, pro­mo­tion de la ces­sion tem­po­raire d’usufruit, assi­mi­la­tion de l’abandon par­tiel de loyer à un don et à la fis­ca­li­sa­tion cor­res­pon­dante, ren­for­ce­ment et exten­sion de la taxe sur la vacance et accès amé­lio­ré à l’information sur les per­sonnes assu­jet­ties, etc.

Accompagner les personnes fragiles

Assi­mi­ler l’abandon par­tiel de loyer à un don et à la fis­ca­li­sa­tion correspondante

Les exclus d’un loge­ment décent ont d’abord besoin qu’on leur donne accès à un toit. Mais, bien sou­vent, cela se révèle insuf­fi­sant pour « remettre le pied à l’étrier » à des per­sonnes cas­sées par les acci­dents de la vie, iso­lées, sans emploi stable, sans attaches avec le quar­tier et ses ser­vices. Dès lors, lais­sées seules dans leur nou­veau loge­ment, beau­coup risquent de retom­ber dans la spi­rale de la dés­in­ser­tion, avec l’endettement puis les menaces d’expulsion, le retour à la rue ou aux struc­tures d’hébergement. Tom­ber dans l’exclusion est rapide, en sor­tir demande du temps. C’est tout le temps de l’accompagnement qui consiste à « être avec » et non à assis­ter, et, a for­tio­ri, déci­der ou faire à la place de l’autre.

Cet accom­pa­gne­ment de proxi­mi­té, citoyen, c’est celui que cha­cun d’entre nous peut appor­ter à son voi­sin, qui vient juste de trou­ver un toit, mais qui a encore un long che­min d’insertion dans la socié­té à par­cou­rir. Certes, cet accom­pa­gne­ment fra­ter­nel et béné­vole deman­de­ra à être ados­sé à un tra­vail pro­fes­sion­nel pour mieux fran­chir les étapes de l’insertion, mais cette mani­fes­ta­tion de soli­da­ri­té de voi­si­nage est irrem­pla­çable pour garan­tir l’accès durable à un loge­ment décent des plus fra­giles d’entre nous.

UN FINANCEMENT APPROPRIÉ

L’économie solidaire

Il faut ins­crire le finan­ce­ment de la lutte contre le mal-loge­ment au sein de l’économie sociale et soli­daire. Pour mettre en œuvre les pro­grammes d’action qui viennent d’être pré­sen­tés, il faut des moyens finan­ciers sup­plé­men­taires, nul n’en sera surpris.

L’assurance-vie
Par­mi les mesures à prendre, le sup­port de l’assurance-vie devrait en prio­ri­té être appe­lé à par­ti­ci­per à l’économie soli­daire du loge­ment, comme l’a été l’épargne sala­riale. Mais, avec ce sup­port, les encours sont d’une autre échelle : 1 500 mil­liards d’euros, dont 300 mil­liards en uni­tés de compte, dont l’éligibilité ne se heurte à aucun obs­tacle tech­nique. L’importance de ces capi­taux offri­rait une nou­velle donne à la soli­da­ri­té en l’affectant notam­ment à des fon­cières soli­daires qui, por­tant les immeubles ou les ter­rains, les loue­raient dans le cadre d’un démem­bre­ment (usu­fruit) ou d’une emphy­téose aux bailleurs sociaux (HLM et asso­cia­tions), voire aux inves­tis­seurs type SCPI, pour pro­duire des loyers accessibles.

Les deman­der à la sphère publique relève plus de l’incantation que de la confron­ta­tion à la dure réa­li­té de nos éco­no­mies euro­péennes pour les années à venir. Certes, des redé­ploie­ments et des gains d’efficacité sont pos­sibles, mais une autre voie est pos­sible et offre plus de pers­pec­tives, c’est celle de l’économie solidaire.

Il ne s’agit pas là de faire appel à la géné­ro­si­té publique, certes utile et louable, mais aus­si rare que l’est toute mani­fes­ta­tion d’une ver­tu. En revanche, il s’agit de s’inscrire dans une éco­no­mie du par­tage ou de la ren­contre d’intérêts com­muns. Et si, dans l’épargne, le bon­heur des uns fai­sait le bon­heur des autres ? Or, aujourd’hui, l’épargne soli­daire ne pèse pas lourd avec ses quelque 3 mil­liards d’euros d’encours.

Il s’agit donc d’inciter à son déve­lop­pe­ment dans le sec­teur du loge­ment acces­sible aux plus fra­giles, en action­nant ses trois prin­ci­paux leviers : l’épargne inves­tie dans le capi­tal de finan­ceurs soli­daires, l’épargne ban­caire et l’épargne sala­riale. Plus géné­ra­le­ment, la mise en place d’incitations fis­cales étroi­te­ment condi­tion­nées et pro­por­tion­nées à des exi­gences sociales consti­tue un fort levier de déve­lop­pe­ment de l’économie soli­daire, dont il serait contre-pro­duc­tif de se pri­ver dans ces périodes de poli­tiques bud­gé­taires contraintes.

Un avenir durable

La per­ma­nence du non-loge­ment ou du mal-loge­ment n’est en rien une fata­li­té, dès lors que notre regard change sur cette face per­ni­cieuse de l’exclusion. Cha­cun, à l’échelle de son quar­tier ou de sa ville, peut agir de mul­tiples façons. À cha­cun de choi­sir sa voie, qui en don­nant du temps pour accom­pa­gner, qui en inves­tis­sant dans une fon­cière soli­daire, qui en par­ta­geant les fruits de son épargne, qui en met­tant un loge­ment en loca­tion dans des condi­tions raisonnées.

Mais, dans tous les cas, l’important est que cha­cun d’entre nous com­prenne qu’il ne suf­fit pas de se repo­ser sur les pou­voirs publics et de payer régu­liè­re­ment ses impôts pour gagner ce com­bat contre l’exclusion mais que, en outre, cha­cun doit être acteur en décli­nant autour de lui les valeurs de fra­ter­ni­té et de soli­da­ri­té que la Répu­blique nous demande de mettre en pra­tique pour que notre socié­té retrouve sa cohé­sion et un ave­nir durable.

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