La gouvernance des politiques de l’habitat

Dossier : Le logement, un enjeu de sociétéMagazine N°681 Janvier 2013
Par Patrice LANCO (67)

REPÈRES

REPÈRES
Longtemps con­duites sous la respon­s­abil­ité qua­si exclu­sive de l’État, les poli­tiques du loge­ment ont été pro­fondé­ment mod­i­fiées par les lois de décen­tral­i­sa­tion du début des années 1980. Le trans­fert aux com­munes des com­pé­tences d’urbanisme (droit des sols, octroi des per­mis de con­stru­ire) et le trans­fert aux départe­ments de l’action sociale ont entraîné un éclate­ment du paysage. L’État choi­sis­sait en effet de garder sa « com­pé­tence » en matière de loge­ment, à la fois pour des raisons économiques (le loge­ment est un levi­er essen­tiel de régu­la­tion) et pour des raisons plus poli­tiques ten­ant au rôle du loge­ment dans la cohé­sion sociale et la sol­i­dar­ité nationale.

Responsabilités diluées

Les col­lec­tiv­ités locales sont dev­enues un acteur décisif

En matière de poli­tique de l’habitat, le paysage donne l’impression d’être de plus en plus enchevêtré avec l’émergence de nou­veaux acteurs comme les inter­com­mu­nal­ités et les régions. Alors qu’elles n’ont pas de com­pé­tence oblig­a­toire pour le finance­ment du loge­ment social, les col­lec­tiv­ités locales, tous éch­e­lons con­fon­dus, en sont dev­enues un acteur décisif : les sub­ven­tions qu’elles versent pour un loge­ment social moyen ont triplé en dix ans et représen­tent 11 000€, soit 8 % du coût du logement.

On con­state ain­si une dilu­tion de la respon­s­abil­ité publique sur le ter­ri­toire : chaque éch­e­lon détient une part de respon­s­abil­ité, mais per­son­ne n’est vrai­ment responsable.

Le « socle républicain » de la politique du logement

Mix­ité sociale
La loi Sol­i­dar­ité et renou­velle­ment urbains (SRU), pour con­cili­er mix­ité et droit au loge­ment, a fixé un objec­tif de 20% de loge­ments soci­aux dans les com­munes urban­isées, à attein­dre en une ving­taine d’années ; la loi leur a imposé une oblig­a­tion de résul­tat : comme le dit l’ancien min­istre du Loge­ment Louis Besson, nos 36 000 com­munes ne sont pas des petites républiques mais des par­celles de la République.

Trois grands objec­tifs socié­taux réu­nis­sent un large con­sen­sus : le droit à un vrai loge­ment, con­di­tion de l’exercice de la plu­part des droits ; le droit à un par­cours rési­den­tiel, la lib­erté de choix de son loge­ment et de son statut d’occupation, afin que cha­cun ait à la fois l’envie de rester dans son loge­ment et la pos­si­bil­ité d’en chang­er, évi­tant ain­si le sen­ti­ment d’assignation à rési­dence et la frus­tra­tion ; et enfin la mix­ité sociale.

L’État a légiféré pour met­tre en œuvre ces objec­tifs. Le droit au loge­ment a fait une per­cée déci­sive avec la loi du 5 mars 2007 qui a insti­tué le droit au loge­ment oppos­able (DALO) : on est passé d’une oblig­a­tion de moyens à une oblig­a­tion de résul­tat, qui incombe à l’État seul.

L’objectif de mix­ité sociale a été con­crétisé par la loi SRU. La réno­va­tion urbaine a cher­ché à restau­r­er l’attractivité des quartiers pop­u­laires en dif­fi­culté, par­fois devenus des quartiers de relé­ga­tion, à redonner l’envie d’y rester ou d’y venir.

Contradictions croissantes

Mais la réal­i­sa­tion sur le ter­rain de ces objec­tifs nationaux se heurte à des con­tra­dic­tions qui ont ten­dance à s’aggraver.

Risque de relégation
La volon­té d’éradiquer les loge­ments indignes, qui con­stituent sou­vent un espace d’accueil ou de main­tien des pop­u­la­tions les plus pau­vres dans des ter­ri­toires qui sans cela ne leur seraient pas acces­si­bles, peut se traduire par leur départ vers des quartiers de relé­ga­tion, au détri­ment là encore de la mix­ité sociale.

En témoigne la néces­sité de trou­ver une offre immé­di­ate aux deman­deurs de loge­ment DALO qui risque d’aboutir à con­cen­tr­er un peu plus les ménages con­cernés dans le parc HLM à bas loy­ers, sou­vent le seul disponible à très court terme, au détri­ment de la mix­ité sociale, et à dédouan­er totale­ment de toute oblig­a­tion d’accueil les « com­munes SRU » où il n’y a que peu de loge­ments soci­aux. Autre exem­ple : dans les opéra­tions de réno­va­tion urbaine, néces­saires à la mix­ité sociale, la démo­li­tion de loge­ments soci­aux peut venir en con­tra­dic­tion avec le droit au logement.

Ces con­tra­dic­tions d’objectifs se jouent con­crète­ment au niveau du bassin d’habitat. Comme l’indiquait en 2011 le Haut Comité pour le loge­ment des per­son­nes défa­vorisées, la clé est ailleurs : le déficit de gou­ver­nance s’oppose aus­si bien à la mix­ité qu’au droit au logement.

Un mouvement de territorialisation

Engagé dès 1983, ce mou­ve­ment s’est dévelop­pé à l’initiative des inter­com­mu­nal­ités. En 2004, la loi « Lib­ertés et respon­s­abil­ités locales » leur a con­féré le droit de deman­der la délé­ga­tion de la ges­tion des aides à la pierre (pro­gram­ma­tion des loge­ments soci­aux et sub­ven­tions à l’habitat privé) par voie de con­ven­tion avec l’État. Plus de la moitié des crédits de l’État sont doré­na­vant attribués par les délé­gataires (EPCI et, sub­sidi­aire­ment, départe­ments). Cette réforme a eu un effet d’entraînement certain.

Pour­tant, alors que les inter­com­mu­nal­ités sont cen­sées dépass­er les « égoïsmes com­mu­naux » et être respon­s­ables de « l’équilibre social de l’habitat sur leur ter­ri­toire », ce sont les maires qui con­ser­vent la maîtrise du sol, et un pou­voir de blocage certain.

Allers retours
L’État oscille entre décen­tral­i­sa­tion, par­fois défausse, et recen­tral­i­sa­tion. La délé­ga­tion des aides à la pierre s’est effec­tuée en même temps que le « plan de cohé­sion sociale » de Jean-Louis Bor­loo, qui a remar­quable­ment relancé la pro­duc­tion de loge­ments soci­aux, mais selon une méth­ode « descen­dante », décli­nant suc­ces­sive­ment sur le ter­ri­toire les objec­tifs nationaux ; la poli­tique de réno­va­tion urbaine menée par l’Agence nationale de réno­va­tion urbaine (ANRU) a d’abord lais­sé de côté les inter­com­mu­nal­ités au prof­it d’une rela­tion directe avec les maires ; le droit au loge­ment oppos­able s’est logique­ment accom­pa­g­né d’une reprise en main de l’État garant de ce droit ; enfin, les carences de la gou­ver­nance de l’Île-de-France ont per­mis le mou­ve­ment de recen­tral­i­sa­tion esquis­sé dans le cadre de la loi Grand Paris.

Clarifier les rôles

Une clar­i­fi­ca­tion des rôles doit s’opérer entre l’État et de véri­ta­bles « autorités organ­isatri­ces » décentralisées.

Le déficit de gou­ver­nance s’oppose aus­si bien à la mix­ité qu’au droit au logement

Les inter­com­mu­nal­ités urbaines vont voir leur légitim­ité démoc­ra­tique ren­for­cée avec l’élection au suf­frage uni­versel des délégués com­mu­nau­taires. Elles ont voca­tion à devenir autorités organ­isatri­ces, ce rôle pou­vant être assuré par les départe­ments sur le reste de leur territoire.

Les Régions, au titre de leur com­pé­tence d’aménagement du ter­ri­toire, ont cer­taine­ment aus­si un rôle piv­ot à jouer, entre l’État et les autorités organ­isatri­ces, pour une plan­i­fi­ca­tion décen­tral­isée des objec­tifs nationaux comme la pro­duc­tion de 150 000 loge­ments soci­aux par an ou la réno­va­tion énergé­tique des logements.

Le « spectre » du droit au logement opposable

Craintes des élus locaux
Avant de se résoudre à pren­dre la respon­s­abil­ité du droit au loge­ment oppos­able en 2007, l’État avait inter­rogé des maires ou des prési­dents d’intercommunalité, pour leur deman­der s’ils ne pour­raient pas exercer cette respon­s­abil­ité : tous ont refusé, à juste titre, craig­nant une défausse de l’État.

L’obligation de résul­tat qui incombe doré­na­vant à l’État n’est pas un vain mot. Certes, le dis­posi­tif instau­ré par la loi fait ressem­bler à un par­cours du com­bat­tant celui du deman­deur qui cherche à faire val­oir son droit : recours auprès d’une com­mis­sion de médi­a­tion qui désigne les deman­deurs qu’elle recon­naît pri­or­i­taires pour l’attribution d’un loge­ment, sai­sine, dans la néga­tive, de la juri­dic­tion admin­is­tra­tive qui peut ordon­ner le rel­o­ge­ment sous astreinte. L’État se verse l’astreinte, mod­este, à lui-même, et le deman­deur attend toujours.

Mais cette carence est con­sti­tu­tive de fautes de nature à engager la respon­s­abil­ité de l’État, et le deman­deur peut réclamer une indem­ni­sa­tion à ce titre.

En sep­tem­bre 2012, un pre­mier juge­ment en appel, à Paris, a fixé à 4 000 € la somme à vers­er à un deman­deur. Une pres­sion sup­plé­men­taire s’exerce ain­si sur l’État. Elle est sus­cep­ti­ble d’accroître encore la réti­cence des élus locaux à la per­spec­tive de pren­dre la respon­s­abil­ité du DALO, mais elle accentuera en con­trepar­tie les ten­ta­tions de recen­tralis­er, même si l’État n’en a plus vrai­ment les moyens, ou au moins la ten­ta­tion de ne pas décen­tralis­er davantage.

Pour les par­ti­sans d’un acte III de la décen­tral­i­sa­tion dans le domaine du loge­ment, la per­spec­tive d’un trans­fert de la respon­s­abil­ité du DALO ne doit donc plus être taboue, à con­di­tion que ceux qui auraient à pren­dre cette respon­s­abil­ité dis­posent des moyens nécessaires.

Des ressources propres pour les autorités organisatrices

Le « bloc com­mu­nal » doit voir son autonomie fis­cale préservée

Mal­gré la sup­pres­sion de la taxe pro­fes­sion­nelle, le « bloc com­mu­nal » (com­munes et EPCI) a vu son autonomie fis­cale préservée, même si ses recettes provi­en­nent de plus en plus exclu­sive­ment des bases fon­cières. Pour main­tenir cette autonomie dans un acte III de la décen­tral­i­sa­tion, plusieurs voies méri­tent d’être explorées.

Tout d’abord, une réforme de l’imposition des revenus fonciers (2,8 mil­lions d’euros en 2008), la décon­nec­tant de l’impôt sur le revenu nation­al pour en faire une recette de l’autorité organ­isatrice : l’intérêt d’une telle recette est qu’elle serait d’autant plus abon­dante que le marché serait tendu.

Mais une telle réforme serait en con­tra­dic­tion avec les principes d’équité qui ont guidé l’élaboration du bud­get 2013 et qui ont con­duit à impos­er les revenus financiers au même taux que les revenus du tra­vail, comme le sont déjà les revenus fonciers.

Nou­veaux impôts
Deux pos­si­bil­ités sont à envis­ager : un impôt local sur le revenu, tel que pré­con­isé par François Hol­lande pen­dant la cam­pagne prési­den­tielle. Assis sur le revenu ser­vant d’assiette à l’impôt nation­al, avec un taux fixé par les autorités locales, il est cen­sé se sub­stituer à la taxe d’habitation. Ou le rétab­lisse­ment de la « con­tri­bu­tion sur les revenus locat­ifs », qui avait suc­cédé à la taxe addi­tion­nelle au droit de bail et a été sup­primée en 2006 pour les bailleurs privés per­son­nes physiques
Con­trat social
La propo­si­tion de créa­tion d’une con­tri­bu­tion de sol­i­dar­ité urbaine con­stitue l’engagement n° 8 du « Con­trat social pour le loge­ment » de la Fon­da­tion Abbé Pierre : les can­di­dats à l’élection prési­den­tielle s’étaient ain­si engagés à réformer la fis­cal­ité immo­bil­ière (taxe fon­cière, revenus fonciers, plus-val­ues immo­bil­ières) en instau­rant une telle con­tri­bu­tion « per­me­t­tant de cor­riger, là où c’est néces­saire, les iné­gal­ités entre quartiers d’une aggloméra­tion ou d’une aire urbaine ».

Solidarité urbaine

Une con­tri­bu­tion de sol­i­dar­ité urbaine répondrait aux deux objec­tifs de sol­i­dar­ité ter­ri­to­ri­ale et de régu­la­tion du marché.

Bien com­mun
Le pat­ri­moine locatif social, con­sti­tué sur trois généra­tions grâce à l’effort des con­tribuables, des salariés avec le 1% loge­ment, des locataires dont les loy­ers ont per­mis de rem­bours­er les prêts, con­stitue un véri­ta­ble « bien com­mun », dont les bailleurs soci­aux sont les déposi­taires et les ges­tion­naires. Le loge­ment social, qui implique pla­fonds de ressources et de loy­ers, est recon­nu comme « ser­vice d’intérêt économique général » par l’Union européenne.

Elle pour­rait com­pren­dre une con­tri­bu­tion addi­tion­nelle sur les droits de muta­tion à titre onéreux, payée par le vendeur et qui toucherait les trans­ac­tions les plus chères, dépas­sant un cer­tain prix au mètre car­ré. Elle pour­rait égale­ment com­pren­dre une con­tri­bu­tion addi­tion­nelle, fondée sur le même principe, sur les loy­ers dépas­sant un cer­tain prix au mètre car­ré, qui élargi­rait la taxe instau­rée par Benoist Apparu sur les « micro­sur­faces » louées à des prix prohibitifs.

Enfin, on pour­rait envis­ager une con­tri­bu­tion addi­tion­nelle à la taxe fon­cière, poten­tielle­ment ciblée sur les loge­ments les plus chers d’un bassin d’habitat, mais ten­ant compte égale­ment des revenus des occupants.

L’idée est de tax­er « l’entre-soi », c’est-à-dire l’agrégation, dans des quartiers val­orisés, des ménages les plus aisés, sans pénalis­er le pro­prié­taire occu­pant mod­este qui y résidait avant leur valorisation.

Des outils de régulation du logement social

Les autorités organ­isatri­ces devraient pren­dre le relais de l’État

Des con­ven­tions d’utilité sociale, con­clues avec l’État, for­malisent les oblig­a­tions des bailleurs, un « cahi­er des charges de ges­tion sociale » y réca­pit­ule celles rel­a­tives aux con­di­tions d’occupation et de peu­ple­ment. De futures autorités organ­isatri­ces devraient néces­saire­ment pren­dre le relais de l’État et sign­er les con­ven­tions d’utilité sociale rel­a­tives au pat­ri­moine social situé sur leur ter­ri­toire. Elles devraient égale­ment pren­dre la respon­s­abil­ité de leurs poli­tiques de « peu­ple­ment » du loge­ment social en ren­dant plus objec­tifs les critères prési­dant au choix des can­di­dats, par exem­ple par la mise en place, après con­cer­ta­tion, d’un dis­posi­tif de cota­tion des demandes.

Des outils de régulation du parc privé

Parce qu’elles seraient en mesure d’en peser les avan­tages et les risques, ce sont les autorités organ­isatri­ces locales qui devraient avoir la respon­s­abil­ité de l’encadrement des loy­ers sur tout ou par­tie de leur ter­ri­toire. Respon­s­ables du droit au loge­ment, elles devraient aus­si se voir ouvrir la fac­ulté d’encadrer la trans­for­ma­tion de rési­dences prin­ci­pales en rési­dences sec­ondaires et de déter­min­er les con­di­tions de tax­a­tion des loge­ments vacants.

Là où l’offre de loge­ments soci­aux est insuff­isante et le restera à court terme, l’autorité organ­isatrice doit avoir les moyens de dévelop­per un secteur privé con­ven­tion­né com­plé­men­taire, en lui accor­dant des avan­tages fis­caux ou des sub­ven­tions, mod­ulés en fonc­tion de la con­trepar­tie sociale accep­tée par le bailleur.

Des garanties de la part de l’État

Instau­r­er un droit de priorité ?
Pour faire face à l’urgence, les autorités devraient pou­voir instau­r­er un droit de pri­or­ité sur les loge­ments remis en loca­tion afin qu’ils puis­sent être util­isés (par l’intermédiaire d’associations et aux frais de la col­lec­tiv­ité, sans lés­er le bailleur) pour la réponse aux béné­fi­ci­aires du droit au loge­ment opposable.

Des out­ils de finance­ment essen­tiels à la poli­tique du loge­ment ne peu­vent être décen­tral­isés : le cir­cuit de finance­ment priv­ilégié du loge­ment social adossé au livret A, la TVA à taux réduit pour le loge­ment social, les aides per­son­nelles au loge­ment. Il n’est pas imag­in­able de con­fi­er la respon­s­abil­ité du droit au loge­ment à des autorités locales sans leur don­ner des garanties évi­tant toute défausse.

Changer la Constitution ?

C’est prob­a­ble­ment en faisant entr­er expressé­ment le droit au loge­ment dans la Con­sti­tu­tion que de telles garanties pour­ront être obtenues. Des tran­si­tions seront néces­saires car l’implication actuelle des inter­com­mu­nal­ités est iné­gale. Mais la ques­tion du droit au loge­ment oppos­able est bien la clé de voûte du proces­sus de décen­tral­i­sa­tion dans le domaine de l’habitat. Tant qu’elle n’est pas traitée, l’édifice restera fragile.

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