l'expert et le politique face à l'inconnu

L’expert et le politique face à l’inconnu

Dossier : ExpressionsMagazine N°763 Mars 2021
Par Armand HATCHUEL
Par Pascal LE MASSON
Par Benoît WEIL

La Covid 19 a provo­qué une crise des rap­ports entre poli­tique et expertise.
Face à l’épidémie, l’État a tout naturelle­ment con­sti­tué un con­seil sci­en­tifique pour éclair­er sa ges­tion. Mais pourquoi cette épidémie a‑t-elle mis à si rude épreuve les principes habituels d’un gou­verne­ment éclairé par la science ?

Face à l’épidémie de la Covid-19, le recours aux experts s’imposait naturelle­ment. Certes, l’État dis­pose en temps nor­mal de nom­breuses insti­tu­tions chargées de la san­té du pays, mais le recours à un con­seil sci­en­tifique pou­vait éclair­er les déci­sions poli­tiques et incar­n­er une exper­tise crédi­ble sinon ras­sur­ante. Si la démarche s’inscrit dans la tra­di­tion de l’aide à la déci­sion assistée par la sci­ence, le gou­verne­ment n’avait sans doute pas anticipé les polémiques et les inter­ro­ga­tions sus­citées par la mobil­i­sa­tion des experts. Et plus par­ti­c­ulière­ment par la com­plex­ité des rela­tions qu’il a fal­lu gér­er entre les déci­sions poli­tiques et les analy­ses médi­cales issues du con­seil sci­en­tifique, ain­si que les dis­cor­dances entre les avis des experts du domaine. Selon le cas, on a accusé le gou­verne­ment de suiv­re trop aveuglé­ment le con­seil sci­en­tifique, ou à l’inverse reproché aux experts de légitimer sans rai­son sci­en­tifique val­able les choix du pouvoir.


REPÈRES

Les principes d’un gou­verne­ment ou d’un man­age­ment qui mobilise des experts sont le plus sou­vent pen­sés pour une déci­sion en sit­u­a­tion d’incer­ti­tude, alors que des crises comme celle que provoque une épidémie inédite con­fron­tent décideurs et experts à la ges­tion d’une action col­lec­tive dans l’inconnu. Cette dis­tinc­tion fon­da­men­tale a d’abord été mise en évi­dence et rigoureuse­ment for­mal­isée dans les recherch­es sur les proces­sus d’innovation. Elles ont mon­tré que, face à l’inconnu, la respon­s­abil­ité de l’expertise et du sci­en­tifique change de nature et de fonc­tion. Il ne s’agit plus seule­ment de guider les décideurs pour choisir la meilleure branche de l’alternative comme dans les sit­u­a­tions d’incertitude, il faut aus­si clar­i­fi­er les lacunes du savoir, organ­is­er la pro­gres­sion des con­nais­sances et sus­citer des poli­tiques d’innovation adaptées. 


L’incertain et l’inconnu : une distinction fondamentale pour l’action

La langue nous rap­pelle qu’un vis­age incer­tain n’est pas un vis­age incon­nu. Dans le pre­mier cas, on hésite entre des per­son­nes con­nues : s’agit-il de X ou d’Y ? Il suf­fi­ra alors de deman­der une con­fir­ma­tion pour le savoir. Dans le sec­ond cas, nous ne savons pas de qui il s’agit et il faut donc se pré­par­er à des sur­pris­es. La mod­éli­sa­tion rigoureuse de cette dis­tinc­tion s’est imposée pour l’étude des proces­sus d’innovation et pour le développe­ment d’une théorie de la con­cep­tion adap­tée à la rup­ture (pour une intro­duc­tion à la théorie C‑K, on pour­ra se reporter à notre ouvrage Théorie et méth­odes de la con­cep­tion inno­vante, Press­es des Mines, 2014).

On a pu ain­si mon­tr­er qu’incertain et incon­nu con­duisent à des logiques d’action dif­férentes. Cepen­dant cette dis­tinc­tion reste encore mécon­nue des mod­èles économiques et poli­tiques clas­siques, qui se sont essen­tielle­ment inspirés de la théorie prob­a­biliste du choix rationnel, et plus pré­cisé­ment de la théorie de la déci­sion bayési­enne dans l’incertain. Théorie qui sert tou­jours de soubasse­ment à la qua­si-total­ité des mod­èles de risque, y com­pris pour le risque médical.

Le schéma de la décision dans l’incertain

Or la théorie de la déci­sion dans l’incertain s’appuie sur une hypothèse sim­ple mais lourde de con­séquences : celle de la sta­bil­ité du sché­ma déci­sion­nel. Cette hypothèse sig­ni­fie que les déci­sions alter­na­tives qui s’offrent au choix du décideur ain­si que les événe­ments incer­tains aux­quels elles seront con­fron­tées sont sup­posés con­nus et sta­bles. Les seules don­nées qui pour­ront vari­er sont les prob­a­bil­ités des événe­ments, et c’est là qu’intervient le rôle des experts. Prenons l’exemple d’un promeneur ayant à choisir au sein d’une alter­na­tive, pren­dre un para­pluie ou un cha­peau, et qui fait face à une incer­ti­tude : va-t-il pleu­voir ou faire soleil ? Le rôle d’un expert météo en découle : fournir les prob­a­bil­ités respec­tives de la pluie et du soleil. Car, muni de ces don­nées, le décideur pour­ra cal­culer les béné­fices et les pertes asso­ciés à cha­cune des deux branch­es de l’alternative.

Il importe de remar­quer que, dans ce sché­ma, l’ex­pert garan­tit au décideur la valid­ité des prob­a­bil­ités qu’il lui four­nit. Et, si le décideur hésite encore, il pour­ra l’aider à affin­er ces don­nées par des recherch­es sup­plé­men­taires jusqu’à ce qu’une déci­sion se dégage. La ratio­nal­ité de ce proces­sus réside donc dans la robustesse du choix final – choisir un para­pluie ou un cha­peau – mal­gré l’incertitude de la météo. Certes, l’expert ne pour­ra pas tou­jours effac­er cette incer­ti­tude, mais le décideur pour­ra être ras­suré et pour­ra con­va­in­cre qu’il a choisi au mieux par­mi les seules solu­tions pos­si­bles et après avoir exam­iné toutes les éventualités.

Le schéma de la décision dans l’inconnu

Face à l’inconnu, la sit­u­a­tion est pro­fondé­ment dif­férente : il faut aban­don­ner l’hypothèse de sta­bil­ité du sché­ma déci­sion­nel ! Cette fois, ni la liste des alter­na­tives et des événe­ments, ni la prob­a­bil­ité des événe­ments n’est com­plète­ment con­nue. L’expert est lui-même con­fron­té à des lacunes de la con­nais­sance et de nou­velles recherch­es pour­raient con­sid­érable­ment mod­i­fi­er tous les ter­mes du sché­ma déci­sion­nel. Dans cette sit­u­a­tion, les rela­tions entre décideur et expert ne sont plus faciles ou naturelle­ment convergentes. 

Non seule­ment l’expert n’est plus garant d’un sché­ma déci­sion­nel ini­tial, mais il peut être amené à se con­tredire lui-même, au moins en par­tie, s’il en pro­pose un. Récipro­que­ment, le décideur peut se dégager de son con­seil et choisir une poli­tique en arguant de l’impossibilité pour l’expert de lui fournir des solu­tions plus crédi­bles ou plus bénéfiques. 

Si l’on ne prend pas garde aux effets d’une telle sit­u­a­tion, la lis­i­bil­ité du proces­sus déci­sion­nel et la crédi­bil­ité de l’expertise devi­en­nent plus dif­fi­ciles et pren­nent un tour inquié­tant : les déci­sions peu­vent se suc­céder dans le temps sans cohérence appar­ente, don­nant le sen­ti­ment que l’anticipation est absente et que tout le monde avance à tâtons ; les rela­tions entre décideur et expert devi­en­nent com­plex­es et ambiguës (les experts peu­vent être amenés à cau­tion­ner un choix dis­cutable du décideur, sim­ple­ment parce qu’ils n’ont rien de mieux à pro­pos­er, et le décideur peut être ten­té de s’appuyer sur les experts pour pren­dre des déci­sions qui n’ont pas de fonde­ment sûr) ; face à l’inconnu, le monde des experts peut se divis­er autant que celui des décideurs, plaçant l’opinion publique devant une dis­cor­dance d’autant plus inquié­tante qu’elle est durable. 

Reconnaissance commune de l’inconnu

Face à l’inconnu, il faut d’abord recon­naître cet état de fait et clar­i­fi­er la dif­férence entre cette sit­u­a­tion et une sit­u­a­tion d’incertitude. En pra­tique, décideurs et experts doivent recon­naître de façon com­mune et partagée les lim­ites qui pèsent aus­si bien sur les actions que sur les con­nais­sances disponibles. Cette sit­u­a­tion est évidem­ment inquié­tante pour l’opinion, mais elle évite à l’avance une autre inquié­tude qui ne pour­ra que croître par la suite, quand il appa­raî­tra que les déci­sions pris­es n’ont pas les effets escomp­tés. À l’inquiétude qui émerge vien­dra s’adjoindre une défi­ance vis-à-vis des décideurs et des experts, favorisant les croy­ances les plus irra­tionnelles et les théories complotistes.

Des responsabilités différenciées et solidaires

Grâce à cette recon­nais­sance de l’inconnu, il devient pos­si­ble de déploy­er un mod­èle de coopéra­tion entre experts et décideurs qui repose sur des respon­s­abil­ités dis­so­ciées mais sol­idaires. Il faut ici amender la con­cep­tion tra­di­tion­nelle héritée de Max Weber qui oppo­sait l’éthique de respon­s­abil­ité d’un poli­tique à l’éthique de con­vic­tion d’un savant. Car cette oppo­si­tion sup­pose implicite­ment que le savant n’est pas un homme d’action et que l’homme poli­tique n’a pas besoin d’être assuré des élé­ments d’information dont il dis­pose. On peut garder de cet auteur l’idée qu’il y a néces­saire­ment des logiques dif­férentes entre ces deux acteurs et que le savant doit s’en tenir à des pris­es de posi­tion et à des démarch­es sci­en­tifique­ment fondées. Mais cette analyse ne prend pas en compte la réal­ité et la dynamique de la situation.

Face à l’inconnu, le savant ain­si que ses pairs peu­vent aus­si être en dif­fi­culté pour réduire leurs con­tro­ver­s­es et se forg­er une con­vic­tion. Ils ne sont pas néces­saire­ment assurés des recherch­es à con­duire pour aboutir à des con­nais­sances sta­bil­isées et utiles. Experts et décideurs sont donc tous deux som­més d’agir en fonc­tion de leurs respon­s­abil­ités pro­pres. Il n’y a plus, face à face, la respon­s­abil­ité du dirigeant et la con­vic­tion du savant. Il y a deux respon­s­abil­ités dif­férentes et cha­cune doit démon­tr­er la per­ti­nence de ses actions.

La coopération de deux processus différents d’action et d’investigation

La respon­s­abil­ité des experts est com­plé­men­taire et porte aus­si sur les actions qu’ils doivent con­duire, par­al­lèle­ment ou en inter­ac­tion avec les décideurs. Il leur incombe de met­tre sur pied et d’expliquer les recherch­es qu’il faut con­duire au plus vite. Il leur appar­tient aus­si d’organiser un proces­sus d’innovation col­lec­tive sur les traite­ments et les pro­to­coles, aus­si con­ver­gent et rapi­de que pos­si­ble, notam­ment en rela­tion avec les indus­triels impliqués. Aucun chercheur ne peut garan­tir que la con­nais­sance va pro­gress­er utile­ment. Mais il faut con­va­in­cre que toutes les pistes promet­teuses seront étudiées avec un égal respect.

De même faut-il claire­ment mon­tr­er que les diver­gences entre approches sci­en­tifiques con­cur­rentes sont nor­males. Et que des coor­di­na­tions sont mis­es en place pour réduire les redon­dances et favoris­er une diver­sité légitime des travaux. Sans une telle rigueur dans l’explicitation des dif­férentes per­spec­tives, le désar­roi de l’opinion ne peut qu’augmenter, jusqu’à la méfi­ance sys­té­ma­tique vis-à-vis non pas de la sci­ence en général, mais des insti­tu­tions sci­en­tifiques. Méfi­ance qui risque de per­dur­er, y com­pris lorsque de véri­ta­bles avancées médi­cales seront obtenues.

À cet égard, la crise de la Covid restera sûre­ment comme une des crises où le monde sci­en­tifique et médi­cal, mal­gré un dévoue­ment unanime­ment salué, a mon­tré sa vul­néra­bil­ité col­lec­tive face à l’épreuve de l’inconnu. Dans une crise, la respon­s­abil­ité des experts ne va pas jusqu’à met­tre en place un gou­verne­ment démoc­ra­tique de la sci­ence, il faut avant tout s’assurer de la robustesse face à l’inconnu des insti­tu­tions sci­en­tifiques elles-mêmes. Dans les proces­sus d’innovation de rup­ture, la con­struc­tion de col­lec­tifs d’experts, venant de dis­ci­plines hétérogènes et par­fois rivales, passe par des organ­i­sa­tions et des social­i­sa­tions adap­tées. Il importe d’en tir­er les leçons sur le ren­force­ment des procé­dures des insti­tu­tions sci­en­tifiques face à l’inconnu.

Rationalité et solidarité dans l’inconnu

États et sociétés ont depuis longtemps ren­con­tré l’épreuve de l’inconnu. Les grandes guer­res, les grandes cat­a­stro­phes naturelles créent des sit­u­a­tions où l’action sem­ble paralysée par l’absence de con­nais­sance et la recherche sem­ble blo­quée par l’absence d’action.

Ce sont les symp­tômes car­ac­téris­tiques d’une ges­tion inspirée des mod­èles déci­sion­nels clas­siques issus du monde marc­hand où les seules incer­ti­tudes vien­nent des fluc­tu­a­tions des prix et des déci­sions d’achat et de vente. Or l’inconnu naît avec la désta­bil­i­sa­tion des tech­niques, des règles sociales et du monde naturel. Ce qui explique que l’étude sci­en­tifique de la ratio­nal­ité dans l’inconnu s’est surtout dévelop­pée dans les travaux sur les proces­sus d’innovation et qu’ont été pro­posées, dans ce cadre, des méth­odes pour la con­cep­tion d’alternatives inno­vantes et pour l’élaboration de pra­tiques sol­idaires per­me­t­tant d’affronter col­lec­tive­ment l’inconnu.

Mais, sauf quelques excep­tions, les for­ma­tions à la vie poli­tique ou à la vie des entre­pris­es ne pré­par­ent pas à raison­ner dans l’inconnu ; de même que la recherche sci­en­tifique n’est que rarement organ­isée pour répon­dre de façon coor­don­née à un dan­ger inédit. Pour­tant, les travaux sur la ratio­nal­ité dans l’inconnu four­nissent aujourd’hui les out­ils con­ceptuels et méthodologiques per­me­t­tant de pré­par­er décideurs et chercheurs à agir et enquêter ensem­ble dans l’inconnu.

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