Intelligence artificielle

Les deux intelligences artificielles : entre prothèse et orthèse

Dossier : ExpressionsMagazine N°743 Mars 2019
Par Alain MELLER (79)
Beaucoup d’efforts sont consacrés à la définition de ce qu’est l’intelligence artificielle. Pas de cours sur l’IA qui ne commence par s’y essayer, avec en gros deux voies : une voie empirique, qui consiste à définir l’IA en tant que comportement similaire à l’humain d’une machine informatique, et une voie théorique, qui nous plonge dans l’exploration de ce qu’est la pensée ou l’action rationnelle et y relie l’IA et son analyse. Alors, prothèse ou orthèse ?

Pour ceux qui, comme moi, ont util­isé les tech­nolo­gies dites de l’IA pour con­stru­ire des appli­ca­tions, ce débat « ontologique » est certes intéres­sant, mais il ne nous per­met pas de répon­dre aux ques­tions con­crètes : qu’est-ce que je peux espér­er réalis­er avec ces tech­nolo­gies que je ne pou­vais faire aupar­a­vant ? Dans quels cas puis-je les utilis­er à bon escient ?

Notons que, dans le terme même d’intelligence arti­fi­cielle, il y a comme une con­tra­dic­tion intrin­sèque : « intel­li­gence » ren­voie à l’humain, « arti­fi­cielle » l’en éloigne (cf. l’article « Éty­mologiX » de Pierre Ave­nas dans le numéro 733 de La Jaune et la Rouge). Si bien qu’on se demande si l’IA qual­i­fie une intel­li­gence de type humain pro­duite par un non-humain, donc par un arte­fact (arti­fi­ciel), ou s’il s’agit d’une intel­li­gence qui n’est juste­ment pas humaine, qui lui est étrangère (arti­fi­cielle).

Nous con­sta­tons que les deux accep­tions exis­tent et pro­duisent des sys­tèmes dif­férents : il y a des cas où l’on souhaite repro­duire un com­porte­ment qua­si humain et d’autres où, au con­traire, on souhaite un com­porte­ment « intel­li­gent », mais dif­férent de l’humain.

Quelques exem­ples éclaireront mon pro­pos. Lorsque, dans les années 90, je dévelop­pais ce que l’on appelle des sys­tèmes experts, l’idée était claire­ment de pro­duire un pro­gramme qui se com­porte comme un expert humain face à une sit­u­a­tion requérant son exper­tise. Je dirai que l’IA a, ici, la voca­tion d’être une « pro­thèse » rem­plaçant l’humain au sein d’un sys­tème où cet humain joue un rôle important.

On trou­ve dans les appli­ca­tions de cette caté­gorie toutes les appli­ca­tions de con­duite de véhicules autonomes, celles visant à pro­duire des robots humanoïdes pour s’occuper de per­son­nes âgées, les appli­ca­tions de recon­nais­sance de formes appliquées au tri automa­tique, etc. Rem­plac­er l’humain au cœur d’un sys­tème par l’IA n’est finale­ment qu’une étape de plus dans la prise en charge par les machines, ou le logi­ciel, des tâch­es humaines qui sont rou­tinières ou, plus générale­ment, ne deman­dant pas de réa­gir à des sit­u­a­tions hors du champ des pos­si­bles iden­ti­fiés. Évidem­ment, nul n’est à l’aise avec cette idée de rem­plac­er l’humain dans sa fonc­tion au sein de dif­férents sys­tèmes, mais le débat de savoir si c’est une bonne chose ou pas n’est pas l’objet de cet article.

Le deux­ième cas de fig­ure est celui où, au con­traire, on veut pro­duire avec l’IA de l’intelligence fon­da­men­tale­ment non humaine et qui va per­me­t­tre d’aider un humain à réalis­er une tâche qu’il ne pour­rait pas faire, ou pas aus­si bien, sans elle. Pro­duire une intel­li­gence non humaine pour résoudre des prob­lèmes humains, c’est fournir ce que j’appelle une « orthèse intel­lectuelle ». Cette orthèse ne singe pas et a for­tiori ne rem­place pas l’humain, mais lui con­fère une capac­ité aug­men­tée à résoudre des problèmes.

“L’IA est encore
très loin de pouvoir imiter l’intelligence humaine”

Vers l’humain 2.0 ?

Songeons aux lim­ites de l’être humain, là où il n’est pas très bon, à tra­vers quelques exem­ples. Nous sommes, entre autres, mau­vais à résoudre les prob­lèmes forte­ment com­bi­na­toires ; nous per­dons rapi­de­ment le fil si nous devons explor­er de mul­ti­ples pos­si­bil­ités. De la même façon, il nous est dif­fi­cile de traiter des vol­umes de don­nées impor­tants. Dans ce domaine, les tech­nolo­gies de machine learn­ing ont mon­tré leur grand intérêt pour détecter des régu­lar­ités dans les don­nées mas­sive­ment abondantes.

De manière plus éton­nante, j’ai pu con­stater, dans le domaine du diag­nos­tic de sys­tèmes, que l’humain est très peu capa­ble de traiter les prob­lèmes de pannes mul­ti­ples (deux élé­ments tombent en panne simul­tané­ment). De manière con­stante, même les experts fai­saient l’hypothèse d’une cause unique à un dys­fonc­tion­nement, pas­sant à côté de ces cas de pannes mul­ti­ples. Quand on y pense, cette ten­dance à vouloir qu’il y ait des caus­es uniques à tout est très humaine ! Du coup, la réal­i­sa­tion d’un sys­tème d’IA qui, « con­sciem­ment », était capa­ble, en cas de con­tra­dic­tion, de remet­tre en cause cette hypothèse de panne unique, a per­mis de fournir à ces mêmes experts un out­il pré­cieux leur per­me­t­tant de résoudre les quelques cas – très peu nom­breux, mais très coû­teux en général – de pannes mul­ti­ples pour lesquels ils n’étaient pas per­for­mants. Je suis per­suadé pour ma part qu’un jour, de la même façon, une orthèse intel­lectuelle à base d’IA aidera un médecin à traiter les cas de prob­lèmes de san­té mul­ti­fac­to­riels, qui sont aujourd’hui ceux qui met­tent en défaut les experts médi­caux, sou­vent engoncés cha­cun dans leur spécialité.

Je n’ai ici qu’effleuré la liste des sit­u­a­tions où l’humain a des per­for­mances médiocres et peut béné­fici­er de l’aide d’une intel­li­gence arti­fi­cielle, mais je ne voudrais pas trop plomber l’ambiance et don­ner au lecteur quelques raisons de dés­espér­er de la con­di­tion humaine. L’IA est encore très loin de pou­voir imiter l’intelligence humaine dans plusieurs domaines : la capac­ité à raison­ner par analo­gie et l’intelligence col­lec­tive par exemple.

Pour pro­duire l’un ou l’autre des types d’applications, on peut utilis­er dif­férentes tech­niques infor­ma­tiques qui font par­tie de la boîte à out­ils de l’IA : out­ils de représen­ta­tion des con­nais­sances, moteurs d’inférence, machine learn­ing ou autres. Le débat sur les tech­niques d’IA est « orthog­o­nal » à celui des appli­ca­tions. (Voir l’interview de Pierre Haren par Hervé Kabla, dans La Jaune et la Rouge n° 734 d’avril 2018, retraçant l’histoire de la start-up four­nisseur de ces tech­nolo­gies, Ilog, où j’ai tra­vail­lé durant six des pre­mières années.)

Le développe­ment d’orthèses intel­lectuelles est cer­taine­ment la voie la plus intéres­sante de l’IA et va, dans beau­coup de domaines, per­me­t­tre une per­for­mance accrue de l’humain. Com­ment l’homme sera capa­ble de se dépass­er est un sujet bien plus pas­sion­nant, somme toute, que celui con­sis­tant à le rem­plac­er stric­to sen­su.

Pour repren­dre le fil de Sapi­ens, le best-sell­er de Yuval Harari, après les orthès­es physiques que l’homme a dévelop­pées et util­isées depuis le silex pour aug­menter ses capac­ités, nous sommes peut-être entrés avec l’IA dans une nou­velle ère de pro­grès fondée sur la disponi­bil­ité d’orthèses intel­lectuelles ; ce que cer­tains nom­ment Humain 2.0.

2 Commentaires

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Peter Burépondre
13 mars 2019 à 12 h 18 min

“Quand on y pense, cette ten­dance à vouloir qu’il y ait des caus­es uniques à tout est très humaine ! ” Ne serait-elle plutôt très masculine ? -:)

robert.ranquet.1972répondre
13 mars 2019 à 13 h 54 min

La ten­dance mas­cu­line à chercher des caus­es sim­ples aux prob­lèmes com­pliqués n’a d’é­gale que la ten­dance fémi­nine à inven­ter des prob­lèmes com­pliqués dans les choses les plus simples …
Le rédacteur-masqué :))

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