L’entreprise bricks and software

L’entreprise bricks and software : le futur de la transformation numérique

Dossier : ExpressionsMagazine N°776 Juin 2022
Par Morand STUDER (X91)

Lors de la con­ver­sion au numérique des entre­pris­es – devenant click and mor­tar –, le logi­ciel était aux fron­tières de l’entreprise. Aujourd’hui, le logi­ciel devient cœur de méti­er, et se doit donc d’être inter­nal­isé, ce qui entraîne un change­ment non nég­lige­able mais indis­pens­able de cul­ture de l’entreprise – désor­mais bricks and soft­ware – pour qu’elle garde la maîtrise de son savoir-faire. 

NDLR : la rédac­tion a ajouté à l’attention du lecteur un glos­saire expli­catif des (nom­breux) angli­cismes et acronymes, en italique dans le texte, pro­pres au secteur du logiciel.

Vous vous deman­dez quelle va être la prochaine trans­for­ma­tion de votre société ? Pré­parez-vous à devenir une bricks and soft­ware ! Lors de la pre­mière révo­lu­tion inter­net, aux alen­tours de l’an 2000, les entre­pris­es tra­di­tion­nelles bricks and mor­tar, ont dû se con­ver­tir peu à peu au dig­i­tal, devenant click and mor­tar selon l’expression consacrée.

D’abord un site web vit­rine, puis un site marc­hand, éventuelle­ment quelques inter­faces avec clients et four­nisseurs (extranet, EDI, API…). Cette révo­lu­tion a fréquem­ment été menée par des équipes dédiées, sou­vent d’abord issues de la com­mu­ni­ca­tion, puis du numérique, et enfin impli­quant les ser­vices con­cernés (com­mer­cial, logistique…).

Tout cela s’est fait en ajoutant des com­pé­tences et en adap­tant les proces­sus, par­fois à marche for­cée face aux pure play­ers, mais sans remet­tre en cause les savoirs faire de l’entreprise.


Glossaire du monde du logiciel à l’usage des non-initiés

API : Appli­ca­tion Pro­gram­ming Inter­face ou inter­face de pro­gram­ma­tion applica­tive ou inter­face de pro­gram­ma­tion d’application per­met à des appli­ca­tions de com­mu­ni­quer et de s’échang­er mas­sive­ment des don­nées et des services.

Brick and mor­tar : une entre­prise bricks and mor­tar exerce unique­ment son activ­ité via des points de vente physiques.

CI/CD : inté­gra­tion con­tin­ue (CI) et dis­tri­b­u­tion ou déploiement con­tin­ue (CD). L’ap­proche CI/CD garan­tit une automa­ti­sa­tion et une sur­veil­lance con­tin­ues tout au long du cycle de vie des appli­ca­tions, des phas­es d’in­té­gra­tion et de test jusqu’à la dis­tri­b­u­tion et au déploiement.

CDO : le chief data offi­cer ou directeur des don­nées (DSD) est un dirigeant de l’en­tre­prise, respon­s­able des données.

Click and mor­tar : qual­i­fie une entre­prise qui exerce à la fois son activ­ité de façon tra­di­tion­nelle dans des bâti­ments en dur (mor­tar) et en ligne sur le web (click).

Com­mod­otis­er : Don­ner un car­ac­tère indif­féren­cié, plus stan­dard et moins cher.

CTO : le chief tech­ni­cal offi­cer ou directeur des nou­velles tech­nolo­gies est le garant de l’innovation tech­nique et tech­nologique de son entreprise.

Dev Ops : ensem­ble de pra­tiques qui favorise la coor­di­na­tion et la col­lab­o­ra­tion du développe­ment, des opéra­tions infor­ma­tiques, de l’ingénierie qual­ité et sécurité.

EDI : Elec­tron­ic Data Inter­change ou l’échange de don­nées infor­ma­tisé désigne l’échange de doc­u­ments élec­tron­iques stan­dard­is­és entre deux parte­naires com­mer­ci­aux, d’ordinateur à ordinateur.

ERP : Enter­prise Resource Plan­ning ou PGI (progi­ciel de ges­tion inté­gré) est un groupe de mod­ules relié à une base de don­nées unique qui per­met de gér­er l’ensemble des proces­sus opéra­tionnels d’une entre­prise en inté­grant plusieurs fonc­tions de gestion.

Extranet : réseau de télé­com­mu­ni­ca­tions dont la mis­sion prin­ci­pale est de ren­dre les échanges à dis­tance plus faciles entre deux ou plusieurs parties.

Fab­less : sans unité de fabrication.

GitHub : plate­forme col­lab­o­ra­tive de développement.

ML Ops : ensem­ble de pra­tiques qui vise à déploy­er et main­tenir des mod­èles de machine learn­ing en pro­duc­tion de manière fiable et efficace.

Pure play­er : une entre­prise pure play­er exerce son activ­ité exclu­sive­ment en ligne.

Server­less : infor­ma­tique sans serveur, mod­èle de développe­ment « natif » qui per­met aux développeurs de créer et d’exécuter des appli­ca­tions sans avoir à gér­er de serveurs.

Stack Over­flow : plate­forme de partage d’astuces et de bonnes pra­tiques de code.


Une digitalisation qui se généralise et qui se complexifie

Par­al­lèle­ment, les proces­sus se dig­i­tal­i­saient, en con­tin­u­ant les évo­lu­tions du siè­cle dernier vers la bureau­tique, les ERP, les out­ils de con­cep­tion et ges­tion assistés par ordi­na­teur, la robo­t­i­sa­tion et l’automatisation, puis en ajoutant des cap­teurs et des out­ils de ges­tion des don­nées (indus­trie 4.0).

Sou­vent, les out­ils étaient achetés, plus ou moins sur étagères, et adap­tés, inté­grés, générale­ment par des con­sul­tants, pour épouser les proces­sus de l’entreprise, qui restait maîtresse de son savoir-faire.

Le logi­ciel, le dig­i­tal, voire la data étaient aux fron­tières de l’entreprise. Seules quelques entre­pris­es avaient depuis longtemps inté­gré le logi­ciel comme cœur, notam­ment dans la finance, bien évidem­ment les pure soft­ware com­pag­nies, et quelques sociétés fab­less qui ont réus­si grâce à leur maîtrise et avan­tage con­cur­ren­tiel sur le logi­ciel (par exem­ple Apple).

Aujourd’hui, nous assis­tons à une révo­lu­tion plus en pro­fondeur, qui pose des ques­tions sur l’évolution du méti­er cœur de l’entreprise et peut met­tre à risque la maîtrise de son savoir-faire.

Le logiciel capte de plus en plus l’intelligence des processus de l’entreprise

En effet, le logi­ciel capte de plus en plus l’intelligence des proces­sus de l’entreprise. Le logi­ciel n’est plus le sup­port (ERP trans­ac­tion­nel plus ou moins com­modi­tisé), il est le proces­sus. L’intelligence arti­fi­cielle notam­ment parvient à capter telle­ment de savoir-faire qu’il devient risqué de l’externaliser. Des start-up spé­cial­isées ou de gross­es sociétés de logi­ciels ten­tent de cap­tur­er les don­nées des acteurs tra­di­tion­nels pour entraîn­er des algo­rithmes. Si la sym­biose est ten­tante, les risques de cap­ture de la valeur sont élevés. Dans le monde indus­triel, le risque s’apparente à une ubéri­sa­tion, où la valeur (con­cep­tion, plan­i­fi­ca­tion, main­te­nance, etc.) est con­cen­trée dans le logi­ciel, l’industriel devenant sim­ple exé­cu­tant. Dans les ser­vices, le risque est d’être pure­ment et sim­ple­ment rem­placé par un ser­vice cent pour­cent dématéri­al­isé, ou en tout cas où l’humain est can­ton­né à des rôles stan­dard­is­és, interchangeables.

« Le logiciel capte de plus en plus l’intelligence des processus de l’entreprise. »

Par ailleurs, pour les sociétés fab­ri­cant du matériel (des voitures aux appareils élec­tron­iques, en pas­sant par la domo­tique, etc.) ain­si que pour les sociétés de ser­vices (banque, plate­formes, etc.), le logi­ciel est l’interface prin­ci­pale du client avec le pro­duit. Même si la plu­part l’ont com­pris, elles peinent à met­tre leurs inter­faces et leurs proces­sus de pro­duc­tion de logi­ciel à l’état de l’art. Ce ne sont plus vos vendeurs et con­seillers qui sont en pre­mière ligne, ce sont vos inter­faces. Bonne nou­velle, c’est peut-être plus facile de faire de beaux logi­ciels que de recruter et for­mer une équipe.

Les risques de perte de valeur sont élevés

À l’heure des soft­wares com­pag­nies, ou plutôt bricks and soft­ware, les déci­sions de faire ou faire faire, et la ges­tion des pri­or­ités, doivent être com­pléte­ment revues, don­nant la part plus belle à l’internalisation de la fab­rique et de la maîtrise du logi­ciel, et notam­ment de l’intelligence arti­fi­cielle et de l’ergonomie, tout en mon­tant la qual­ité à l’état de l’art des pure play­ers.

Alors, com­ment faire ?

Trois grands axes pour réussir la transformation

Ce virage est plus com­pliqué que la pre­mière dig­i­tal­i­sa­tion, qui pou­vait rester rel­a­tive­ment aux fron­tières de l’entreprise, voire être exter­nal­isée. L’attention doit donc porter sur trois axes : la ges­tion des ressources humaines et des com­pé­tences, l’organisation et la cul­ture, la tech­nolo­gie et l’infrastructure.

Com­ment recruter, ai-je besoin d’une mar­que employeur nou­velle ? Puis-je inté­gr­er ces nou­veaux tal­ents dans mon par­cours clas­sique ? Dois-je cen­tralis­er une équipe pour avoir une masse cri­tique ou au con­traire les dis­sémin­er au plus proche du ter­rain ? Com­ment me faire aider ? Com­ment indus­tri­alis­er, sur quelle infra­struc­ture, com­ment artic­uler le logi­ciel avec mon infor­ma­tique installée ?

Il n’y a pas de recette adap­tée à toutes les sociétés et leurs organ­i­sa­tions. Néan­moins, cer­tains invari­ants ain­si que de grandes options se dessinent.

Permettre la montée en compétences

Con­cer­nant la ges­tion des ressources humaines et des com­pé­tences, nous avons con­staté qu’il est sou­vent pos­si­ble de faire évoluer des col­lab­o­ra­teurs exis­tants et de recruter de nou­veaux tal­ents sans for­cé­ment tout révo­lu­tion­ner. Cepen­dant, une impul­sion vision­naire et avisée du CTO ou CDO est néces­saire pour amorcer le change­ment, attir­er et guider. Un gros effort de for­ma­tion devra être déployé pour per­me­t­tre la mon­tée en compétences.

L’organisation et la cul­ture seront clés pour per­me­t­tre à ces tal­ents de livr­er leur valeur ajoutée. Même à l’heure des plate­formes comme Stack Over­flow, GitHub et d’autres, une masse cri­tique est néces­saire pour for­mer une com­mu­nauté qui s’entraidera et se com­plètera, et offrira un espoir d’évolution de car­rière. La com­mu­nauté ne devra pas néces­saire­ment se matéri­alis­er en une équipe cen­tral­isée. Elle pour­ra être dis­séminée près du ter­rain, mais devra être suff­isam­ment forte pour répon­dre aux exi­gences men­tion­nées. La cul­ture devra accom­pa­g­n­er cette évo­lu­tion : flex­i­bil­ité des proces­sus (RH, SI, etc.), agilité, bonnes pra­tiques et état de l’art des pure play­ers, et partagées par toute la hiérarchie.

De l’innovation au déploiement

Une pra­tique effi­cace est d’avoir une équipe cen­trale à la pointe, incubant les pro­jets com­plex­es et dis­sémi­nant dans les équipes plus ter­rain. À con­di­tion d’identifier des pro­jets à forte valeur, et de rester au con­tact des métiers, cette organ­i­sa­tion per­met d’innover et de déploy­er dans le groupe des solu­tions qui fonctionnent.

La tech­nolo­gie et l’infrastructure devront suiv­re : plate­formes ouvertes per­me­t­tant l’intégration et la livrai­son con­tin­ues (CI/CD), l’accès aux ressources ouvertes (web, open source, open data, API, etc.), mod­u­lar­ité de l’architecture (server­less, etc.), pas­sage à l’échelle, etc. Ces plate­formes flex­i­bles pour­ront s’interfacer par API avec l’informatique instal­lée. Il est à not­er que l’émergence de ces plate­formes, archi­tec­ture, pra­tiques et ressources a con­sid­érable­ment facil­ité la reprise en interne du logi­ciel, les développeurs et con­cep­teurs pou­vant se con­sacr­er à la part méti­er et non aux couch­es basses.

Lors de la mon­tée en puis­sance, il est impor­tant de dévelop­per les dif­férents volets (cas d’utilisation, infra­struc­ture, gou­ver­nance…) pro­gres­sive­ment et en par­al­lèle pour éviter des échecs, des décalages ou des investisse­ments au retour trop faible.

Penser industrialisable dès la conception

L’organisation la plus effi­cace est d’avoir des équipes inté­grant l’exploration, la con­cep­tion et l’exploitation (ML Ops / Dev Ops). Néan­moins, un pas­sage de relais aux équipes SI est envis­age­able à con­di­tion d’avoir une cul­ture proche, de penser indus­tri­al­is­able dès la con­cep­tion (pas de réécri­t­ure de code !), et d’avoir des boucles de rétroac­tion cour­tes et efficaces.

Bien enten­du, ces grands principes doivent être adap­tés en fonc­tion de la taille, de l’organisation et de la cul­ture de l’entreprise, et le pro­jet de trans­for­ma­tion vers l’état de l’art bricks and soft­ware devra faire mon­ter en com­pé­tence les dif­férentes équipes tout en val­orisant le savoir-faire et la cul­ture de l’entreprise.

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