L’entreprise au risque de l’Évangile

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°628 Octobre 2007Par : Jean-Paul LANNEGRACE (55) et Patrick VINCIENNERédacteur : Philippe d'IRIBARNE (55)

Dans un temps où l’on évoque sans cesse la « souf­france au tra­vail », et où on s’interroge sur la pos­si­bi­li­té d’y remé­dier au sein d’une éco­no­mie mon­dia­li­sée où règne une concur­rence impi­toyable, cet ouvrage est par­ti­cu­liè­re­ment bien­ve­nu. Il offre le témoi­gnage d’une cen­taine d’employés, cadres et diri­geants tra­vaillant à La Défense, et qui se retrouvent dans une « Mai­son d’Église », Notre-Dame de Pen­te­côte, pour réflé­chir sur ce qu’ils vivent. Plon­gés dans un monde éco­no­mique dont ils expé­ri­mentent sans cesse la dure­té, ils refusent de bais­ser les bras : « Trop sou­vent ins­tru­men­ta­li­sé, abu­sé, exploi­té et jeté, alors que la place qui lui revient est au centre de toutes pré­oc­cu­pa­tions, l’être humain doit être vu comme but du tra­vail et de l’économie et non l’inverse. »

Couverture du livre : L'entreprise au risque de l'EvangileLa res­pon­sa­bi­li­té des dérives qui marquent la vie des grands groupes n’est pas sim­ple­ment ren­voyée à un exté­rieur trop faci­le­ment stig­ma­ti­sé : les patrons du CAC 40, les fonds de pen­sion amé­ri­cains ou autres. Ceux qui témoignent sont eux-mêmes des acteurs du monde qu’ils dénoncent. Ils ne cachent pas qu’ils sont tiraillés entre leur sou­ci d’humanité et les res­pon­sa­bi­li­tés qu’ils exercent au sein d’entreprises plon­gées dans une guerre éco­no­mique sans mer­ci. Ils cherchent des manières construc­tives de conci­lier l’homme et le pro­fit. Il leur arrive d’avoir le sen­ti­ment de les avoir trou­vées. Mais ils savent bien qu’il leur faut sou­vent se débattre avec une tâche impos­sible. Et plu­sieurs voix s’entremêlent : des voix plu­tôt iré­niques, convain­cues que le sou­ci de l’homme est conforme à l’intérêt des entre­prises, que ce n’est que par igno­rance qu’elles n’en tiennent pas compte, et que, plus éclai­rées, elles agi­ront mieux ; des voix plus tra­giques, convain­cues qu’il existe une oppo­si­tion irré­duc­tible entre Dieu et Mam­mon et que le sou­ci du bien amène tôt ou tard au sacri­fice de soi ; des voix inter­ro­ga­tives, atten­tives à la com­plexi­té du réel, aux ques­tions déli­cates que pose la mise en œuvre d’une éthique de res­pon­sa­bi­li­té. Ces diverses voix s’entremêlent, dans une sorte de poly­pho­nie qui fait toute la richesse du livre.

L’ouvrage rap­pelle, et c’est sa face opti­miste, que trai­ter les hommes comme de purs ins­tru­ments n’est pas le meilleur moyen d’être effi­cace ; que pour qu’une entre­prise ne soit pas minée par les divi­sions intes­tines, il faut que la confiance y règne. « Ce n’est pas la même chose d’avoir des chefs qui font confiance et des chefs qui font peur. » Com­ment mobi­li­ser les hommes au ser­vice de l’entreprise sans leur don­ner le sen­ti­ment de bien les trai­ter ? Dès lors, l’intérêt et l’idéal font faci­le­ment bon ménage ; « si le mana­ge­ment se pré­oc­cupe effec­ti­ve­ment du per­son­nel, celui-ci, recon­nais­sant, se décar­casse pour l’entreprise ». On retrouve alors la vision amé­ri­caine de l’intérêt bien enten­du, avec les facettes plus ou moins clas­siques d’un mana­ge­ment « humain » : don­ner du pou­voir à la base, écou­ter, etc. Et il est effec­ti­ve­ment des moments où tout baigne. « Com­ment ne pas éprou­ver la joie intense de pou­voir inter­ve­nir en accord avec nos convic­tions, en exploi­tant les marges de manœuvre à notre dis­po­si­tion, dès lors que les objec­tifs sont respectés. »

Mais il n’est pas tou­jours facile de com­bi­ner un grand idéal avec les pesan­teurs de ce bas monde. « Com­ment ne pas res­sen­tir ce déchi­re­ment à devoir par­fois agir contre ses convic­tions, ou cou­vrir des pra­tiques que nous réprou­vons, afin de pré­ser­ver nos moyens d’existence (l’emploi, le salaire) ? Confron­tés à un dilemme, nous pou­vons encou­rir un risque per­son­nel sérieux si nous choi­sis­sons d’afficher notre désac­cord avec la pen­sée unique du moment. Quel désar­roi ! » C’est que l’idéologie domi­nante n’accorde qu’une impor­tance bien rela­tive aux ques­tions dites humaines et qu’il n’est que trop facile d’accuser ceux qui prônent le res­pect de cha­cun dans son humani­té de cher­cher à se don­ner « bonne conscience ». Et l’idéologie n’est pas seule en cause. Ain­si que faire des « moins doués », ou plus lar­ge­ment de ceux qui, pour de mul­tiples rai­sons, pro­blèmes per­son­nels, usure de l’âge, manque de réa­lisme quant à leurs propres capa­ci­tés, ont du mal à suivre ? Certes, il peut paraître sou­hai­table, dans l’idéal, de faire preuve à leur égard d’un « esprit de soli­da­ri­té » qui leur per­mette « de res­ter dans la course, de pro­fi­ter des pro­grès de l’entreprise et d’avoir un espoir d’évolution de car­rière » ? Mais cela reste-t-il pos­sible « lorsque le cli­mat éco­no­mique accen­tue les contraintes »1 ? On ne peut alors pro­po­ser de solu­tion clef en main pour sor­tir du doute : « Nous nous sen­tons sou­vent défaillants et bien seuls. »

Dans l’idéal, et c’est le sou­hait des auteurs, ce serait à l’entreprise en tant que telle, sou­cieuse de l’ensemble de ses « par­ties pre­nantes », pre­nant ain­si quelque dis­tance avec une pers­pec­tive pure et dure de maxi­mi­sa­tion du pro­fit, d’assumer plei­ne­ment le sou­ci de l’humain. Mais, dans la pra­tique, on en reste sou­vent loin. Dès lors, cha­cun se trouve face à lui-même. Il ne s’agit plus seule­ment d’appliquer ration­nel­le­ment des outils effi­caces, de trou­ver une solu­tion opti­male à un pro­blème bien posé. « C’est dans ces marges de manœuvre offertes à la liber­té de cha­cun que peut s’insérer la dimen­sion morale, éthique et huma­niste de tout acte, qui se pré­sente comme un ques­tion­ne­ment. » Ce que cha­cun fait et, au-delà ce qu’il est, en tant que per­sonne, est alors essen­tiel. Même si l’ouvrage ne l’évoque que de façon dis­crète, sa vie inté­rieure est concernée.

Pour agir envers les autres en res­pec­tant leur humani­té, il faut être conscient de leur exis­tence. L’affirmation peut sem­bler tri­viale, mais à l’expérience elle ne l’est nul­le­ment. Il est en fait cou­rant, pour ne pas dire natu­rel, de regar­der autrui comme une sorte de pion qui tient une place dans les stra­té­gies que l’on mène, que celles-ci soient gran­dioses ou étri­quées. Le voir vrai­ment, dans son épais­seur humaine, implique une ouver­ture inté­rieure. Et puis, sou­vent, il faut du cou­rage. « En entre­prise, ose-t-on par­ler vrai ? » Celui qui mani­feste ses « états d’âme » risque de se retrou­ver « sur la liste de ceux sur qui on ne peut pas comp­ter ». Cela est sans doute par­ti­cu­liè­re­ment vrai en France où, par contraste avec les États-Unis, par­ler d’éthique dans l’entreprise est loin d’aller de soi, rend faci­le­ment ridi­cule. Et puis, peut-être dans ce domaine plus qu’ailleurs, ce n’est pas for­cé­ment celui qui agit qui en retire les fruits ; « l’un sème l’autre moissonne ».

Sans doute beau­coup, par­mi les cadres d’entreprises, ont à vivre des situa­tions sem­blables à celles que l’ouvrage évoque et, comme ceux qui y font part de leur expé­rience, peinent par­fois à tra­cer leur che­min. Ils risquent de se sen­tir dépas­sés par la com­plexi­té des situa­tions et par le sen­ti­ment des limites de leur capa­ci­té à chan­ger le monde. Ils n’ont pas for­cé­ment les inter­lo­cu­teurs avec qui par­ta­ger leurs inter­ro­ga­tions et déve­lop­per le sen­ti­ment que, mal­gré tout, on peut faire quelque chose. Ils trou­ve­ront un grand pro­fit à sen­tir que, dans leur démarche, ils ne sont pas seuls, que d’autres ont cher­ché un che­min et par­fois l’ont frayé.

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1. Un de ceux qui ont ali­men­té l’ouvrage par leur témoi­gnage fait part, par ailleurs, de ses inter­ro­ga­tions dans ce domaine comme res­pon­sable de la ges­tion des cadres dans un grand groupe inter­na­tio­nal, en met­tant l’accent sur sa double res­pon­sa­bi­li­té, à l’égard de son entre­prise et à l’égard de ceux dont il influence le des­tin : Xavier Gre­net, Cahiers : Joies et tour­ments d’un DRH. Paris, Cerf, 2007.

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