Légèreté

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°659 Novembre 2010Rédacteur : Jean Salmona (56)

Une musique légère, une femme légère : le qual­i­fi­catif a par­fois une con­no­ta­tion néga­tive, mais pas tou­jours : les elfes, comme les anges — même les plus dodus — ne pèsent pas bien lourd. Et reprochera-t-on à Mozart, Mendelssohn ou Debussy d’être légers, à la dif­férence de Beethoven, Wag­n­er ou Mahler ? En vérité, en musique comme en cui­sine, nous préférons de plus en plus ce que l’on nous sug­gère à ce qu’on nous assène, et nous sommes heureux de sor­tir d’un con­cert, comme d’une table, le cœur léger plutôt que le cœur aux lèvres.

Concertos de Mozart

Il n’est rien de moins pesant que les con­cer­tos pour piano de Mozart, même joués sur un Stein­way de con­cert avec un orchestre d’au­jour­d’hui, et donc d’ef­fec­tifs très supérieurs à ceux que Mozart a con­nus. Et pour­tant ils ne man­quent ni de richesse thé­ma­tique et har­monique ni de puis­sance émo­tion­nelle. Écoutez l’en­trée du piano dans le Con­cer­to n° 20 en ré mineur que Evge­ny Kissin vient d’en­reg­istr­er, ain­si que le n° 27, avec le Kre­mer­a­ta Balti­ca qu’il dirige depuis le clavier1 : un mod­èle de touch­er aérien, de mélan­col­ie sug­gérée. On est loin du Mozart pré­ten­du­ment préro­man­tique que cer­tains, et non des moins grands, pra­tiquent volon­tiers. La légèreté — on devrait dire la pudeur — de Kissin est tout à fait com­pa­ra­ble avec celle de Clara Hask­il dans son enreg­istrement légendaire du même 20e avec Igor Marke­vitch (1961). Même dis­tance dans le n° 27 avec une touche douce-amère qui rend ce dernier con­cer­to, écrit l’an­née de la mort de Mozart, plus poignant encore.

Edna Stern, révélée naguère par le Fes­ti­val de La Roque-d’An­théron, a enreg­istré les Con­cer­tos n° 9 (dit Jeune­homme), 12 et 14 avec l’Orchestre de cham­bre d’Au­vergne2. Excel­lente idée d’avoir choisi une for­ma­tion de cham­bre pour ces con­cer­tos intimistes, et spé­ciale­ment cet excel­lent ensem­ble, homogène et pré­cis. Edna Stern a, elle aus­si, pris le par­ti de l’ex­trême légèreté et même de la sobriété en matière de couleurs : elle joue Mozart, pour­rait-on dire, en gris et blanc, ce qui con­vient bien à ces trois con­cer­tos, tout par­ti­c­ulière­ment au 14e, le moins con­nu, et qui mérite la découverte.

Jonathan Gilad joue Mendelssohn

Notre cama­rade Jonathan Gilad (2001), qui pour­suit sa dou­ble car­rière de pianiste et d’ingénieur des Ponts (à la Mis­sion économique de Berlin) vient d’en­reg­istr­er les Vari­a­tions con­cer­tantes et les deux Sonates pour piano et vio­lon­celle de Mendelssohn3, avec le vio­lon­cel­liste Daniel Müller-Schott, avec lequel il avait déjà gravé les deux Trios (avec la vio­loniste Julia Fis­ch­er). Schu­mann, ami de Mendelssohn, qual­i­fi­ait la 1re Sonate de « mozar­ti­enne ». Et au fond Mendelssohn, avec son génie jail­lis­sant, son roman­tisme limpi­de, sa finesse mélodique et har­monique, son inex­tin­guible juvénil­ité, est bien le Mozart du XIXe siè­cle. Les deux Sonates, dans lesquelles le piano est le leader, témoignent d’une richesse d’in­ven­tion qua­si explo­sive. Les Vari­a­tions sont bril­lantes et vir­tu­os­es, pour le piano comme pour le vio­lon­celle. Au total, Jonathan et Daniel Müller-Schott nous livrent, avec une tech­nique sans faille, une par­faite sym­biose et un brio par­fois non dépourvu de grav­ité, trois pièces majeures et par­mi les moins con­nues de ce créa­teur foi­son­nant et génial.

Bach à deux pianos

On peut être méfi­ant envers les tran­scrip­tions, qui sont sou­vent des trahisons, mais pas pour la musique de Bach, qui pra­ti­quait lui-même couram­ment l’adap­ta­tion et l’arrange­ment. Et l’on ne peut que se réjouir de la pub­li­ca­tion de l’en­reg­istrement des Six Sonates pour orgue, tran­scrites pour deux pianos au XIXe et au XXe siè­cle, par Clau­dine Orloff et Burkard Spinnler4. Le grand piano mod­erne se prête par­faite­ment bien à ces tran­scrip­tions, qui ren­dent claires et déliées ces pièces rich­es et com­plex­es, plus que l’orgue qui écrase par­fois des phras­es rapi­des où se super­posent plusieurs reg­istres et le pédalier. Au final, on décou­vre en quelque sorte six nou­velles oeu­vres pour piano — pour deux pianos — de Bach, de pre­mière grandeur, à plac­er à côté des Suites et des Par­ti­tas.

Piano Stories par Philippe Souplet

Les ama­teurs de jazz con­nais­sent bien notre cama­rade pianiste Philippe Sou­plet (1985), qui se pro­duit sou­vent dans les clubs de Paris et aus­si d’autres villes du monde où l’amè­nent ses recherch­es en math­é­ma­tiques. Émule à la fois des grands du piano stride comme Willie Smith « The Lion », Fats Waller, James P. John­son, et aus­si des sub­tils Duke Elling­ton et Bil­ly Stray­horn, Philippe vient d’en­reg­istr­er sous le titre Piano Sto­ries sa ver­sion d’une douzaine de stan­dards dont cer­tains peu con­nus, comme I Guess I’ll Have to Change my Plan ou Hon­ey Hush, et aus­si un med­ley du Duke, dont Pre­lude to a Kiss et Pas­sion Flower5. À la dif­férence de cer­tains pianistes un peu brouil­lons et aus­si du stride par­fois quelque peu pri­maire, il prend le par­ti d’un style pianis­tique clair et aérien, et nous livre qua­torze plages exquis­es de jazz, les unes mozar­ti­ennes et les autres debussystes, en quelque sorte.

À déguster avec un bon Jack Daniel’s, évidemment.

1. 1 CD EMI.
2. 1 CD ZIG-ZAG.
3. 1 CD ORFEO.
4. 1 CD FUGA LIBERA.
5. 1 CD psouplet@wanadoo.fr

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