Le train des magiciens

Dossier : LES TRENTE ANS DU TGVMagazine N°671 Janvier 2012
Par François LACÔTE (66)

REPÈRES

REPÈRES
Une réflex­ion appro­fondie, véri­ta­ble démarche vision­naire, débouche sur des remis­es en cause très pro­fondes des « fon­da­men­taux » du sys­tème fer­rovi­aire préex­is­tant : infra­struc­ture unique­ment dédiée aux trains de voyageurs à grande vitesse ; aban­don de la sig­nal­i­sa­tion latérale tra­di­tion­nelle et développe­ment d’un sys­tème entière­ment nou­veau, délivrant les con­signes de cir­cu­la­tion directe­ment dans la cab­ine de con­duite ; choix d’une archi­tec­ture orig­i­nale, la rame « artic­ulée », qui boule­verse com­plète­ment les principes d’exploitation et de main­te­nance des trains de voyageurs ; train de com­po­si­tion fixe ; com­mer­cial­i­sa­tion avec réser­va­tion obligatoire.

Pro­jet d’une équipe d’ingénieurs, le TGV repose sur une vision com­mer­ciale très forte : offrir le temps de voy­age de l’avion pour le prix du bil­let de train et l’offrir au plus grand nom­bre bien au-delà des seules zones directe­ment situées sur l’infrastructure nou­velle, grâce à la com­pat­i­bil­ité avec le réseau fer­rovi­aire exis­tant. Par quel tour de magie ?

La réduc­tion du nom­bre de bogies est un fac­teur déter­mi­nant pour l’économie glob­ale du train

La magie de la rame articulée

Un des traits essen­tiels, qui s’est con­servé au fil des généra­tions suc­ces­sives, réside dans l’architecture dite « artic­ulée » (deux voitures adja­centes sont reliées par une artic­u­la­tion sphérique qui repose sur un seul et même bogie). Cette archi­tec­ture présente l’avantage énorme de la réduc­tion du nom­bre de bogies, à longueur équiv­a­lente de train, par rap­port à une archi­tec­ture « clas­sique », dans laque­lle chaque caisse repose sur deux bogies. La dernière généra­tion, l’AGV d’Alstom, qui a recon­duit cette archi­tec­ture, ne com­prend que 12 bogies, là où les trains con­cur­rents comme l’ICE de Siemens, pour une même longueur, en néces­si­tent 16.

Tout pro­jet, si com­plexe et tech­nique soit-il, est d’abord une aven­ture humaine.

Deux expéri­men­ta­tions

La SNCF souhaitait expéri­menter deux types de train à grande vitesse, via deux pro­to­types. Le pre­mier, le TGV 001, pour l’exploration de la très grande vitesse sur ligne dédiée ; le sec­ond, le TGV 002 (qui fut rem­placé par une auto­motrice trans­for­mée), devait être un train pen­du­laire, à incli­nai­son de caisse dans les courbes. La rame artic­ulée présen­tait des avan­tages cer­tains de sim­plic­ité du dis­posi­tif d’inclinaison, chaque caisse étant sup­port­ée en deux points à une extrémité, et en un seul point cen­tral à l’autre extrémité, et de réduc­tion du nom­bre de bogies.

Au fil des généra­tions, cette archi­tec­ture tout à fait orig­i­nale s’est con­servée car elle a révélé, pro­gres­sive­ment, des ver­tus insoupçon­nées et déter­mi­nantes : sur le plan de la sécu­rité, elle préserve l’intégrité de la rame en cas de déraille­ment, comme l’ont mon­tré trois déraille­ments à grande vitesse, sans aucun dom­mage pour les voyageurs ; pour le con­fort des voyageurs, l’éloignement des bogies par rap­port aux salles est déter­mi­nant ; l’intercirculation entre voitures est plus facile à traiter ; en for­mule à deux niveaux (Duplex), cette archi­tec­ture opti­mise la capac­ité disponible ; la robustesse du train en cas de vents très vio­lents se trou­ve aug­men­tée par la pos­si­bil­ité de chaque voiture de pren­dre appui, par l’articulation et le partage du même bogie, sur les voitures adjacentes.

Le choix d’une archi­tec­ture orig­i­nale pour le TGV, con­sid­éré à l’époque comme une « bizarrerie » d’ingénieurs, voire comme un acte icon­o­claste par moult détracteurs, s’est révélé d’une per­ti­nence excep­tion­nelle pour la pra­tique des très grandes vitesses : pre­science, intu­ition géniale, magie, qui sait ?

Contact roue et rail
Un nou­veau sys­tème de trans­port util­isant la tech­nique roue-rail.

Record du monde

La démon­stra­tion la plus écla­tante des ver­tus de la rame artic­ulée se trou­ve dans la cam­pagne d’essais qui s’est con­clue par le record du monde de vitesse à 575 km/h en avril 2007, établi par une rame TGV Duplex équipée des com­posants les plus cri­tiques pour la grande vitesse (en par­ti­c­uli­er les bogies, pan­tographe et équipements élec­tron­iques de trac­tion) des deux dernières généra­tions de TGV : le TGV Duplex et l’AGV d’Alstom. Lors de cette cam­pagne d’essais, 28 march­es à plus de 500 km/h ont été effec­tuées par tous les temps, vents de tra­vers inclus, sans dif­fi­culté particulière.

Évolution sans révolution : la recette magique

Le TGV a con­nu qua­tre généra­tions suc­ces­sives. Après la révo­lu­tion orig­inelle dans le con­cept et l’architecture du train, les ingénieurs se sont effor­cés de faire évoluer le train par un dosage aus­si intel­li­gent que pos­si­ble entre l’introduction de nou­velles tech­nolo­gies, source de pro­grès, de per­for­mances et d’économie, et la recon­duc­tion de solu­tions éprou­vées, sources de fia­bil­ité et sou­vent d’économies d’échelle. Un jeu à la manière de l’alpiniste qui pro­gresse en s’assurant en per­ma­nence qu’il faut s’appuyer sur plusieurs pris­es solides avant d’engager la suivante.

Comme un alpin­iste, s’appuyer sur plusieurs pris­es solides avant d’engager la suivante

Pour la pre­mière généra­tion, l’objectif essen­tiel était de réus­sir et donc d’assurer sécu­rité, fia­bil­ité et respect des coûts prévi­sion­nels aus­si bien en con­struc­tion qu’en exploita­tion : l’enfantement ne se fit pas sans douleur, mais tous les engage­ments furent tenus, pari gag­né. Pour la deux­ième généra­tion, l’accent fut mis sur le pro­grès des per­for­mances (300 km/h au lieu de 260 km/h) et du con­fort du voyageur (qual­ité et diver­sité des espaces voyageurs, sus­pen­sion pneu­ma­tique, étanchéité aux ondes de pres­sion en tun­nel, etc.).

Après la sécu­rité, la fia­bil­ité, le con­fort, la troisième généra­tion, le TGV à deux niveaux, dit TGV Duplex, appor­ta la capac­ité (510 places au lieu de 370) et l’économie d’exploitation (les 40 % de places sup­plé­men­taires sont qua­si gra­tu­ites de ce point de vue).

La qua­trième généra­tion, dévelop­pée à par­tir de 2000, a pour objet de créer une plate­forme nou­velle, dédiée au réseau européen, et donc capa­ble de « digér­er » toutes les par­tic­u­lar­ités des lignes clas­siques européennes (ten­sions d’alimentation et sig­nal­i­sa­tion en par­ti­c­uli­er), vise une vitesse com­mer­ciale de 306 km/h, et devrait apporter une nou­velle étape de pro­grès dans le con­fort et l’économie d’exploitation, en com­para­i­son des trains à grande vitesse des con­cur­rents (à un niveau).

Le TGV du record
Le TGV du record.

Le partenariat : la potion magique

Tous les secteurs industriels
Les avancées tech­nologiques ont cou­vert tous les secteurs du domaine indus­triel : pro­grès con­stant des mod­éli­sa­tions, accom­pa­g­nées de l’augmentation de la puis­sance de cal­cul des ordi­na­teurs, pour prédire tou­jours mieux les com­porte­ments des com­posants essen­tiels du train ; util­i­sa­tion de matéri­aux nou­veaux (aci­er à haute lim­ite élas­tique, alliage léger, mag­né­si­um); pro­grès con­stant de l’élec­tron­ique de puis­sance ; mise en œuvre des tech­nolo­gies numériques pour toutes les fonc­tions de régu­la­tion et de sur­veil­lance, et en par­ti­c­uli­er pro­grès con­sid­érables dans la ges­tion de l’adhérence entre la roue et le rail, en trac­tion comme en freinage ; pro­grès con­sid­érables dans la tech­nolo­gie des moteurs élec­triques de trac­tion (en trente ans, la puis­sance mas­sique des moteurs a triplé).

Au com­mence­ment était la SNCF. Seul un étab­lisse­ment pub­lic adossé à l’État pou­vait à la fois pro­mou­voir un pro­jet aus­si struc­turant pour le ter­ri­toire français et en sup­port­er finan­cière­ment le développe­ment, puis la réal­i­sa­tion, compte tenu à la fois des aléas (une pre­mière mon­di­ale) et de la durée du retour sur investisse­ment. Pour la con­cep­tion du train lui-même, c’est égale­ment la SNCF qui en fixa les car­ac­téris­tiques essen­tielles et déci­da de cette archi­tec­ture si par­ti­c­ulière. Elle seule pou­vait s’auto-infliger un tel boule­verse­ment dans ses méth­odes d’exploitation. Ce fut égale­ment le cas pour la déci­sion par la SNCF de lancer la troisième généra­tion via un train à deux niveaux, avec salle de restau­ra­tion à l’étage.

Le rôle de l’industriel (Alstom et ses équipemen­tiers de pre­mier rang) n’en fut pas moins émi­nent car c’est grâce à ses avancées, voire à ses inno­va­tions tech­nologiques, qu’il fut pos­si­ble d’atteindre les objec­tifs fixés par la SNCF et d’assurer les per­for­mances requises.

Le parte­nar­i­at étroit et con­fi­ant a per­mis des résul­tats très spectaculaires

C’est très cer­taine­ment ce parte­nar­i­at très étroit, et con­fi­ant, dépas­sant très large­ment les habituelles rela­tions client-four­nisseur, et asso­ciant des préoc­cu­pa­tions dif­férentes mais com­plé­men­taires parce qu’intelligemment asso­ciées, qui a per­mis ces résul­tats tout à fait spec­tac­u­laires ; une sub­tile alchimie qui con­fin­erait à la magie des rela­tions entre hommes ani­més de la même pas­sion : réus­sir ensem­ble une grande ambi­tion, apporter au voyageur le temps de l’avion pour le prix du train en con­ser­vant au voyageur la liber­té d’usage du temps de voy­age que seul le train peut offrir ; apporter à la col­lec­tiv­ité nationale un nou­veau ser­vice qui com­bine au mieux le besoin de mobil­ité, le désir de rap­proche­ment entre les hommes et la préser­va­tion de l’environnement, l’économie des ressources naturelles.

La magie de l’aventure humaine

L'AGV d'Alstom
Du TGV à l’AGV, même ADN et quar­ante ans de pro­grès de la technologie.

À l’issue de ces quar­ante ans de développe­ment et de ces trente ans de réal­i­sa­tions, peut-on trou­ver la recette mag­ique ? Con­tentons-nous de quelques pistes de réflex­ion, et de quelques leçons tirées de cette fan­tas­tique aven­ture : sachons être vision­naires, sachons remet­tre en cause des pra­tiques même forte­ment ancrées dans l’histoire et la cul­ture de l’entreprise lorsque les enjeux sont à la hau­teur ; cul­tivons la curiosité et le ques­tion­nement, et ne con­fon­dons pas con­vic­tion et cer­ti­tude ; restons mod­estes, et en par­ti­c­uli­er n’oublions pas la sagesse du nav­i­ga­teur qui se réserve tou­jours un « pied de pilote ».

Créer et entretenir l’enthousiasme et la pas­sion des équipes

Ce n’est pas la beauté de la solu­tion tech­nique qui fait le suc­cès d’un pro­jet, c’est son adéqua­tion à la prob­lé­ma­tique du marché et son économie ; la mod­éli­sa­tion, c’est bien, sa véri­fi­ca­tion par l’expéri­men­ta­tion, c’est mieux ; l’innovation dans un pro­jet ne doit porter que sur le min­i­mum indis­pens­able à l’atteinte des objec­tifs ; tout ce qui peut être recon­duit doit l’être ; accepter la con­tra­dic­tion, voire l’encourager, n’implique pas de chang­er d’avis.

Enfin, si l’auteur peut encore se le per­me­t­tre, l’idée la plus essen­tielle reste de con­sid­ér­er que tout pro­jet, si tech­nique et com­plexe soitil, est d’abord une aven­ture humaine et que la clef du suc­cès est de créer et entretenir l’enthousiasme et la pas­sion des équipes.

La magie de ces trente années de TGV, ce fut cer­taine­ment la qual­ité et la richesse de l’aventure humaine.

Commentaire

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Chris­t­ian Fournierrépondre
4 janvier 2012 à 10 h 48 min

Nou­velles généra­tions de matériel roulant TGV
A l’at­ten­tion de F. Lacôte (’66)

Cher Cama­rade,
J’ai lu avec intérêt ton très bril­lant et “mag­ique” article.

J’au­rais aimé pour­tant que tu dis­es un mot sur les efforts qui ont été faits (cir­ca 1995–2000, après je ne sais plus) pour dot­er les voitures de TGV de caiss­es en composite. 

Il est pos­si­ble qu’Al­stom n’ait pas par­ticipé à cet effort, mais je crois savoir que la SNCF s’y est intéressée.
Qu’en est-il aujourd’hui ?

Le com­pos­ite me paraît avoir un avenir dans le trans­port ter­restre autant que dans le trans­port aérien.
Sans compter l’é­conomie d’én­ergie (dans les accéléra­tions et mon­tées), le moin­dre poids résul­tant — du moins a pri­ori — de l’u­til­i­sa­tion des com­pos­ites devrait pro­duire une moin­dre usure des voies du réseau !
Je sais bien que la sépa­ra­tion entre SNCF et RFF a mod­i­fié les enjeux financiers, mais le coût pour la col­lec­tiv­ité reste le même…

Quoi qu’il en soit, je serais intéressé par une infor­ma­tion tech­ni­co-économique sur l’in­térêt qu’il y a (ou qu’il n’y a plus) à con­cevoir et fab­ri­quer des voitures en com­pos­ite pour les TGV. 

Cor­diale­ment
Chris­t­ian Fournier (’64)

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