Le Luxe, l’industrie et la France

Dossier : Le LuxeMagazine N°620 Décembre 2006Par Vincent BASTIEN (67)

Une brève histoire du luxe

Dès l’ap­pari­tion de la vie en société chez Homo sapi­ens (et Homo nean­der­tal­en­sis), la notion de luxe a existé, simul­tané­ment à celle d’art qui lui est étroite­ment appar­iée (je reviendrai plus loin sur ce sujet). On peut dire que luxe et vie en société sont con­sub­stantiels.

Au tout début, le luxe était l’a­panage du (ou des) chef(s) : une sépul­ture de chef se recon­naît aux bijoux et autres objets d’art qu’elle contient.

Un des com­porte­ments extrêmes fut celui de l’É­gypte anci­enne : le comble du luxe étant la survie après la mort, et cette survie devant pass­er par celle du corps, elle n’é­tait per­mise que par la momi­fi­ca­tion et l’éd­i­fi­ca­tion d’un tombeau « pour l’é­ter­nité ». Dans ce con­texte ce luxe fut d’abord celui du seul Pharaon, puis s’est éten­du au Grand Prêtre, puis pro­gres­sive­ment à d’autres.

Cette spé­ci­ficité du luxe comme réservé à une caste s’est longtemps main­tenue : de tout temps et dans tout sys­tème théocra­tique, comme l’Eu­rope du Moyen Âge ou beau­coup de pays musul­mans d’au­jour­d’hui, l’ar­gent doit être dépen­sé unique­ment Ad Majorem Dei Glo­ri­am, et dans beau­coup de nos vil­lages la somp­tu­osité de l’église et celle des instru­ments du culte est là pour le rap­pel­er, comme c’est égale­ment le cas de beau­coup de mosquées ou de tem­ples hin­dous de par le monde.

De nos jours, on peut con­stater qu’il y a cor­réla­tion étroite entre l’ac­cès au luxe et la démoc­ra­ti­sa­tion réelle de la société : la démesure du palais de Ceauces­cu à Bucarest témoignait mieux que tout du degré de dic­tature atteint dans les « démoc­ra­ties pop­u­laires » des pays com­mu­nistes, comme la col­lec­tion de chaus­sures d’Imel­da Mar­cos de la sit­u­a­tion des Philip­pines sous le régime de son mari ! Dans une société réelle­ment démoc­ra­tique, tous ont la pos­si­bil­ité d’ac­céder au luxe, même si les con­traintes finan­cières de cha­cun sont un fac­teur lim­i­tant qui peut être très impor­tant. Dans une société non réelle­ment démoc­ra­tique (dont font par­tie les démoc­ra­ties pop­u­laires), l’ac­cès au luxe est stricte­ment réservé à une « élite » définie sociale­ment (rois, émirs, princes, prêtres, mem­bres de la direc­tion du Par­ti, etc.).

Il en résulte égale­ment que les vrais marchés du luxe sont ceux des grandes démoc­ra­ties : il vaut mieux pour un indus­triel du luxe rechercher, à pou­voir d’achat moyen équiv­a­lent, les marchés les plus démoc­ra­tiques (par exem­ple, le Japon plutôt que les pétromonarchies).

La déf­i­ni­tion du luxe a tou­jours été une déf­i­ni­tion sociale, et sou­vent l’ob­jet d’un débat féroce, avec comme enjeu la vision de la société dans son ensem­ble. L’op­po­si­tion entre Athènes et Sparte illus­tre bien ce con­flit dans la civil­i­sa­tion hel­lénique. Cette oppo­si­tion s’est pour­suiv­ie dans la civil­i­sa­tion romaine, la République des orig­ines étant très hos­tile au luxe (voir dans Plu­tar­que la vie de Caton l’An­cien [-234/-149] et la Lex Oppia de 215 av. J.-C., inter­dis­ant entre autres aux femmes romaines de pos­séder plus d’une demi-once d’or), l’Em­pire très porté vers le luxe (avec quelques excep­tions, comme cer­tains Antonins). Plus tard, des « lois somp­tu­aires » ont régulière­ment été édic­tées, et dans toutes les sociétés (les plus strictes ayant été les lois de la péri­ode Toku­gawa (1603–1808) au Japon), et le débat entre opposants au luxe (comme argent gaspillé inutile­ment alors qu’il y a des gens dans la mis­ère) et par­ti­sans du luxe (comme embel­lisse­ment de la vie, et comme moteur du développe­ment économique dont béné­fi­cient finale­ment même les plus pau­vres) a tra­ver­sé les épo­ques. Aujour­d’hui, ce con­flit est par­ti­c­ulière­ment exac­er­bé en Chine, mais on retrou­ve en tous lieux et en tous temps cette oppo­si­tion entre ceux, hos­tiles au luxe, qui veu­lent une société « mâle et guer­rière », et ceux qui la veu­lent « fémi­nine et raffinée ».

Les marchés et métiers du luxe

Sché­ma­tique­ment, il y a trois univers pro­fes­sion­nels essentiels.

Les métiers « pur luxe depuis toujours »
Par­fumerie et joail­lerie en sont les parangons ; ils remon­tent à la nuit des temps, à l’aube de la vie en société, et on les ren­con­tre dans toutes les civilisations.

Leur exis­tence est incon­cev­able en dehors de l’u­nivers du luxe (un désodor­isant n’est pas un par­fum), et leur longue his­toire en fait des métiers à ges­tion très spécifique.

Les métiers possédant un segment luxe significatif

L’a­gri­cul­ture, l’ha­bille­ment sont égale­ment des métiers de tou­jours, et qui ont dès l’o­rig­ine com­porté un seg­ment luxe, plus ou moins impor­tant suiv­ant les épo­ques mais tou­jours présent, et dans lequel notre pays est le référent tra­di­tion­nel (cham­pagne, vins et alcools fins, gas­tronomie, haute couture).

Apparue avec la révo­lu­tion indus­trielle, l’au­to­mo­bile est un des meilleurs exem­ples d’une indus­trie mod­erne au sein de laque­lle un puis­sant secteur luxe existe.

Les services

Les ser­vices, et le luxe dans les ser­vices, ont tou­jours existé (le nom­bre d’esclaves pos­sédé a tou­jours été, dans toutes les sociétés, la mesure de la richesse et de la puis­sance). De nos jours, l’ex­plo­sion du « secteur ter­ti­aire » fait que des créneaux de luxe appa­rais­sent dans les métiers les plus var­iés et là où on y pense peu, voire pas : que l’on songe au fort développe­ment actuel de la chirurgie esthé­tique, dis­ci­pline récente, « pur luxe » s’il en est, apparue au sein d’un univers très éloigné du luxe, l’hôpital.

En fait, on peut dire que, dans le monde d’au­jour­d’hui, un mar­ket­ing (que nos chers cama­rades veuil­lent bien me par­don­ner l’emploi de ce terme sou­vent con­sid­éré comme héré­tique dans notre noble Asso­ci­a­tion, et de sur­croît anglo-sax­on…) sophis­tiqué et proac­t­if peut faire sur­gir le luxe dans n’im­porte quel métier.

C’est d’ailleurs là le cœur de mon enseigne­ment à HEC ; si vous voulez en savoir plus, bien­v­enue sur le cam­pus de Jouy-en-Josas (pub­lic­ité gratuite)…

La dialectique du luxe : luxe pour moi ou luxe pour les autres

La déf­i­ni­tion du luxe, et a for­tiori de son mar­ket­ing, dépasse large­ment le cadre de cet arti­cle (voir ci-dessus). Il faut sim­ple­ment savoir que la spé­ci­ficité des métiers du luxe implique des straté­gies mar­ket­ing totale­ment dif­férentes des straté­gies clas­siques de grande con­som­ma­tion ou de pro­duits de mar­que, même « haut de gamme », et que la France est très en pointe sur le secteur (voir les per­for­mances de LVMH ou de L’Oréal). À l’op­posé, l’ig­no­rance des règles de ce mar­ket­ing très spé­ci­fique coûte très cher : les cimetières de l’in­dus­trie, en France comme ailleurs, sont rem­plis de cadavres de sociétés mortes d’avoir voulu « faire du luxe », et qui ont con­fon­du prix élevés et pro­duit de luxe.

Il y a cepen­dant deux aspects « con­som­ma­teurs » qu’il me sem­ble bon de mentionner :

1) le luxe est relatif et subjectif

Un pro­duit sera ou non un pro­duit de luxe, non seule­ment en fonc­tion des goûts de cha­cun (on peut ne pas aimer le cham­pagne) ou de ses moyens financiers, mais égale­ment en fonc­tion d’un envi­ron­nement social (le fugu est un luxe dans la cul­ture japon­aise, pas ailleurs).

2) le luxe, comme le dieu Janus, a deux aspects indissociables : il doit être un luxe pour soi, mais également apparaître comme un luxe aux yeux des autres

Le luxe pour soi tout seul est un vice : vol­er, puis enfer­mer chez soi une œuvre d’art, ou un objet antique, pour être le seul à la con­tem­pler relève de la psy­chi­a­trie, et bien peu de gens boivent du cham­pagne en solitaire.

Le luxe unique­ment pour le regard des autres n’est que du snobisme.

Pour réus­sir dans le luxe, il faut donc impéra­tive­ment répon­dre tant à l’at­tente per­son­nelle qu’à l’at­tente d’im­age sociale de ses clients.

Luxe et société industrielle

Si le luxe remonte à l’o­rig­ine des sociétés humaines, la société indus­trielle est un nou­veau-né datant de la fin du XIXe siè­cle. Son objec­tif, cou­vrir les besoins fon­da­men­taux grâce à une pro­duc­tion à bas coûts, n’a rien à voir avec le luxe ; on peut même les con­sid­ér­er comme antin­o­miques au sein du cou­ple nécessaire-superflu.

Le pas­sage à la société de con­som­ma­tion de masse après la Deux­ième Guerre mon­di­ale a vu la nais­sance du mar­ket­ing, dont l’ob­jec­tif était de per­me­t­tre l’é­coule­ment d’une pro­duc­tion indus­trielle dev­enue excé­den­taire, et a entraîné un change­ment d’op­tique : il ne suff­i­sait plus de cou­vrir des besoins basiques, mais il s’agis­sait de décou­vrir, voire de créer arti­fi­cielle­ment, des envies à sat­is­faire (d’où le reproche sou­vent fait aujour­d’hui au mar­ket­ing de manip­uler le con­som­ma­teur ; voir à ce sujet Le sys­tème des objets de Jean Bau­drillard). Ce fut le début de la « marche vers le luxe » du con­som­ma­teur occi­den­tal moyen.

Recouvrement des marchés du luxe et de la grande consommation (1975–1995)

Graphique : Le recouvrement des marchésCette évo­lu­tion vers le haut des pro­duits de la société de con­som­ma­tion, accélérée par la hausse mon­di­ale du niveau de vie qui a suivi la péri­ode de recon­struc­tion d’après-guerre, les a pro­gres­sive­ment rap­prochés des « pro­duits d’en­trée » de l’u­nivers du luxe (comme les par­fums), qui n’ont pas vu leur niveau de prix mon­ter. Ce proces­sus de recou­vre­ment des zones de prix a com­mencé au milieu des années soixante-dix.

Les années qua­tre-vingt ont été celles du « boom » de l’in­dus­trie du luxe, dont les pro­duits deve­naient enfin acces­si­bles au con­som­ma­teur moyen des pays de la Tri­ade (États-Unis, Europe, Japon). C’est l’époque de l’émer­gence rapi­de des grands actuels du luxe (Louis Vuit­ton, Carti­er, Chanel et autres), jeu duquel notre pays a par­ti­c­ulière­ment bien tiré son épin­gle, en par­ti­c­uli­er par la con­sti­tu­tion du groupe LVMH.

Les années qua­tre-vingt-dix ont vu la mon­di­al­i­sa­tion de ces grandes mar­ques, qui ont réus­si à la fois à accroître leur posi­tion dans les pays de la Tri­ade et à séduire les con­som­ma­teurs des Nou­veaux pays indus­triels, comme la Corée ou le Brésil, puis aujour­d’hui la Chine et l’Inde.

Le début des années 2000 : la confusion

Après des années de sépa­ra­tion assez nette entre le ter­ri­toire du luxe et celui des pro­duits indus­triels, nous assis­tons aujour­d’hui à un recou­vre­ment des ter­ri­toires, entraî­nant une con­fu­sion des gen­res : le terme « luxe » est mis à toutes les sauces et util­isé à tort et à tra­vers, cer­taines sociétés de luxe se lan­cent dans le mar­ket­ing en copi­ant des tech­niques de grande con­som­ma­tion, et vice ver­sa ; on pour­rait en con­clure qu’il n’y a plus de réelle dif­férence entre le luxe et la grande con­som­ma­tion… Mais il n’en est rien, heureuse­ment pour nous !

Pouvoirs publics et industrie du luxe en France : une longue incompréhension

Dans le droit fil de la dialec­tique éter­nelle (le luxe est-il un bien ou un mal pour la société ?), la rela­tion entre les pou­voirs publics et l’in­dus­trie du luxe a beau­coup var­ié depuis la fin de la Deux­ième Guerre mondiale.

1) Pen­dant les « trente glo­rieuses », l’in­dif­férence, voire l’os­tracisme du monde poli­tique français face au luxe, a été très fort. Le Prési­dent Georges Pom­pi­dou, l’homme du développe­ment indus­triel de la France (TGV, télé­phone pour tous, autoroutes, voies sur berges) avait même déclaré publique­ment (je cite de mémoire) : « La France, ce ne doit pas être seule­ment les par­fums et le cham­pagne »… et pour­tant, pour le monde entier, la France c’é­tait et c’est encore avant tout le par­fum, la haute cou­ture, le cham­pagne… Cru­el aveu­gle­ment d’une classe poli­tique française fer­mée à la réal­ité du monde extérieur, même quand elle voyage…

Durant cette péri­ode, le luxe a été l’o­tage rit­uel des nom­breux con­flits poli­tiques fran­co-améri­cains, avec comme sport favori le boy­cott du cham­pagne : si le Prési­dent Pom­pi­dou n’avait pas com­pris l’im­por­tance du luxe pour l’é­conomie française, les Améri­cains, eux, en avaient pris toute la mesure !

Le Comité Col­bert, fondé en 1954 par Jean-Jacques Guer­lain pour faire enten­dre la voix des indus­tries du luxe, avait le plus grand mal à se faire enten­dre, mal­gré la présence par­mi ses mem­bres fon­da­teurs du groupe Saint-Gob­ain (c’é­tait Col­bert qui avait fondé la Man­u­fac­ture des glaces de Saint-Gob­ain), très écouté en « haut lieu ».

Cette atti­tude des pou­voirs publics avait deux caus­es essentielles :

. une cause philosophique : durant cette péri­ode, la pen­sée unique de l’époque était très mar­quée par le marx­isme et le maoïsme (ceux qui ont fréquen­té la rue d’Ulm et la rue Descartes à la fin des années soix­ante s’en sou­vi­en­nent). Dans ce cadre de pen­sée de nos « élites », le luxe était le Mal (en tout cas pour le peu­ple !), et c’é­taient Mao, Staline ou Cas­tro qui incar­naient le Bien ;

. une cause pra­tique : le luxe est sub­til, volatil, très à l’é­coute du client ; il se prête donc mal à la rigid­ité admin­is­tra­tive de l’époque et aux grands plans pharaoniques : un « Plan Cal­cul », c’est du sérieux que tout le monde com­prend, et dans lequel on peut inve­stir (voire gaspiller), aux frais du con­tribuable, d’énormes sommes ; mais com­ment faire un « Plan Luxe » ?

Rétro­spec­tive­ment, on peut se deman­der si le rejet par les pou­voirs publics n’a pas été la chance de l’in­dus­trie du luxe en France après la guerre : pas de con­traintes étouf­fantes à subir, pas de comptes à ren­dre à l’ad­min­is­tra­tion, pas de chas­se aux sub­ven­tions, pas de « petits cadeaux » à faire, mais une com­péti­tion exac­er­bée au niveau mon­di­al, où toute l’én­ergie des sociétés allait à la recherche sys­té­ma­tique de la créa­tion, de la sat­is­fac­tion des clients. Cette obses­sion a per­mis de créer des sociétés puis­santes, très renta­bles, très expor­ta­tri­ces, et forte­ment créa­tri­ces d’emplois de qual­ité en France (depuis trente ans, Louis Vuit­ton ouvre un nou­v­el ate­lier de pro­duc­tion en France tous les deux ou trois ans, et n’a jamais licen­cié ; qui dit mieux ?).

2) Le bas­cule­ment a eu lieu vers la fin des années qua­tre-vingt, où on a pris con­science au plus haut niveau de l’É­tat à quel point l’in­dus­trie du luxe était impor­tante pour la France, tant en ter­mes de créa­tion de richess­es et d’emplois, qu’en ter­mes de bal­ance com­mer­ciale nette :

. une bouteille de cham­pagne ven­due à l’é­tranger c’est 100 % de pro­duced in France (en fait 99 %, car le liège du bou­chon provient du Por­tu­gal), ven­du sans faire appel à des facil­ités de crédit,
. la qua­si-total­ité des fla­cons de par­fum est pro­duite dans la val­lée de la Bresle,
. par con­tre, un Air­bus (ou un TGV) ven­du à l’ex­port n’est que très par­tielle­ment pro­duit en France, et demande des efforts mas­sifs de finance­ment (crédit client), voire des trans­ferts par­tiels de production.

Ce retourne­ment de com­porte­ment s’est fait assez rapi­de­ment, et a été très utile, en par­ti­c­uli­er au niveau de l’aide à la lutte con­tre la con­tre­façon, une des plaies du méti­er. Je me rap­pelle avoir présidé le 4 jan­vi­er 1993, en tant que représen­tant de Louis Vuit­ton, une mémorable « journée des douanes » à Rois­sy, où la Direc­tion des douanes avait réu­ni toutes ses équipes, alors très inquiètes pour leur avenir suite aux accords de Schen­gen, pour leur don­ner comme nou­v­el objec­tif la lutte con­tre la con­tre­façon, en leur expli­quant l’im­por­tance pour la France de pro­téger son indus­trie du luxe. À par­tir de ce jour, les douaniers nous ont apporté une aide très effi­cace, qui a par suite fait tache d’huile en Europe, puis dans le reste du monde.

Aujour­d’hui, il est clair que le sou­tien des pou­voirs publics, à tous les niveaux, est une aide con­sid­érable pour cette indus­trie stratégique.

Le luxe : l’atout majeur de la France dans la mondialisation

La mondialisation est une opportunité majeure pour le luxe

Les moteurs économiques de ce méti­er sont en effet :
. l’aug­men­ta­tion du pou­voir d’achat,
. la démoc­ra­ti­sa­tion des sociétés civiles,
. l’ac­cès de tous aux médias (télévi­sion essentiellement),
. l’urbanisation.

La mon­di­al­i­sa­tion est un accéléra­teur puis­sant de toutes ces évolutions.

Dans ce con­cert mon­di­al, c’est la France qui joue la par­ti­tion majeure, celle du pre­mier vio­lon ; c’est d’ailleurs le seul méti­er où elle ait une place recon­nue de leader. À nous de nous bat­tre pour la conserver !

La force de la France dans ce domaine vient tout d’abord du fait que notre pays est mon­di­ale­ment légitime sur ce secteur (effet d’image).

Elle vient aus­si du fait qu’un réseau dense de four­nisseurs per­for­mants s’est con­sti­tué autour des acteurs majeurs : la par­fumerie française, ce n’est pas que Guer­lain, Yves Saint-Lau­rent, Dior et les autres, mais c’est aus­si tous les ver­ri­ers de la val­lée de la Bresle, leurs four­nisseurs (moulistes entre autres), les car­ton­niers, la plas­turgie, etc.

On peut com­par­er cette sit­u­a­tion à celle de l’au­to­mo­bile alle­mande, elle aus­si dom­i­nante dans le luxe : der­rière Porsche ou BMW, il y a Bosch et toute la chaîne des autres fournisseurs.

Dans ces deux exem­ples, le suc­cès est col­lec­tif, et donc beau­coup plus durable que s’il dépendait d’une seule firme, voire, pire encore, d’un seul créa­teur de talent.

De plus, une stratégie de luxe est sou­vent la meilleure réponse à la lutte des prix et à la délo­cal­i­sa­tion, et cette stratégie est val­able dans tous les secteurs économiques, même si c’est dans ceux de l’a­gri­cul­ture, et par­ti­c­ulière­ment des vins, ou dans ceux de l’équipement de la per­son­ne, comme la maro­quiner­ie, où c’est le plus évident.

Le cas de l’au­to­mo­bile en est l’ex­em­ple le plus frap­pant aujour­d’hui : l’in­dus­trie améri­caine, très moyenne gamme, est entrée il y a vingt ans dans une longue ago­nie ; c’est ce qui est en train d’ar­riv­er en France, elle aus­si trop moyenne gamme (voir le suc­cès « à la Pyrrhus » de la Logan, made out of France chez Renault) ; en Alle­magne, Porsche et BMW, bien ancrées dans le créneau du luxe, rient, et Wolk­swa­gen pleure.

Cela dit, la mondialisation peut être aussi une menace pour certains secteurs majeurs du luxe

Le cas de la mode est frap­pant. Certes, mode et luxe sont fon­da­men­tale­ment con­tra­dic­toires, et donc dif­fi­cile­ment com­pat­i­bles : la mode joue sur l’in­stant, le luxe sur la longue durée. Cela dit, pen­dant longtemps il a été pos­si­ble, et par­ti­c­ulière­ment en France, de fon­dre les deux en une activ­ité très prof­itable, autour de la haute cou­ture. Les émules d’Em­ma Bovary ont été des clientes nom­breuses et fidèles jusqu’aux années quatre-vingt.

La mon­di­al­i­sa­tion a boulever­sé la donne, la délo­cal­i­sa­tion de la con­fec­tion, au Maghreb d’abord puis main­tenant en Asie, vidant de sa sub­stance l’in­dus­trie tex­tile en France.

Aujour­d’hui, la haute cou­ture française n’a presque plus de clients, et elle doit sa (belle et glo­rieuse) survie aux pro­duits dérivés (essen­tielle­ment par­fum et acces­soires), et non plus à sa décli­nai­son en prêt-à-porter. Elle est restée un art qui crée un rêve et sou­tient une image, mais elle n’est plus le moteur d’une indus­trie tex­tile puis­sante et exportatrice.

L’essen­tiel du marché de la mode est main­tenant entre les mains de grandes sociétés de dis­tri­b­u­tion (H & M, Zara), et la fab­ri­ca­tion en France n’est plus qu’anecdotique.

Moral­ité : la mon­di­al­i­sa­tion est un atout pour le luxe tant que l’on est capa­ble de pro­duire chez soi, comme le font par exem­ple Louis Vuit­ton en France ou Carti­er en Suisse.

Comment gérer le luxe

1) Une personne seule de grand talent peut créer un empire industriel, comme l’ont fait par exemple chez nous un Marcel Dassault ou un Jacques Durand (Verreries d’Arques).

La réus­site dans le luxe sup­pose à la fois une intel­li­gence rationnelle et une intel­li­gence intu­itive (les Améri­cains diraient cerveau droit et cerveau gauche). Comme per­son­ne ne peut être les deux à la fois (on a tous un hémis­phère dom­i­nant), le suc­cès dans le luxe sup­pose un tan­dem complémentaire.

Le cou­ple Yves Saint-Lau­rent et Pierre Bergé en est un parangon, mais sans aller aus­si loin dans la rela­tion per­son­nelle, il faut au moins un tan­dem man­ageur-créa­teur comme celui for­mé par Yves Car­celle (66) et Marc Jacobs qui ont fait de Louis Vuit­ton la pre­mière mar­que de luxe au monde, ou celui for­mé par Syd­ney Toledano et John Gal­liano, qui ont bril­lam­ment réus­si à relancer Dior.

2) Il faut également un actionnaire fort et de référence pour assurer une vue à long terme, comme le montre l’exemple de Bernard Arnault chez LVMH : un groupe de luxe ne doit pas être soumis aux caprices de la Bourse.

3) La forte accointance entre le luxe et l’art est un aspect clé de la gestion de ce métier, et qui le rend passionnant.

Aujour­d’hui, ce sont les maisons de luxe (ou leurs grands action­naires) qui sont les vrais mécènes en France : expo­si­tions de pein­tures spon­sorisées par LVMH, Fon­da­tion Carti­er pour l’Art con­tem­po­rain, toute nou­velle Fon­da­tion Louis Vuit­ton, etc.

Sans elles, Paris ris­querait de n’être plus Paris, et le ray­on­nement de la cul­ture française beau­coup plus faible dans le monde d’aujourd’hui.

Les X et l’industrie du luxe

Au milieu des années soix­ante-dix, bien peu d’en­tre nous réus­sis­saient dans ce méti­er ; l’un des rares que je croi­sais régulière­ment dans la pro­fes­sion était Mau­rice Roger (59), PDG des par­fums Dior et auteur de suc­cès spec­tac­u­laires comme Poi­son ou Fahren­heit.

Aujour­d’hui, beau­coup de nos cama­rades s’é­panouis­sent dans ce méti­er ; le chef d’en­tre­prise qui a indis­cutable­ment le mieux réus­si mon­di­ale­ment dans le luxe, Bernard Arnault, est passé par la Mon­tagne Sainte-Geneviève (nous n’é­tions pas encore à Palaiseau à l’époque)…

Notre for­ma­tion en effet, si elle nous enseigne la rigueur, indis­pens­able dans le man­age­ment de ce méti­er très com­plexe, com­porte une part impor­tante de cul­ture (arts et let­tres) ; nos deux hémis­phères sont mis à con­tri­bu­tion, et j’ai tou­jours con­staté, durant les vingt et quelques années que j’ai passé dans l’u­nivers du luxe, que le fait d’être matheux m’aidait à com­pren­dre les créa­teurs (une belle démon­stra­tion math­é­ma­tique est une œuvre de créa­tion), faute d’être moi-même créateur.

Je ter­min­erai donc mon arti­cle par une invi­ta­tion à tous nos cama­rades, et surtout les plus jeunes, à ne pas oubli­er dans leur choix de car­rière les métiers du luxe : s’ils sont curieux, créat­ifs et dynamiques, ils peu­vent y con­stru­ire une réus­site pro­fes­sion­nelle bril­lante et inter­na­tionale, aider au développe­ment et au ray­on­nement de la France, sat­is­faire leur pas­sion de l’esthé­tique… mais au prix de beau­coup de travail !

En bref, tra­vailler pour la Patrie et la Gloire, même si ce n’est pas pour les Sciences…

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