L'usine de Lacq

Le gaz naturel, acteur de la paix en Europe et dans le monde

Dossier : ExpressionsMagazine N°725 Mai 2017
Par Jacques DEYIRMENDJIAN (64)

Le gaz natu­rel qui se négo­cie par des contrats à long terme entre pays pro­duc­teurs et consom­ma­teurs est vec­teur de paix entre ces pays, même si l’U­nion Euro­péenne a enga­gé au début du siècle une libé­ra­li­sa­tion des mar­chés contestable. 

En 2004, j’ai été ame­né à écrire dans la revue X‑Passion que les grands pro­jets gaziers « créent sur le long terme une forte soli­da­ri­té entre les pays situés le long de la chaîne gazière en rai­son de l’importance des inves­tis­se­ments : le gaz natu­rel est vec­teur de paix ». Peut-on encore l’affirmer aujourd’hui ?

“ Une transition énergétique pour un ciel plus bleu ”

Depuis les années 60, l’approvisionnement de la France a évo­lué conti­nuel­le­ment : la décen­nie 60 fut celle de Lacq et des Pays-Bas, 70 celle de l’Algérie, 80 celle de la Rus­sie et la décen­nie 90 celle de la Norvège. 

L’industrie gazière euro­péenne a réa­li­sé une tran­si­tion éner­gé­tique pour un ciel plus bleu, dis­crè­te­ment à l’instar de ses invi­sibles tuyaux, sans sub­ven­tions ni pré­lè­ve­ments obli­ga­toires, dans le strict res­pect des règles éco­no­miques et en concur­rence avec des éner­gies plus carbonées. 


Depuis Lacq dans les années 60, l’approvisionnement de la France en gaz natu­rel n’a ces­sé d’évoluer. © VOLANT / FOTOLIA.COM

DES ENGAGEMENTS À LONG TERME

Les gise­ments décou­verts au milieu du XXe siècle ont d’abord été exploi­tés loca­le­ment, puis le gaz a été expor­té grâce à la mise au point des CLT (contrats à long terme) et aux pro­grès tech­niques du trans­port à grande dis­tance, ter­restre par gazo­duc ou mari­time après liqué­fac­tion et plus récem­ment par gazo­duc sous-marin à grande profondeur. 

Le gaz natu­rel assure envi­ron 25 % de l’énergie pri­maire de l’UE, mais 15 % en France en rai­son du nucléaire. La seule crise d’approvisionnement ayant néces­si­té la « mise en répar­ti­tion du gaz » en France remonte à 1973. 

Il fut alors déci­dé d’appliquer sans fai­blir une stra­té­gie de sécu­ri­sa­tion en diver­si­fiant les sources et les routes du gaz, créant un réseau natio­nal et des sto­ckages sou­ter­rains ; depuis, ces moyens contrac­tuels et tech­niques ont per­mis de gérer toutes les situations. 

UNE LIBÉRALISATION DES MARCHÉS CONTESTABLE

Fon­dé sur des rela­tions équi­li­brées, notam­ment en matière de par­tage des risques, le com­merce du gaz natu­rel a contri­bué à l’intégration de l’UE par la créa­tion d’infrastructures tran­seu­ro­péennes ; il a aus­si favo­ri­sé la paix par la conver­gence d’intérêts de l’UE et des pays pro­duc­teurs (Rus­sie, Algé­rie). L’Europe du gaz a été faite par les entre­prises et non par une poli­tique publique. 

“ Discuter d’un partenariat à long terme autour de projets gaziers est en soi un élément favorable à la paix ”

Cepen­dant, au tour­nant du siècle, dans l’objectif du mar­ché unique, l’UE a déman­te­lé la chaîne gazière (aug­men­tant son coût pour le consom­ma­teur), sup­pri­mé les mono­poles, mis sous tutelle les CLT, pros­crit leurs clauses de des­ti­na­tion, et défait les par­te­na­riats entre socié­tés impor­ta­trices for­més pour par­ta­ger les risques et les éco­no­mies d’échelle.

Dans le même temps, les pays expor­ta­teurs ont conser­vé leurs mono­poles d’État (Rus­sie, Algé­rie, Qatar) ou l’opérateur natio­nal domi­nant (Nor­vège).

JEU D’ÉCHECS

De nos jours, la Com­mis­sion déploie une « diplo­ma­tie de l’énergie » ayant comme objec­tif prin­ci­pal d’obliger Gaz­prom à tran­si­ter son gaz par l’Ukraine, tout en limi­tant autour de 30 % la part du gaz russe dans l’approvisionnement européen. 

Ne vou­lant plus du gaz russe, l’Ukraine s’approvisionne auprès des gaziers euro­péens en gaz phy­si­que­ment russe, prin­ci­pa­le­ment grâce aux prêts ou garan­ties d’institutions euro­péennes, ce qui arrange toutes les par­ties pre­nantes, y com­pris russe ; tou­te­fois, la dette ukrai­nienne gonfle. 

La Rus­sie pour­suit l’objectif de ne plus tran­si­ter de gaz par l’Ukraine à l’échéance du contrat en vigueur fin 2019. Dans ce jeu d’échecs, l’UE dis­pose de posi­tions faibles, qui sont balayées dès que l’intérêt supé­rieur alle­mand est en jeu ; enfin, l’incidence de la récente élec­tion amé­ri­caine est encore inconnue. 

LE CAS DE L’UKRAINE

CAS D’ÉCOLE

La relation gazière entre l’Égypte et Israël mérite une mention particulière. Le contrat de fourniture par l’Égypte à Israël a fonctionné à partir de 2005 jusqu’à son annulation par l’Égypte en 2012 pour manque de gaz ; le cas est en arbitrage.
En raison des découvertes israéliennes et de la forte demande du marché égyptien, un accord de principe a été conclu en 2015, le fournisseur étant cette fois Israël et les premières livraisons envisagées en 2017. Les deux pays sont restés en paix malgré leurs difficultés intérieures.
De même, l’exploitation des découvertes sous-marines de l’Est méditerranéen devrait être l’occasion pour les pays concernés de privilégier une paix de voisinage et même de se raccorder au marché de l’UE.

Le pro­blème gazier ukrai­nien date de 1994–1995, quand l’Ukraine refu­sa la pro­po­si­tion de gaziers euro­péens (dont Gaz de France) et de Gaz­prom de pla­cer son réseau prin­ci­pal de trans­port au sein d’un par­te­na­riat inter­na­tio­nal ; elle conser­va son « arme gazière », mais res­ti­tua son arse­nal nucléaire. 

Les cir­cons­tances pous­sèrent l’Ukraine à faire usage de l’« arme gazière » à la fois vers l’amont russe et vers l’aval euro­péen, créant une situa­tion grave qui aurait pu être évi­tée si ce pays avait accep­té la pro­po­si­tion des gaziers euro­péens et adop­té une struc­ture fédé­rale pour conser­ver son inté­gri­té territoriale. 

Au lieu d’un lien construc­tif, l’Ukraine est deve­nue une ligne de frac­ture au sein de l’Europe. Mais fina­le­ment, « Cana­da dry » de l’arme nucléaire, l’industrie gazière n’a‑t- elle pas rem­pli sa mis­sion de paix ? 

GAZODUCS SOUS-MARINS

Un autre exemple est celui de la rela­tion de l’Algérie avec les pays du sud de l’UE. Au milieu de la décen­nie 70, la tra­ver­sée du détroit de Sicile étant deve­nue tech­ni­que­ment envi­sa­geable, le gazo­duc sous-marin Trans­med fut construit en 1983, puis ren­for­cé jusqu’à sa capa­ci­té de plus de 30 Gm3/ an.

Le tran­sit de la Tuni­sie fut rému­né­ré à son choix, par un pré­lè­ve­ment sur le gaz ou par sa contre-valeur moné­taire. Fort de ce suc­cès, le modèle fut repro­duit pour la tra­ver­sée du Maroc à des­ti­na­tion de l’Espagne et du Por­tu­gal. Les accords furent signés en 1992 et le gazo­duc Magh­reb-Europe (13 Gm3/an) mis en ser­vice en 1998, com­por­tant un court tron­çon sous-marin près de Gibral­tar car l’accès direct depuis l’Algérie par plus de 2 000 m de fond n’était pas encore pos­sible techniquement. 

Il le devint peu après et, pour répondre à la demande addi­tion­nelle, le Med­gaz (8 Gm3/an) fut construit en 2008, reliant direc­te­ment Oran à Alme­ria de pré­fé­rence à un ren­for­ce­ment du Maghreb-Europe. 

gazoduc en Asie centrale
Le grand gazo­duc Asie cen­trale tra­ver­sant le Turk­mé­nis­tan, l’Ouzbékistan, le Kaza­khs­tan et la Chine a une capa­ci­té de 60 Gm3/an. © CHAGPG / FOTOLIA.COM

Pen­dant toute cette période, les dis­sen­sions entre l’Algérie et le Maroc concer­nant les Sah­raouis se sont estom­pées ; les rela­tions à long terme éta­blies sur le gaz natu­rel y ont très pro­ba­ble­ment contribué. 

FAVORISER LA PAIX

Enfin, on note­ra que de nom­breux pro­jets jus­ti­fiés par des CLT fonc­tionnent dans le monde, tels que le grand gazo­duc Asie cen­trale (Turk­mé­nis­tan, Ouz­bé­kis­tan, Kaza­khs­tan, Chine : 60 Gm3/an). D’autres comme l’IPI (Iran, Pakis­tan, Inde) ou le TAPI (Turk­mé­nis­tan, Afgha­nis­tan, Pakis­tan, Inde) attendent un contexte de paix pos­sible pour être lancés. 

En revanche, le pro­jet Nabuc­co pro­mu par la Com­mis­sion euro­péenne s’acheva comme dans tout opé­ra ; l’intérêt pré­sen­té par la rela­tion gazière à long terme ne fut pas suf­fi­sant pour sur­mon­ter l’incompatibilité de cer­taines par­ties pre­nantes et une struc­tu­ra­tion du pro­jet com­pli­quée par les règles de l’UE.

Cepen­dant, que des par­ties inté­res­sées acceptent de dis­cu­ter d’un par­te­na­riat à long terme autour de pro­jets gaziers n’est-il pas en soi un élé­ment favo­rable à la paix ?

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