La science en partage

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°537 Septembre 1998Par : Philippe KOURILSKY (62)Rédacteur : Jacques BOURDILLON (45)

Con­scient du fait que l’intérêt du pub­lic pour les ques­tions sci­en­tifiques est grand, et que néan­moins la sci­ence a mau­vaise presse, l’auteur s’intéresse aux rela­tions entre la sphère sci­en­tifique et le grand pub­lic, à tra­vers les médias. Il remar­que que ces ques­tions ne sont pas traitées pareille­ment en Europe, en France et aux États-Unis.

1) Les médias en question

À l’égard des médias l’auteur for­mule trois cri­tiques : la général­i­sa­tion de la mise en image, la quête effrénée de l’immédiateté et du temps réel, la sélec­tion des faits. Les méth­odes des sci­en­tifiques et des médias sont extrême­ment dif­férentes. Les sci­en­tifiques se sont don­né trois règles d’or : “ La descrip­tion des résul­tats doit être suff­isam­ment pré­cise et détail­lée pour qu’un homme de l’art puisse les repro­duire, les sources sci­en­tifiques et tech­niques doivent être citées, l’exposé des faits doit être séparé de leur inter­pré­ta­tion. ” Rien de tel pour les médias.

La liber­té de la presse peut appa­raître comme un boucli­er der­rière lequel il serait pos­si­ble d’abriter des mal­façons (il rap­pelle les déra­pages fâcheux de la guerre du Golfe et du charnier de Timisoara). L’auteur s’interroge alors sur l’opportunité pour les médias de se dot­er d’une déon­tolo­gie en vue d’accroître la qual­ité du ser­vice ren­du aux con­som­ma­teurs d’information que nous sommes, et sug­gère un débat non plus binaire mais ter­naire entre “les médias, l’État et les citoyens”.

Il importe en tout cas d’améliorer l’information sci­en­tifique qui cor­re­spond à une demande incon­testable. Or en matière sci­en­tifique, il y a aus­si des déra­pages qui sont décrits dans les 5 chapitres dans lesquels Philippe Kouril­sky a choisi de traiter “ les épisodes mal­ad­ifs des sys­tèmes de trans­fert d’information ”, à savoir :

  • Biotech­nolo­gies. “ L’intérêt des plantes trans­géniques est de dimin­uer la pol­lu­tion. Par ailleurs, le risque poten­tiel de voir émerg­er des var­iétés résis­tantes aux her­bi­cides et aux ravageurs existe déjà avec les plantes non trans­géniques et les her­bi­cides exis­tants. Enfin si le risque du trans­fert de gènes entre nos ali­ments et nos cel­lules était réel, nos cel­lules seraient far­cies de gènes ani­maux et végé­taux provenant de nos ali­ments quo­ti­di­ens. ” Un autre objec­tif de cette recherche est de nous don­ner les moyens de nour­rir 10 mil­liards d’hommes dans cinquante ans.
  • Pro­créa­tion assistée. Ayant évo­qué Louise Brown, Aman­dine, Dol­ly, l’auteur plaisante sur cer­tains fan­tasmes : le gène du crime, la peur du clone, la per­spec­tive d’armées d’hommesrobots ne l’émeuvent guère. (…) “ Il existe suff­isam­ment de drogues psy­chotropes et neu­rotropes pour asservir les hommes sans qu’il soit besoin de recourir à ce procédé aléa­toire. (…) L’idée de con­trôler l’émergence du savoir en con­tes­tant la final­ité de la con­nais­sance pure est à ses yeux totale­ment irrecev­able. ” Nous voilà proches de F. Jacob et loin de J. Testard !
  • Mémoire de l’eau. Jacques Ben­veniste a beau­coup de chance d’avoir trou­vé deux médias pro­tecteurs, d’abord Nature puis deux fois Le Monde. La mémoire de l’eau ne peut en aucun cas être con­sid­érée comme une nou­velle affaire Galilée.
  • Vac­ci­na­tion con­tre l’hépatite B. Con­tre les rav­ages des mal­adies infec­tieuses et virales, les sci­en­tifiques ont mis au point un cer­tain nom­bre de parades, notam­ment des vac­cins, dont un vac­cin con­tre l’hépatite B util­isé sans aucun prob­lème en France et dans le reste du monde, jusqu’au jour où apparut une rumeur (qui s’est par la suite révélée fausse) : ce vac­cin anti­hé­patite B serait la cause d’une cen­taine d’accidents neu­rologiques mor­tels par an.
    Cette rumeur propagée par une par­tie de la grande presse française a fail­li provo­quer l’interdiction du vac­cin en France ce qui aurait fait courir à notre pays le risque de ne pas éviter env­i­ron 1 000 décès par an.
  • Sang con­t­a­m­iné. Tout n’était pas évi­dent à l’origine… La cir­cu­laire du 20 juil­let 1983 (du doc­teur Roux) sur la sélec­tion des don­neurs était clair­voy­ante et courageuse, mais “la majorité des con­t­a­m­i­na­tions trans­fu­sion­nelles eut lieu entre 1983 et 1985. La résis­tance de l’ensemble du milieu trans­fu­sion­nel est attestée par le fait que la cir­cu­laire entraî­na des protes­ta­tions des trans­fuseurs qui esti­maient que l’État n’avait pas à leur dicter une con­duite, et par celui plus sur­prenant encore qu’après 1985 des col­lectes dans des lieux à haut risque, par­ti­c­ulière­ment les pris­ons, se pour­suivirent pen­dant près de deux ans. ”

2) Défense de la science et problématique des risques

Sci­ence et tech­nique sont en posi­tion d’accusées, avec trois chefs d’accusation.

2–1) Le savoir : la dia­boli­sa­tion du savoir est appuyée sur des mythes por­teurs et la dimen­sion qua­si théologique de cer­taines philoso­phies naturelles. L’approche de Philippe Kouril­sky fait penser à celle de François Jacob dans La souris, la mouche et l’homme : “ Pour l’être humain, chercher à com­pren­dre la nature fait par­tie de la nature elle-même. (…) Pas plus que l’on ne peut arrêter la recherche on ne peut n’en con­serv­er qu’une par­tie. De toute façon, il n’y a rien à crain­dre de la vérité, qu’elle vienne de la géné­tique ou d’ailleurs. (…) Le grand dan­ger pour l’humanité n’est pas le développe­ment de la con­nais­sance, c’est l’ignorance. ”

2–2) Le faire : la sci­ence serait asservie à la tech­nique, elle-même asservie à des intérêts inavouables… Philippe Kouril­sky, loin d’attribuer à la techno­science une con­no­ta­tion péjo­ra­tive, estime au con­traire qu’il con­viendrait de “ lui restituer sa fonc­tion­nal­ité et lui recon­naître son rôle cap­i­tal dans l’élaboration des con­nais­sances utiles”. L’auteur se préoc­cupe des fonde­ments religieux de cer­taines atti­tudes écol­o­gistes : “ La nature décrétée asservie et opprimée dans un dis­cours anthro­po­mor­phique qui la décrit comme esclave de l’homme. ” Hans Jonas a sans doute rai­son de met­tre l’accent sur la respon­s­abil­ité accrue de l’homme par rap­port à son envi­ron­nement ter­restre, mais il ne faut pas pour autant “ par une inver­sion de tran­scen­dance trou­blante ren­dre l’homme respon­s­able devant la nature et non plus devant lui-même ni devant son his­toire ”. Avec cette con­cep­tion, “ la nature rem­place Dieu dans une per­spec­tive qui rompt avec la laïc­ité, et s’élabore, non pas une philoso­phie, mais une reli­gion de la nature ”. On pense à Luc Fer­ry, à Dominique Bourg qui comme P. Kouril­sky dénon­cent cette inver­sion et pro­posent de revenir à l’anthropocentrisme.

2.3) Le risque. Philippe Kouril­sky dénonce l’anticipation d’un dan­ger non pas réel, mais très large­ment imag­i­naire, que l’on retrou­ve large­ment répan­due dans la grande presse : maïs trans­génique, armée de clones asservis, désas­tre écologique d’origine humaine. Il stig­ma­tise la peur, sug­gère que l’on dresse une liste des fauss­es peurs, et remar­que que “ les argu­ments util­isés au XIXe siè­cle con­tre la vac­ci­na­tion ressem­blent fort à ceux que l’on utilise au XXe siè­cle con­tre le génie génétique ”.

Or la con­di­tion de l’homme est bien d’évoluer dans un champ de risques. P. Kouril­sky rap­pelle que “ l’ensemble des agents infec­tieux (grippe, malar­ia, rouge­ole) tue beau­coup plus que toutes les cat­a­stro­phes tech­nologiques réu­nies ” et estime que “ s’il est vrai que la quan­tifi­ca­tion de la mort nous répugne il n’en demeure pas moins qu’à l’échelle col­lec­tive cette compt­abil­ité sin­istre est nécessaire”.

Il pro­pose de fonder une nou­velle cul­ture du risque, et en vient à exam­in­er ce qu’il est con­venu d’appeler le principe de pré­cau­tion, qui a le mérite de pren­dre en compte le fait que la sci­ence ne pro­duit des con­nais­sances que par paliers (les trois étapes du pos­si­ble, du prob­a­ble et du cer­tain).

Mais il regrette avec François Ewald (Philoso­phie de la Pré­cau­tion, L’année soci­ologique n° 46) que “ ce principe invite à anticiper sur ce que l’on ne sait pas encore, à pren­dre en con­sid­éra­tion des hypothès­es dou­teuses, de sim­ples soupçons, et alors que la sol­i­dar­ité nous avait ren­dus riscophiles, que nous soyons rede­venus riscophobes ”.

L’approche du même prob­lème par J.-L. Funck Brentano dans un arti­cle du Monde (29- 30 octo­bre 1995) allait encore plus loin.

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