La gestion par la valeur, quinze années de recul

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°598 Octobre 2004
Par Paul-André RABATE (72)

Les principes fondamentaux de la gestion par la valeur

La ges­tion de l’en­tre­prise par la valeur telle qu’elle est pra­tiquée par notre cab­i­net est régie par les principes fon­da­men­taux suivants :

  • la valeur est d’abord et avant tout créée au niveau du client ;
  • pour être effec­tive et souten­able, elle doit pass­er à toutes les par­ties prenantes de l’entreprise ;
  • le rôle du man­age­ment est de gér­er à moyen et court terme le flux de valeur et son équili­bre tou­jours délicat ;
  • la valeur appa­raît sous dif­férentes formes : intrin­sèque, rel­a­tive, directe, indi­recte. Il est essen­tiel de pren­dre une per­spec­tive de valeur totale (total val­ue man­age­ment) ;
  • la valeur est un pro­duit du futur et non une extrap­o­la­tion du passé. Il faut adopter une notion de flux de valeur dans le temps, plutôt qu’une valeur instantanée ;
  • le passé est cer­tain, le futur ne l’est pas. Toute notion de valeur doit être mise en regard du risque qui l’accompagne.

Les parties prenantes de l’entreprise (stakeholders)

L’équa­tion de l’en­tre­prise ne peut se résumer à la seule valeur pour l’actionnaire.

L’ac­tion­naire est une par­tie prenante fon­da­men­tale mais par exem­ple les clients sont d’abord et avant tout la ” rai­son d’être ” de l’entreprise.

Nous regroupons les par­ties prenantes en cinq catégories :

  • les clients,
  • les employés,
  • les actionnaires,
  • les régulateurs,
  • les parte­naires (en par­ti­c­uli­er les fournisseurs).


Le rôle du man­age­ment est l’ar­bi­trage con­tinu et déli­cat entre les dif­férentes par­ties prenantes. Le dirigeant doit nav­iguer au gré des ten­dances (vents) entre les dif­férentes par­ties prenantes et leurs ” propo­si­tions de valeur ” respectives.

La valeur vis-à-vis de la proposition de valeur

La ges­tion d’une entre­prise ne peut se résumer à des indi­ca­teurs, aus­si sophis­tiqués soient-ils, même quand ils sont intime­ment liés à la valeur créée.

La ges­tion par la valeur de l’en­tre­prise doit se baser sur des notions plus rich­es que sont les propo­si­tions de valeur. La ” propo­si­tion de valeur ” est un ensem­ble de raisons fortes des­tinées à con­va­in­cre les par­ties prenantes de s’as­soci­er avec l’en­tre­prise plutôt qu’avec ses concurrents :

1. pourquoi le client achèterait-il à l’en­tre­prise plutôt qu’à ses concurrents ?
2. pourquoi l’ac­tion­naire choisir­ait-il d’in­ve­stir ses fonds avec l’en­tre­prise plutôt qu’avec ses concurrents ?
3. pourquoi l’employé don­nerait-il son temps et son ent­hou­si­asme à l’en­tre­prise plutôt qu’aux autres ?
4. pourquoi les régu­la­teurs don­neraient-ils leur aval à l’en­tre­prise plutôt qu’à ses concurrents ?
5. pourquoi le parte­naire four­nisseur ferait-il plus d’ef­fort avec l’en­tre­prise qu’avec ses concurrents ?

Ces dif­férentes propo­si­tions de valeur, cha­cune d’elles ciblée vers des pop­u­la­tions dis­tinctes, doivent être com­pat­i­bles. On ne peut promet­tre tout, à tout le monde.

L’en­tre­prise doit recon­naître que les intérêts des par­ties prenantes sont diver­gents, mais qu’en même temps le jeu n’est pas à somme nulle.

Le rôle du man­age­ment est de faire la répar­ti­tion ” intel­li­gente ” de valeur entre les dif­férentes par­ties prenantes de l’en­tre­prise et entre le court terme et le long terme.

Une banque d’af­faires doit gér­er le juste équili­bre entre ses ” tra­vailleurs ” et ses ” cap­i­tal­istes ” pour repren­dre les ter­mes d’un débat récent mis sur la place publique par la banque d’af­faires Lazard.

Une entre­prise pétrolière doit gér­er les intérêts de son pays d’ex­plo­ration ” hôte ” ain­si que ceux de ses actionnaires.

De plus, la ges­tion ne peut se réduire à un jeu tac­tique entre les par­ties prenantes. Il faut des propo­si­tions de valeur robustes qui don­nent le cap et passent le test du temps. C’est à l’en­tre­prise de délivr­er cette propo­si­tion de valeur et au dirigeant de s’as­sur­er que le décalage entre la promesse et ce qui est effec­tive­ment livré est faible.

Le client et la valeur pour le client

Le client est la rai­son d’être de l’en­tre­prise et c’est par lui et pour lui que la valeur est d’abord créée. Les entre­pris­es qui ont oublié cet axiome de base ont toutes disparu.

Cet élé­ment con­di­tionne d’ailleurs tout le flux de valeur de l’en­tre­prise. Le rôle de l’en­tre­prise et la respon­s­abil­ité de ses dirigeants sont d’abord et avant tout de max­imiser la valeur créée pour le client et d’en garder une part ” raisonnable “, la plus grande possible.

Le jeu de valeur client entre­prise n’est pas un jeu à somme nulle. La bonne ” expéri­ence client ” provoque le retour et le rachat du client et enclenche la rela­tion vertueuse client entre­prise qui génère de la valeur pour les deux.

La valeur ” pour le client ” ne doit pas être con­fon­due avec la valeur ” du client ” pour l’en­tre­prise et c’est là un des grands écueils de la ges­tion par la valeur telle qu’elle a été appliquée ces dernières années.

Les ban­ques se sont, par exem­ple, con­cen­trées ces dix dernières années sur la valeur des clients pour la banque jusqu’à arriv­er à des con­stats aber­rants tels que : 20 % des clients générant 120 % des prof­its ; il faut donc se con­cen­tr­er sur les clients renta­bles et pour cer­taines se débar­rass­er des clients non renta­bles, oubliant que :

  • se débar­rass­er de 80 % des clients est impos­si­ble sans affecter la rentabil­ité des 20 % ;
  • don­ner, par exem­ple, un ser­vice per­son­nal­isé à des clients sous pré­texte qu’ils sont très renta­bles alors qu’ils sont ” allergiques ” au sou­tien per­son­nal­isé et qu’ils sont même prêts à pay­er un ser­vice en ligne déper­son­nal­isé est sous-opti­mal pour tous ;
  • envoy­er des clients en par­ti­c­uli­er pro­fes­sion­nels dans des ser­vices d’ap­pels sous pré­texte qu’ils ne sont pas renta­bles sans même leur deman­der s’ils sont prêts à pay­er des ser­vices per­son­nal­isés alors même que les études de marché entre­pris­es par CVA mon­trent que près de 50 % d’en­tre eux sont prêts à pay­er ces ser­vices per­son­nal­isés est une erreur grave.


Sans par­ler du prob­lème que si tout le monde se con­cen­tre sur un seg­ment de clients aus­si rentable soit-il, ce seg­ment de clients risque de devenir non rentable.

Les actionnaires

Les action­naires ont eu la part du lion de l’at­ten­tion du man­age­ment ces dernières années.

Dans cer­taines entre­pris­es et plus générale­ment dans cer­tains pays, comme en Alle­magne, les dirigeants sont même passés d’un extrême à l’autre. L’ac­tion­naire, ignoré pen­dant des décen­nies, est passé au cen­tre du dis­cours des dirigeants, sinon de leur attention.

La propo­si­tion de valeur pour l’ac­tion­naire ne peut encore une fois se résumer au seul indi­ca­teur du ” ren­de­ment de l’ac­tion ” quelle que soit la manière plus ou moins sophis­tiquée de le calculer.

Le débat s’est focal­isé sur quel indi­ca­teur utilis­er et com­ment le cal­culer alors que le prob­lème est ailleurs : cf. le débat sur l’E­VA (Eco­nom­ic Val­ue Added), le TSR (Total Share­hold­er Return), le CVA (Cash Val­ue Added).

Les marchés sont volatils et le rôle des dirigeants est de garder une stratégie com­pat­i­ble avec la vision à long terme des marchés et adapter leur tac­tique aux ” sur­sauts ” et ” humeurs ” de la Bourse.

Les action­naires comme les clients et les employés ont des besoins et des com­porte­ments qui dif­fèrent et qui les seg­mentent. Le dirigeant d’en­tre­prise doit con­stru­ire une propo­si­tion de valeur pour chaque seg­ment d’ac­tion­naires. L’idée large­ment répan­due que les action­naires sont un seul groupe homogène est une idée erronée.

De la même manière, les propo­si­tions de valeur entre entre­pris­es dif­fèrent. Un Voda­fone ne peut présen­ter la même propo­si­tion de valeur à ses action­naires, qu’un Car­refour, un LVMH ou un Microsoft.

La propo­si­tion de valeur pour l’ac­tion­naire doit être conçue comme un ” bou­quet ” qu’on pro­pose à ses action­naires qui com­prend des oppor­tu­nités, des risques, une volatil­ité, des com­pé­tences sec­to­rielles, tech­nologiques, une promesse éthique…

Con­stru­ire une telle propo­si­tion de valeur passe par une analyse détail­lée et ” sci­en­tifique ” des besoins et com­porte­ments des actionnaires.

Les régulateurs

La caté­gorie régu­la­teurs com­prend tout l’en­vi­ron­nement ” insti­tu­tion­nel ” de l’en­tre­prise. Dans cer­taines indus­tries, comme l’in­dus­trie nucléaire, un des régu­la­teurs est l’au­torité de sûreté. Dans cer­tains autres secteurs, comme la banque, il s’ag­it des autorités bancaires.

L’é­conomie, en se mon­di­al­isant et se dérégu­lant, a vu l’émer­gence d’au­torités de plus en plus sophis­tiquées et con­traig­nantes. L’en­vers de la dérégu­la­tion est la régle­men­ta­tion. Les autorités de la con­cur­rence ont, par exem­ple, mon­tré leur désir de vouloir impos­er de plus en plus leur point de vue. Nom­bre de fusions (telles que Pechiney Alcan Alusu­isse) qui répondaient tout à fait à l’équa­tion des dif­férentes par­ties prenantes ont été blo­quées par Brux­elles, le MMC bri­tan­nique ou l’an­titrust américain.

Par exem­ple, les ban­ques anglais­es offrent des ser­vices ” con­ven­ables ” à des PME qui sont prêtes à pay­er. Ces ser­vices sont forte­ment renta­bles, sans le besoin d’une quel­conque entente sur le marché : le coût de ces ser­vices aux entre­pris­es n’est sim­ple­ment pas le prob­lème. Cette rentabil­ité a été forte­ment attaquée par les autorités qui ont imposé des amendes importantes.

Les employés

Mal­gré tous les pro­grammes de ” stock-options ” offerts aux employés, la propo­si­tion de valeur pour ces derniers ne peut être la max­imi­sa­tion de la valeur pour l’actionnaire.

Les employés ont besoin d’une ou de plusieurs propo­si­tions de valeur qui pren­nent en compte leur point de vue.

Comme pour les clients, con­stru­ire la propo­si­tion de valeur pour les employés com­mence par une seg­men­ta­tion adéquate de ceux-ci en fonc­tion de leurs besoins et de leurs com­porte­ments, traduits en attente de ce que l’en­tre­prise doit et peut leur offrir.

Une vision de l’en­tre­prise est générale­ment la com­posante cen­trale de cette propo­si­tion de valeur, déclinée en des élé­ments plus con­crets pour l’employé comme sa place et son rôle dans cette vision ou son pro­pre développement.

Les partenaires fournisseurs

Avec la décon­struc­tion de la chaîne de valeur des entre­pris­es et la crois­sance de l’ex­ter­nal­i­sa­tion, des pans entiers stratégiques de l’en­tre­prise ” rési­dent ” aujour­d’hui chez des parte­naires de celle-ci, des four­nisseurs, par­fois même des con­cur­rents. Le suc­cès à long terme de l’en­tre­prise dépend alors du suc­cès du parte­naire four­nisseur. La rela­tion ne peut plus se résumer à un con­trat aus­si juridique­ment ficelé soit-il. Il faut pour la direc­tion des achats pass­er par une propo­si­tion de valeur pour le four­nisseur au même titre que les autres propo­si­tions de valeur.

Quand Nation­al Sav­ings, la caisse d’é­pargne du Tré­sor bri­tan­nique qui sert 30 mil­lions de clients, a négo­cié son con­trat d’ex­ter­nal­i­sa­tion de 5 300 de ses employés sur un total de 5 450, le four­nisseur gag­nant, Siemens, avait en face de lui une propo­si­tion de valeur offerte par Nation­al Sav­ings qui était l’ac­cès au marché bri­tan­nique de l’ex­ter­nal­i­sa­tion et dont la ” valeur d’op­tion ” dépas­sait large­ment la valeur du con­trat. Il a donc fait un effort particulier.

Conclusion

Cette ver­sion de la ges­tion de valeur est certes plus com­plexe que les ver­sions plus sim­ples et par­fois sim­plistes qui ont fait le suc­cès de la pra­tique mais elle est néces­saire et indis­pens­able si l’on souhaite réus­sir un change­ment pro­fond et durable dans l’entreprise.

Elle per­met de ” lier ” toutes les ini­tia­tives pos­si­bles que l’en­tre­prise prend sans sim­pli­fi­er à out­rance, et de don­ner une sig­ni­fi­ca­tion et une vision à long terme des efforts de cha­cune des par­ties prenantes.

C’est la ” par­ti­tion ” qui per­met au chef d’orchestre qu’est le chef d’en­tre­prise de con­duire son équipe et tir­er avec lui l’ensem­ble de ses par­ties prenantes.

Paul-André Rabate (72) est fon­da­teur et man­ag­ing-Part­ner de Cor­po­rate Val­ue Asso­ciates qui a été un des pio­nniers de la ges­tion par la valeur et qui con­tin­ue à dévelop­per la pra­tique à tra­vers ses douze bureaux dans le monde.

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