La France du nouveau siècle

Dossier : Libres proposMagazine N°571 Janvier 2002
Par Thierry de MONTBRIAL (63)

Tous les peu­ples aiment qu’on leur par­le, et pas seule­ment qu’on les écoute. Les Français peut-être plus que d’autres, en tout cas par inter­mit­tence, parce que, comme le rap­pelle René Rémond : ” Notre cul­ture est large­ment faite de la con­vic­tion que c’est par la poli­tique qu’un peu­ple con­duit son des­tin au lieu de le subir. ” Ain­si observe-t-on que la par­tic­i­pa­tion élec­torale, certes en baisse comme partout, reste chez nous l’une des plus élevées des pays démoc­ra­tiques. En ce début de siè­cle, les Français ne sont pas fâchés avec la poli­tique, mais avec une cer­taine manière de la faire. Ils atten­dent un dis­cours crédi­ble et dynamique sur les forces et les faib­less­es de notre pays, et sur les actions aux­quelles il con­vient de s’at­tel­er pour que la France donne le meilleur d’elle-même. Alors que le monde change à un rythme sans précé­dent en rai­son d’une com­bi­nai­son de fac­teurs liés aux nou­velles tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion et aux effets cumulés de la chute des empires au XXe siè­cle, le silence de nos hommes poli­tiques est assourdissant.

En trois décen­nies, observe Hervé Gay­mard, on est passé du chang­er la vie rim­bal­dien à la pure ges­tion ” — le plus sou­vent en fait, de la mau­vaise ges­tion -, ” et du tout est poli­tique à la poli­tique introu­vable, de la dic­tature du poli­tique […] à la dom­i­na­tion sans partage du fait social. ” Les citoyens accor­dent plus volon­tiers foi à un soci­o­logue, à un jour­nal­iste, voire à un astro­logue ou un sportif, qu’ils n’é­coutent un homme ou une femme poli­tique. ” Le miroir de la représen­ta­tion est fra­cassé. ” Face au malaise provo­qué par une sit­u­a­tion aus­si étrangère à notre cul­ture, il faut redéfinir un pro­jet dans lequel la poli­tique ne soit pas sub­or­don­née au social, la loi bafouée par les droits et le risque nié au nom de la prévention.

Dans ses répons­es à la ques­tion ” Pourquoi la France ne doit pas dis­paraître ? ” Jean-Pierre Chevène­ment s’in­scrit dans cette per­spec­tive. Pour lui, comme pour Michelet, la France ” est patrie, appren­tis­sage à l’u­ni­verselle patrie “. Elle est un exem­ple fort d’ar­tic­u­la­tion entre le par­ti­c­uli­er et l’u­ni­versel. La France ne doit pas dis­paraître parce qu’elle porte le mes­sage de la citoyen­neté. Le mes­sage répub­li­cain, pense le fon­da­teur du Mou­ve­ment des Citoyens, con­serve toute sa force, et se dis­tingue du mod­èle anglo-sax­on où, selon lui, les indi­vidus sont ” égaux mais séparés “. À l’in­térieur, la France doit favoris­er le dia­logue des cul­tures pour éviter le choc des civil­i­sa­tions. À l’ex­térieur, sa mis­sion est d’œu­vr­er pour une con­cep­tion poly­cen­trique des rela­tions inter­na­tionales. Pareil dis­cours fera l’ob­jet de débats, mais l’ex­péri­ence immé­di­ate de la vie poli­tique mon­tre qu’il se situe à la bonne hauteur.

À la séance solen­nelle de ren­trée des cinq Académies, le 16 octo­bre dernier, je citais en con­clu­sion de mon pro­pos ces lignes de Vic­tor Hugo : ” La France a cela d’ad­mirable qu’elle est des­tinée à mourir, mais à mourir comme les dieux, par la trans­fig­u­ra­tion. La France devien­dra l’Eu­rope. ” En dépit des apparences, il n’y a nulle con­tra­dic­tion à affirmer simul­tané­ment que la France ne doit pas dis­paraître et qu’elle est vouée à mourir par trans­fig­u­ra­tion, en devenant l’Eu­rope. Dans la France du nou­veau siè­cle, ” il y a besoin de dire ce qu’est la poli­tique, ce qu’est la République, ce que doit être un dis­cours à la nation française dans une Europe qui se con­stru­it ” (H. Gay­mard). Mais il fau­dra choisir entre deux types de dis­cours : l’un, tourné vers le passé et les fig­ures mythiques héritées de la Révo­lu­tion française ; l’autre, struc­turé par l’idée de l’Eu­rope à con­stru­ire, opérant la syn­thèse du meilleur de notre his­toire com­mune en vue d’ex­ercer à nou­veau une influ­ence déci­sive sur l’avenir de l’humanité.

Ne se sen­tant pas portés par un grand pro­jet, les Français, mal à l’aise, bal­an­cent entre morosité et suff­i­sance. Nous fûmes longtemps au pre­mier rang. À l’époque de l’É­tat roy­al, au Siè­cle des lumières, par la force des choses pen­dant la péri­ode révo­lu­tion­naire, l’Eu­rope, sinon le monde, se référait à la France. Au xixe siè­cle, notre recul se cristallisa dans la défaite de 1870. En 1918, nous eûmes briève­ment l’il­lu­sion de revenir en tête. Puis vint le trau­ma­tisme de la défaite de 1940, tou­jours présent. Et nous n’en finis­sons pas de digér­er la décoloni­sa­tion. L’un des fonde­ments de notre ambiva­lence vis-à-vis des États-Unis est un sen­ti­ment proche de la jalousie : nous en voulons aux Améri­cains non seule­ment d’être devenus les pre­miers, mais d’ex­ercer ce qu’ils appel­lent leur lead­er­ship — nous dis­ons plus volon­tiers leur hégé­monie — en util­isant nos pro­pres cartes, celles des Lumières, de l’u­ni­ver­sal­ité, des Droits de l’homme. Autant d’idées qu’à la dif­férence des Améri­cains nous avons d’ailleurs tou­jours eu ten­dance, con­for­mé­ment à notre génie, à con­cevoir de façon plus abstraite que réelle.

Ain­si, Jean-Denis Bredin a‑t-il bien mon­tré que le Droit français a ten­dance à vouer un culte tout théorique aux Droits de l’homme et à les mépris­er dans les faits. La Révo­lu­tion a proclamé les Droits de l’homme. Elle les a aus­sitôt anéan­tis au nom de la sou­veraineté et de l’in­fail­li­bil­ité du peu­ple. Nous avons tou­jours con­sid­éré que des ” cir­con­stances excep­tion­nelles ” pou­vaient jus­ti­fi­er — au nom d’un intérêt suprême — le non-respect des droits (voir l’ar­ti­cle 16 de la Con­sti­tu­tion de la Ve république).

Nous ressen­tons douloureuse­ment, avec un sen­ti­ment d’im­puis­sance, le recul de notre langue. Jean-Marie Zemb a dévelop­pé le thème de la racine lan­gag­ière du génie français, en par­tant du sujet mis au con­cours de l’A­cadémie de Berlin par le roi de Prusse en 1784 : ” Qu’est-ce qui a ren­du la langue française uni­verselle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérog­a­tive ? Est-il à pré­sumer qu’elle la con­serve ? ” Nous ne l’avons pas con­servée et nous en souf­frons comme si s’éteignait le phare qui nous avait per­mis d’é­clair­er le monde. Nous craignons pour notre cul­ture — un thème abor­dé sous dif­férents angles par Jean Druck­er, Dominique Lecourt, Dominique Wolton et Michel Zink. Nous sommes minés par le spec­tre du déclin. Déjà, dans les années 1970, on avait vilipendé le prési­dent Valéry Gis­card d’Es­taing pour avoir qual­i­fié la France de ” puis­sance moyenne “, ce qu’en réal­ité nous sommes depuis la fin de la Grande Guerre. Il y a deux siè­cles, nous avions une place préémi­nente dans la sci­ence mon­di­ale, ce n’est plus le cas aujour­d’hui. Et notre pop­u­la­tion est désor­mais 1 % de celle de la planète.

Mais qui ne voit que c’est l’Eu­rope dans son ensem­ble qui a reculé au xxe siè­cle, en rai­son de ses déchire­ments ? Ain­si, l’ex­pan­sion sci­en­tifique améri­caine, par exem­ple, n’au­rait pas eu lieu à cette échelle sans les immi­grants européens fuyant le nation­al-social­isme. René Rémond a rai­son de pos­er la ques­tion : ” Pourquoi l’Eu­rope ne retrou­verait-elle pas le secret de l’in­ven­tion ? ” Quel que soit l’an­gle d’at­taque, il doit être absol­u­ment clair que le renou­veau passe par le suc­cès de la con­struc­tion européenne, que nous devons envis­ager avec ent­hou­si­asme et non comme une sorte de mal nécessaire.

Notre bal­ance­ment, notre oscil­la­tion entre com­plex­es d’in­féri­or­ité et de supéri­or­ité se man­i­fes­tent d’une manière générale dans la façon dont nous inter­pré­tons les chiffres. Nous sommes fiers d’ap­pren­dre que, selon les don­nées de la Banque mon­di­ale pour l’an 2000, la France est le troisième expor­ta­teur de la planète pour les ser­vices com­mer­ci­aux (après les États-Unis et le Roy­aume-Uni) et le qua­trième pour les marchan­dis­es (après les États-Unis, l’Alle­magne et le Japon) — ou encore que nous sommes classés en tête, à égal­ité avec les États-Unis, l’Alle­magne, le Roy­aume-Uni, les Pays-Bas, la Norvège et la Suisse pour le ” cli­mat des investisse­ments “. Nous nous gon­flons d’orgueil quand une étude de l’Or­gan­i­sa­tion mon­di­ale de la san­té — dont la méthodolo­gie est au demeu­rant très con­testable — affirme que notre sys­tème de san­té est le meilleur au monde, une affir­ma­tion que Jean de Ker­vas­doué et Daniel Lau­rent ont rel­a­tivisée en mon­trant à quel point ce sys­tème devait être réor­gan­isé de fond en comble.

Mais nous demeu­rons inter­dits, humil­iés et vague­ment scep­tiques, en décou­vrant que les mêmes indi­ca­teurs de la Banque mon­di­ale nous déclassent année après année et nous situent seule­ment au 23e rang (sur 207 pays classés) pour le PNB par habi­tant. L’Alle­magne, l’Autriche, la Bel­gique, le Cana­da, le Dane­mark, les États-Unis, le Japon, la Norvège, les Pays-Bas, la Suisse et bien d’autres nous dépassent. Les sta­tis­tiques offi­cielles de la Com­mis­sion européenne nous situent au 12e rang sur les 15 pays de l’U­nion pour l’an 2000 ! Nous nous offusquons de nous retrou­ver, selon l’or­dre de com­péti­tiv­ité établi par le Forum de Davos — avec une méthodolo­gie là encore con­testable — en vingtième position.

En fait, ce genre de sta­tis­tiques n’a rien de décisif. Suiv­ant la per­spec­tive que l’on adopte, on peut les utilis­er pour se ras­sur­er, voire pour jus­ti­fi­er le statu quo, ou au con­traire pour tir­er des son­nettes d’alarme et appel­er des réformes. Il est vrai, comme le souligne encore René Rémond, que la France n’a jamais autant changé qu’au cours du dernier siè­cle : ouver­ture de l’é­conomie, muta­tion de l’a­gri­cul­ture, accep­ta­tion d’une sou­veraineté partagée, intro­duc­tion de nou­velles insti­tu­tions poli­tiques, appren­tis­sage — certes un peu chao­tique — de la décen­tral­i­sa­tion, révo­lu­tion tech­nologique… Nos per­for­mances sci­en­tifiques sont très hon­or­ables et par­fois remar­quables. Nous con­tin­uons, en par­ti­c­uli­er, d’ex­celler en mathématiques.

Arrê­tons-nous quelques instants sur le cas du secteur pro­duc­tif. Dans cer­taines indus­tries comme l’én­ergie nucléaire, la tra­di­tion col­bertiste a pu don­ner de grands résul­tats. Avec ” le cas Renault “, Louis Schweitzer a retracé la saga d’une entre­prise dev­enue le sym­bole du secteur nation­al­isé après 1945 et qui sem­ble avoir réus­si, mal­gré les pesan­teurs éta­tiques, à pren­dre les deux tour­nants décisifs pour son avenir : celui de l’Eu­rope dans les années 1980 et, plus récem­ment, celui de la mon­di­al­i­sa­tion au moyen de l’al­liance avec Nis­san. Avec l’ex­em­ple du groupe Lafarge, Bertrand Col­lomb a infir­mé l’i­den­ti­fi­ca­tion trop fréquente entre mon­di­al­i­sa­tion et améri­can­i­sa­tion. Il a égale­ment mon­tré que la dis­ci­pline com­mer­ciale la plus exigeante n’empêchait pas de ” met­tre l’homme au cœur de l’en­tre­prise “, selon la for­mule de son prédécesseur, Olivi­er Lecerf.

Mais la mon­di­al­i­sa­tion implique aus­si l’in­ter­na­tion­al­i­sa­tion du dia­logue social. Cela doit com­mencer par l’Eu­rope. Jean-François Dehecq, qui depuis treize années pré­side au développe­ment de Sanofi, l’une des grandes réus­sites indus­trielles de notre pays, plaide lui aus­si pour une vision human­iste et européenne de l’en­tre­prise (pour lui, un patron se définit par sa respon­s­abil­ité vis-à-vis d’une com­mu­nauté humaine) et affirme juste­ment que l’É­tat nation­al et l’Eu­rope n’ont rien per­du de leur pri­mauté en tant que garants des règles du jeu. On pour­rait citer bien des exem­ples de suc­cès par­mi les petites et moyennes entre­pris­es. Que de pro­grès depuis une ving­taine d’an­nées ! Il n’en reste pas moins que le tableau d’ensem­ble doit être nuancé. Ain­si la société française est-elle insuff­isam­ment adap­tée au développe­ment des ” jeunes pouss­es ” (tra­duc­tion française de la locu­tion améri­caine start-up), comme l’a mon­tré André Lévy-Lang par com­para­i­son avec les États-Unis : struc­tures de finance­ment inadéquates, fis­cal­ité hos­tile, rigid­ités du sys­tème de recherche publique et des struc­tures uni­ver­si­taires large­ment coupées du monde de l’en­tre­prise. Le mon­tant investi dans le cap­i­tal-risque est dans un rap­port de 20 à 1 entre les États-Unis et la France, soit qua­tre fois plus env­i­ron que le rap­port des pop­u­la­tions ou des PNB. Il appar­tient à l’É­tat de tir­er les leçons de cette dis­par­ité préoc­cu­pante pour l’avenir.

Les suc­cès de la France sont donc incon­testa­bles, mais relat­ifs. D’autre part, la France n’est évidem­ment pas seule à avoir con­nu une immense muta­tion au XXe siè­cle. La plu­part des États occi­den­taux ont, certes avec des vari­antes, vécu des expéri­ences com­pa­ra­bles, en par­ti­c­uli­er les pays européens qui ont rejoint notre Union. On ne saurait par ailleurs sous-estimer les trans­for­ma­tions inouïes d’une par­tie de ce qu’après Alfred Sauvy on a appelé le ” tiers-monde “, en par­ti­c­uli­er en Asie de l’Est. Con­stater que nous avons beau­coup changé, en fait comme tant d’autres, ne doit pas servir d’al­i­bi à un cer­tain type de dis­cours poli­tique nour­ri d’au­tosat­is­fac­tion qui jus­ti­fierait l’ab­sence de réformes — ou de refon­da­tion, selon le mot actuelle­ment à la mode — ou, pire, la mul­ti­pli­ca­tion de mau­vais­es réformes, inspirées par la dém­a­gogie, l’idéolo­gie et une con­cep­tion roman­tique de notre iden­tité — ou encore des réformes déraisonnables par rap­port à nos moyens actuels et potentiels.

Or ces risques exis­tent en rai­son de l’in­er­tie d’un État devenu obèse, alors même que l’É­tat occupe en France une place beau­coup plus grande qu’ailleurs du fait de notre his­toire. D’un côté, les sta­tis­tiques sont effec­tive­ment assez ras­sur­antes lorsqu’on ne se mon­tre pas trop exigeant. Avec ou sans elles, nous avons l’im­pres­sion d’une cer­taine richesse, qui nous per­met encore de faire face sans trop souf­frir aux aléas de la vie col­lec­tive. De l’autre, bien des indices sug­gèrent que nous aurons bien­tôt mangé notre pain blanc.

À ce stade, il con­vient de s’en­ten­dre sur la ter­mi­nolo­gie. En Droit inter­na­tion­al, un État se car­ac­térise par un ter­ri­toire, une pop­u­la­tion, un gou­verne­ment. Quand on par­le en France, de la place de l’É­tat, c’est en fait du gou­verne­ment qu’il s’ag­it, avec ses trois branch­es exéc­u­tive, lég­isla­tive et judi­ci­aire et ses dif­férents niveaux, européen, nation­al, région­al ou local. S’in­ter­roger sur l’É­tat en ce sens, c’est à la fois s’in­ter­roger sur les Insti­tu­tions et leur organ­i­sa­tion con­crète — en par­ti­c­uli­er leurs objec­tifs et leur effi­cac­ité -, et sur la nature des faits soci­aux et cul­turels sous-jacents, à l’in­star de ce que Pierre Rosan­val­lon appelle ” l’il­libéral­isme français “.

Dans la plu­part des pays démoc­ra­tiques, l’élar­gisse­ment du suf­frage uni­versel est allé de pair avec les pro­grès du gou­verne­ment représen­tatif. En France, c’est au nom d’un impératif de ratio­nal­i­sa­tion — l’élim­i­na­tion des corps inter­mé­di­aires — que s’est instru­it le procès de la monar­chie dite absolue. Monar­chie dont le car­ac­tère absolu était en fait telle­ment relatif que la Révo­lu­tion est née de l’in­ca­pac­ité du pou­voir roy­al de réformer les corps inter­mé­di­aires. Telle est l’o­rig­ine du mythe d’un État rationnel, débar­rassé des corps inter­mé­di­aires à la base de la struc­ture d’or­dre de l’An­cien Régime — du mythe d’un État capa­ble de for­muler directe­ment l’in­térêt général, indépen­dam­ment de la délibéra­tion ou de l’expérience.

L’abo­li­tion des ” priv­ilèges ” est asso­ciée dans l’idéolo­gie dite répub­li­caine à celle des corps inter­mé­di­aires. De là aus­si le mythe de l’é­gal­ité et la fig­ure sym­bol­ique des ” citoyens ” à la fois égaux et frères, rassem­blés dans un même corps, celui de la nation. L’avène­ment de l’É­tat rationnel est donc conçu comme la con­di­tion de la liber­té. La liber­té est pen­sée con­tre le libéral­isme. Ain­si s’ex­prime la cohérence de notre devise nationale Liber­té, Égal­ité, Fra­ter­nité. Cohérence en fait très mar­quée par la cul­ture chré­ti­enne. La mar­que est pro­fonde en vérité, puisqu’on peut aller jusqu’à par­ler d’une sorte de souf­fle qua­si religieux, sans lequel on ne saurait jus­ti­fi­er com­ment l’É­tat parviendrait à for­muler l’in­térêt général.

C’est cette con­cep­tion abstraite de l’in­térêt général — j’ai par­lé précédem­ment de notre con­cep­tion abstraite des Droits de l’homme — dont le marx­isme-lénin­isme a fait un usage mon­strueux. C’est elle qui explique que la société française ait man­qué le ren­dez-vous avec le libéral­isme poli­tique et avec la social-démoc­ra­tie. Cette con­cep­tion imprég­nait encore les fonde­ments de la Cinquième République, et la déf­i­ni­tion que Mal­raux don­nait de la poli­tique : ” Quelque chose qui s’ap­pelle l’É­tat va traduire les aspi­ra­tions de quelque chose qui s’ap­pelle la Nation.

Dans la réal­ité, bien sûr, après la longue par­en­thèse qui va de la Révo­lu­tion à la phase autori­taire du Sec­ond Empire, des corps inter­mé­di­aires sont réap­parus, mais ils sont restés en porte-à-faux par rap­port à l’É­tat. On peut ain­si com­pren­dre la péren­nité en France de l’idéolo­gie de la lutte des class­es. L’É­tat réel n’est pas l’É­tat répub­li­cain abstrait. Il en résulte, dans la vision marx­iste, que les class­es laborieuses ne peu­vent pro­mou­voir leurs intérêts que par le com­bat con­tre d’autres class­es, mais aus­si éventuelle­ment con­tre l’É­tat lui-même. De là, une con­cep­tion guer­rière de la grève, tou­jours man­i­feste dans le secteur des trans­ports, où, à la lim­ite, la société tout entière et donc l’É­tat lui-même acceptent de se laiss­er pren­dre en otage. De là, plus générale­ment en matière sociale, la supré­matie de la cul­ture du con­flit sur celle du con­trat, supré­matie que des acteurs comme la CFDT ou le MEDEF ont essayé courageuse­ment de remet­tre en question.

Denis Gau­ti­er-Sauva­gnac se bat pour une cer­taine ” décoloni­sa­tion de la société civile ” et, reprenant l’ex­pres­sion d’Alain Peyr­e­fitte, pour l’avène­ment d’une ” société de con­fi­ance “. ” Para­doxale­ment, remar­que Nicole Notat, les par­ti­sans les plus farouch­es de l’in­ter­ven­tion­nisme éta­tique [dans la régu­la­tion sociale] sont aujour­d’hui les plus sûrs pro­mo­teurs de l’É­tat min­i­mum parce qu’ils con­damnent l’É­tat à l’in­ef­fi­cac­ité […]. Nous appelons à une réforme de l’É­tat : la seule référence à la sou­veraineté pop­u­laire fon­da­trice de notre con­cep­tion de la démoc­ra­tie n’est plus suff­isante […]. Les parte­naires soci­aux ne font pas la loi, mais la loi doit leur ménag­er un espace con­tractuel où ce droit social puisse s’éla­bor­er. ” Encore faudrait-il que les syn­di­cats soient vrai­ment représen­tat­ifs. Moins de 10 % des salariés sont syn­diqués (90 % en Suède et au Dane­mark, entre 25 et 50 % dans la plu­part des autres pays européens). Cette faib­lesse, rap­pelle Bernard Brun­hes, s’ex­plique par l’his­toire et par la lég­is­la­tion. L’ap­par­te­nance à un syn­di­cat ne fait béné­fici­er l’ad­hérent d’au­cun ser­vice ni avan­tage spé­ci­fique. Les accords signés s’ap­pliquent à tous les salariés quels que soient les signataires.

Du coup, ce sont les employeurs, les pou­voirs publics et les organ­i­sa­tions de pro­tec­tion sociale qui four­nissent leurs moyens aux syn­di­cats, lesquels n’ont donc ni la liber­té ni la puis­sance que leur don­nerait une véri­ta­ble base coti­sante. La sit­u­a­tion est aggravée par le fait que le dia­logue naturel entre le tra­vail et le cap­i­tal se trans­forme trop sou­vent en un débat con­fus entre syn­di­cats, ouvrant la voie à l’in­ter­ven­tion de l’É­tat ain­si entraîné dans sa ligne de plus grande pente, sou­vent bien loin de l’idée que l’on peut se faire de l’in­térêt général.

La France est sans doute, de tous les pays indus­tri­al­isés à économie de marché, celui où le patronat et plus générale­ment les patrons sont le moins écoutés par l’É­tat, très méfi­ant à leur égard quelles que soient les majorités au pou­voir. En fin de compte c’est l’É­tat qui, uni­latérale­ment, et seul par­mi les pays com­pa­ra­bles, a décidé de fix­er l’âge de la retraite à 60 ans et, plus récem­ment, la durée heb­do­madaire du tra­vail à 35 heures. Encore aurait-il pu le faire de façon suff­isam­ment sou­ple pour laiss­er le max­i­mum de liber­té aux parte­naires soci­aux au niveau de l’exécution.

Même si l’on admet que la durée heb­do­madaire du tra­vail relève de l’or­dre pub­lic défi­ni par la loi, observe Denis Gau­ti­er-Sauva­gnac, la loi Aubry n’au­rait jamais dû com­porter 37 arti­cles, cou­vrir 44 pages du Jour­nal Offi­ciel, s’ac­com­pa­g­n­er de 12 décrets et être suiv­ie de 2 cir­cu­laires, l’une de 165 pages, l’autre de 25. Il suff­i­sait de s’en tenir à l’ar­ti­cle 34 de la Con­sti­tu­tion et de fix­er la durée légale du tra­vail à 35 heures en lais­sant aux parte­naires soci­aux le soin d’en définir les modal­ités d’ap­pli­ca­tion. Comme il était prévis­i­ble, c’est d’ailleurs dans le fonc­tion­nement des admin­is­tra­tions que les incon­vénients des 35 heures appa­rais­sent de la façon la plus aveuglante, l’É­tat étant un piètre employeur et, en par­tie pour cette rai­son, le syn­di­cal­isme fonc­tion­naire ayant ten­dance, plus encore que les autres, à tomber dans le corporatisme.

Face à tant d’in­er­ties et d’ar­chaïsmes ancrés dans l’idéolo­gie dite répub­li­caine, le pro­jet de ” refon­da­tion sociale ” paraît bien frag­ile. Et pour­tant, il n’y a pas de tâche plus impor­tante que de favoris­er son aboutisse­ment. Les réal­ités de la mon­di­al­i­sa­tion mod­i­fient le cadre de l’ac­tion. Comme dans bien d’autres domaines, observe Bernard Bruhnes, ce sont prob­a­ble­ment les frot­te­ments cul­turels entre parte­naires soci­aux des dif­férents pays européens qui per­me­t­tront de pro­gress­er en France, à con­di­tion d’ac­cepter de repenser la société. ” Au duo clas­sique com­posé du man­ag­er et du salarié relève de son côté Nicole Notat se sub­stitue un trio avec l’ar­rivée de l’ac­tion­naire. ” Si l’idée d’un ” mod­èle social européen ” a un sens, elle est à rechercher dans un fonc­tion­nement har­monieux et donc con­tractuel des rela­tions à l’in­térieur de ce trio. Il ne s’ag­it pas de con­trari­er et encore moins d’abolir le marché, mais de l’hu­man­is­er, de l’or­gan­is­er pour amor­tir les con­séquences néga­tives des chocs. La même philoso­phie à la fois prag­ma­tique et human­iste doit inspir­er la mise en œuvre de la sol­i­dar­ité de façon générale.

La pusil­la­nim­ité des dis­cours poli­tiques ambiants sur les retraites alors que les pro­jec­tions démo­graphiques ne lais­sent aucun doute sur l’ur­gence des réformes — Jacques Dupâquier, Claude Bébéar et Jean-Michel Charpin l’ont bien mon­tré -, con­tribue à jeter le dis­crédit sur la classe poli­tique dans son ensem­ble. Certes, l’op­po­si­tion his­torique des syn­di­cats aux com­plé­ments de retraite par cap­i­tal­i­sa­tion n’est pas seule­ment idéologique. Elle s’ex­plique aus­si par des fac­teurs tels que la fragilité du cap­i­tal­isme français pen­dant une bonne par­tie du XXe siè­cle — en tout cas de 1914 à 1970 — et la méfi­ance vis-à-vis des place­ments bour­siers. Mais le moment est venu de dis­soudre ces obsta­cles et pour cela de pren­dre fer­me­ment posi­tion, comme l’ont fait les Allemands.

La sus­pi­cion de l’É­tat français vis-à-vis des corps inter­mé­di­aires se man­i­feste plus générale­ment à l’é­gard de la ” société civile “. François Ter­ré a rap­pelé que, de 1871 à 1901, 33 pro­jets et propo­si­tions de lois sur les asso­ci­a­tions ont été élaborés. La ques­tion religieuse était naturelle­ment au cen­tre des débats. On était han­té par le prob­lème : com­ment don­ner la liber­té d’as­so­ci­a­tion sans men­ac­er le régime répub­li­cain ? Cent ans après la fameuse loi, on dénom­bre près de 900 000 asso­ci­a­tions en France, mais la méfi­ance de l’É­tat n’a pas désar­mé. La recon­nais­sance d’u­til­ité publique, néces­saire pour recevoir dons et legs, est soumise à un régime dis­cré­tion­naire et à une sur­veil­lance étroite. Con­traire­ment aux États-Unis, par exem­ple, la fis­cal­ité n’est pas favor­able aux asso­ci­a­tions, trop sou­vent oblig­ées pour sur­vivre de recourir aux sub­ven­tions publiques et donc, indi­recte­ment, au con­tribuable, au détri­ment de leur autonomie, ce qui est le but recher­ché par l’É­tat. De plus, le statut d’as­so­ci­a­tion est sou­vent détourné par les admin­is­tra­tions elles-mêmes, vic­times de la rigid­ité des règles de la fonc­tion publique. Quant aux fon­da­tions, leur rôle est encore extrême­ment mod­este, non seule­ment bien sûr par rap­port aux États-Unis, mais même par rap­port à nos voisins européens.

La con­cep­tion répub­li­caine et jacobine de l’É­tat — Jean-Claude Casano­va nous l’a rap­pelé — est man­i­feste dans l’É­d­u­ca­tion nationale. Tou­jours la peur d’en­tités autonomes, dis­tinctes du pou­voir exé­cu­tif. Certes, l’U­ni­ver­sité (au sin­guli­er) napoléoni­enne n’a pas résisté aux évo­lu­tions démo­graphiques. Le pluriel est revenu avec la loi Liard qui rétablit les Uni­ver­sités en 1896. Mais l’ex­plo­sion du nom­bre des élèves, étu­di­ants et enseignants et l’é­clate­ment de l’au­torité, surtout à par­tir de 1968 et l’ap­pari­tion des luttes caté­gorielles au sein du corps enseignant, n’ont pas fon­da­men­tale­ment altéré le car­ac­tère mono­lithique de l’É­d­u­ca­tion nationale. Les activ­ités d’en­seigne­ment et de recherche sont tou­jours con­sid­érées comme rel­e­vant du ser­vice pub­lic, mais en fait elles sont de plus en plus soumis­es, notam­ment en ce qui con­cerne la recherche, à un pou­voir syn­di­cal cor­po­ratiste peu com­pat­i­ble avec les critères d’ex­cel­lence qui devraient s’im­pos­er en la matière.

La République, enfin, n’a pas su faire bon ménage avec l’idée de décen­tral­i­sa­tion. Le général de Gaulle a posé le prob­lème en 1969. Le 2 févri­er de cette année-là, à Quim­per, après avoir rap­pelé les raisons pour lesquelles la cen­tral­i­sa­tion avait longtemps été une con­di­tion néces­saire à l’u­nité nationale, il obser­vait : ” Mais il se trou­ve, qu’à présent, celle-ci est resser­rée, pour ain­si dire automa­tique­ment, par les élé­ments nou­veaux de l’évo­lu­tion mod­erne : com­mu­ni­ca­tions rapi­des, trans­mis­sions instan­ta­nées, infor­ma­tion partout répan­due, crédit général­isé. ” L’emploi du verbe ” resser­rer ” était par­ti­c­ulière­ment heureux. Depuis trente ans, avec les nou­velles indus­tries de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, notre unité nationale s’est encore davan­tage resser­rée. De Gaulle pour­suiv­ait en affir­mant que l’u­nité nationale exigeait désor­mais un développe­ment équili­bré de toutes les régions. Pour cela, la région devrait con­stituer ” un cadre nou­veau de l’ini­tia­tive “, doté d’in­sti­tu­tions nou­velles. Il n’al­lait pas, toute­fois, jusqu’à pro­pos­er la sup­pres­sion des départe­ments que la Révo­lu­tion avait créés quand elle avait ôté aux provinces leur place dans l’or­gan­i­sa­tion admin­is­tra­tive de la France.

Le fon­da­teur de la Cinquième République ajoutait : ” Pour que cette réno­va­tion se réalise suiv­ant les mêmes principes au plan de la nation en même temps qu’au plan de la région, nous devons trans­former le Sénat, afin qu’il asso­cie dans la pré­pa­ra­tion des lois les mêmes sortes d’élus et les mêmes sortes de délégués [que dans les régions] avec leurs com­pé­tences et leurs respon­s­abil­ités. ” Il con­clu­ait en annonçant un référen­dum dont l’is­sue, cha­cun s’en sou­vient, déci­da de son départ. Il a fal­lu atten­dre la prési­dence de François Mit­ter­rand pour que soit reprise la ques­tion de la décen­tral­i­sa­tion, mais on n’a pas osé procéder à une véri­ta­ble réor­gan­i­sa­tion qui eût impliqué la révi­sion des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales exis­tantes, avec des sup­pres­sions et des regroupe­ments fondés sur la géo­gra­phie contemporaine.

On a préféré empil­er les éch­e­lons de l’ad­min­is­tra­tion ter­ri­to­ri­ale (six à l’heure actuelle, de l’Eu­rope à la com­mune) quitte à mul­ti­pli­er les sources de con­flit et de coû­teuses inef­fi­cac­ités. S’agis­sant des régions, on n’a pas voulu ou su aller au bout d’une logique qui exigeait la dis­pari­tion d’une par­tie des impôts nationaux, le droit et le devoir pour les régions de lever leurs pro­pres tax­es. Là encore, le moment est venu de men­er à son terme un proces­sus si fâcheuse­ment étiré dans le temps, faute de courage et de volon­té poli­tiques suffisants.

La ques­tion de la décen­tral­i­sa­tion est générique. Pour Jean-Marie Colom­bani, ” la crise corse […] ren­voie à la panne d’un pro­jet français “. Il s’ag­it, con­for­mé­ment à l’e­sprit du dis­cours de Quim­per, de traduire dans les insti­tu­tions les par­tic­u­lar­ismes d’une région qui, selon l’heureuse for­mule de Braudel, est ” une mon­tagne au milieu de la mer “. Comme les Alsa­ciens, les Cors­es ne sont pas orig­inelle­ment de langue française, et l’at­tache­ment à leur iden­tité lin­guis­tique est légitime. On peut penser, avec le directeur du Monde, que la Corse mérite effec­tive­ment un effort économique soutenu de la part de la métro­pole. Reste la ques­tion essen­tielle : est-il con­cev­able qu’au nom d’une néces­saire autonomie on recon­naisse implicite­ment à une province française le droit de vivre en dehors de l’É­tat de droit ?

La lutte con­tre la vio­lence urbaine, l’un des fléaux de notre temps, doit égale­ment être abor­dée dans l’e­sprit de la décen­tral­i­sa­tion. Jean-Pierre Dela­lande a été l’un de ces hommes poli­tiques de ter­rain qui insuf­flent l’e­spoir en démon­trant par leurs actes qu’il n’y a pas de fatal­ité à la vio­lence ; que le maire, pre­mier respon­s­able de la cohé­sion sociale de sa col­lec­tiv­ité, peut — même avec des moyens lim­ités — obtenir des résul­tats remar­quables en coor­don­nant des actions d’in­ser­tion, d’é­d­u­ca­tion, d’ur­ban­isme, d’aide sociale, de san­té, d’en­vi­ron­nement. Le rôle de la police est répres­sif, la préven­tion appar­tient aux élus locaux. La solu­tion n’est pas sys­té­ma­tique­ment dans l’aug­men­ta­tion des crédits publics, mais d’abord dans l’in­vestisse­ment per­son­nel des élus.

D’une manière générale, la décen­tral­i­sa­tion, c’est aus­si l’ac­cep­ta­tion — dans un cadre défi­ni par l’É­tat — d’une saine con­cur­rence. Ain­si peut-on imag­in­er, avec Jean-Claude Casano­va, le dynamisme et l’ef­fi­cac­ité d’un sys­tème où les uni­ver­sités français­es seraient effec­tive­ment décen­tral­isées et dif­féren­ciées — comme le sont plus ou moins nos grandes écoles — donc avec une véri­ta­ble autonomie pour la ges­tion, la quête de finance­ments, le choix des étu­di­ants, le recrute­ment et la rémunéra­tion des enseignants, la créa­tion d’u­nités de recherches.

Dynamisme et effi­cac­ité : voilà ce qui manque rad­i­cale­ment à notre État, en un temps où les acteurs du monde pro­duc­tif, eux, sont oblig­és de répon­dre à de puis­sants stim­uli et de lut­ter con­stam­ment pour leur survie. Michel Albert a mon­tré à quel point la machine fis­cale française (qui englobe l’ensem­ble des prélève­ments oblig­a­toires au prof­it des admin­is­tra­tions publiques : État, sécu­rité sociale, col­lec­tiv­ités locales) con­stitue un ” assem­blage labyrinthique “. En 1999, le fisc a prélevé 45,7 % du PIB (34 % en 1974, déjà 42 % en 1981), un record nation­al et inter­na­tion­al, à quoi s’a­joute une dette publique aus­si élevée que chez nos parte­naires européens (60 % du PIB).

Les 2 000 pages du Code général des impôts con­stituent un ensem­ble inex­tri­ca­ble et font ressor­tir l’opac­ité et l’in­jus­tice d’un sys­tème non maîtrisé. Le con­tribuable français doit s’adress­er à qua­tre admin­is­tra­tions séparées : la Direc­tion générale des impôts, la Direc­tion générale de la compt­abil­ité publique, la Direc­tion générale des douanes, l’Urssaf. À égal­ité des mon­tants encais­sés, les coûts des prélève­ments eux-mêmes sont trois fois plus élevés qu’aux États-Unis ou en Suède. On notera — sur le même reg­istre — que le coût de fab­ri­ca­tion d’un bil­let de banque par le secteur pub­lic est env­i­ron trois fois plus élevé que dans le secteur privé. La démo­gra­phie con­damne nos pra­tiques fis­cales archaïques.

Le retourne­ment du rap­port entre act­ifs et inac­t­ifs se pro­duira en 2006, met­tant en péril la sol­i­dar­ité entre généra­tions, comme l’a souligné Jean-Michel Charpin. En fait la lim­ite du sup­port­able sem­ble bien avoir déjà été atteinte en matière d’im­po­si­tion. Peut-on pren­dre le risque de la franchir et même de s’y main­tenir sans s’in­ter­roger enfin sérieuse­ment, en com­para­i­son avec nos parte­naires et con­cur­rents, sur les con­séquences à moyen et long terme pour notre avenir économique et social ? Dans le cadre d’une réflex­ion plus générale sur les mou­ve­ments de pop­u­la­tion où il développe aus­si la néces­sité de mieux penser l’im­mi­gra­tion à l’échelle européenne, Claude Bébéar juge alar­mante ” la fuite de nos élites “. Le fon­da­teur d’AXA attribue l’hé­mor­ragie à la fis­cal­ité, mais aus­si à une lég­is­la­tion et une bureau­cratie qui découra­gent l’e­sprit d’en­tre­prise, sans oubli­er le car­ac­tère jaloux des Français. Or, ce sont les élites qui font le développe­ment d’un pays, et leur for­ma­tion coûte cher.

Nous sommes les seuls par­mi les pays com­pa­ra­bles à ne pas avoir entre­pris une grande réforme fis­cale depuis les années 1980, comme si le mal qui rongea l’An­cien Régime et le con­duisit à sa perte n’avait jamais été éradiqué. Au début du siè­cle dernier, il avait fal­lu plus de dix ans pour faire vot­er l’im­pôt sur les revenus, qui exis­tait depuis longtemps en Grande-Bre­tagne, en Alle­magne ou aux États-Unis ! Chez nous, depuis la dis­pari­tion de Mau­rice Lau­ré, point de spé­cial­iste inter­na­tionale­ment recon­nu des prob­lèmes fis­caux. Point de vrais débats en la matière, en par­ti­c­uli­er pour ce qui con­cerne les ressources des col­lec­tiv­ités locales.

À la fin du XVIIIe siè­cle déjà, rares étaient ceux qui, comme Tur­got, étaient con­va­in­cus de la néces­sité de réformer les finances publiques en pro­fondeur. Dans une let­tre à Louis XVI, rédigée juste après sa nom­i­na­tion au poste de con­trôleur général des Finances en 1774, Tur­got rap­pelle au roi ses trois principes d’ac­tion : ” Point de ban­quer­oute, point d’aug­men­ta­tion d’im­pôts, point d’emprunts. ” Pour y par­venir, écrit-il : ” Il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-dessous de la recette, et assez en dessous pour pou­voir économiser chaque année […] afin de rem­bours­er les dettes anci­ennes. Sans cela le pre­mier coup de canon forcerait l’É­tat à la ban­quer­oute. ” Le moyen de résoudre cette équa­tion apparem­ment insol­u­ble, c’est évidem­ment la réforme, aus­si bien du côté de la dépense que du côté de la recette et une plus grande con­fi­ance dans le marché, c’est-à-dire dans la liber­té d’initiative.

Dès le départ, Tur­got avait par­faite­ment vu le risque. Il adres­sait au roi ce puis­sant dis­cours, que cha­cun pour­ra trans­pos­er dans le vocab­u­laire et les cir­con­stances d’au­jour­d’hui : ” Je serai craint, haï même de la plus grande par­tie de la cour, de tout ce qui sol­licite des grâces. On m’im­put­era tous les refus ; on me pein­dra comme un homme dur, parce que j’au­rai représen­té à Votre Majesté qu’elle ne doit pas enrichir même ceux qu’elle aime aux dépens de la sub­stance du peu­ple. Ce peu­ple auquel je me serai sac­ri­fié est si aisé à tromper, que peut-être j’en­cour­rai sa haine par les mesures mêmes que je prendrai pour le défendre de toute vex­a­tion. Je serai calom­nié, et peut-être avec assez de vraisem­blance pour m’ôter la con­fi­ance de Votre Majesté. Je ne regret­terai point de per­dre une place à laque­lle je ne m’é­tais jamais atten­du. Je suis prêt à la remet­tre à Votre Majesté dès que je ne pour­rai plus espér­er lui être utile. ” De fait, Mau­repas, le même qui avec la reine avait provo­qué le ren­voi de Mau­peou et le rap­pel du Par­lement de Paris, ayant réu­ni la coali­tion des mécon­tente­ments con­tre Tur­got, celui-ci sera dis­gracié en 1776 et ses réformes annulées.

Aujour­d’hui, out­re celles précédem­ment men­tion­nées, quelles réformes seraient com­pat­i­bles avec les pré­ceptes de Tur­got ? Pierre Joxe a posé le prob­lème général de la réforme de l’É­tat, par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile chez nous, car au-delà même des fac­teurs idéologiques dont j’ai par­lé, nous sommes han­tés, depuis les guer­res de reli­gion au moins, par la crainte de la dis­so­lu­tion de l’É­tat. Nous nous sommes dotés d’un droit admin­is­tratif, séparé du droit com­mun, qui affirme la pri­mauté de la puis­sance publique et qui incor­pore des principes d’au­torité et de cen­tral­i­sa­tion finale­ment nuis­i­bles à son efficacité.

Aujour­d’hui, il est inévitable d’abor­der la ques­tion de la réforme en se plaçant à un niveau supérieur au cadre nation­al, en fait au niveau de l’U­nion européenne. Dominique Per­ben a exposé une con­cep­tion rigoureuse de la muta­tion de la fonc­tion publique qui con­duirait à sub­stituer au statut mono­lithique d’in­spi­ra­tion sovié­tique adop­té à la Libéra­tion un sys­tème dif­féren­cié de régu­la­tion par objec­tif et par con­trat, et à réduire le nom­bre des éch­e­lons de l’ad­min­is­tra­tion ter­ri­to­ri­ale. Incidem­ment, ne serait-il pas souhaitable de couper le lien entre élus et fonc­tion­naires et de créer, dans des con­di­tions raisonnables, un statut de l’élu ? Jean-Pierre Boisivon a situé les enjeux de notre sys­tème édu­catif au XXIe siè­cle : c’est à l’é­cole que se joue la com­péti­tiv­ité des nations, des entre­pris­es et des indi­vidus. La France con­sacre près de 7,5 % de son PIB à l’é­d­u­ca­tion (seule­ment 1 % à l’U­ni­ver­sité, con­tre 2,5 % aux États-Unis). Ces ressources ont presque dou­blé en francs con­stants en vingt ans quand le PIB pro­gres­sait de 60 %. Mais pen­dant ce temps, l’ac­croisse­ment du coût uni­taire moyen de l’élève a été de 70 % en francs con­stants, sans résul­tats vis­i­bles sur la qual­ité de la formation.

Certes, les com­para­isons inter­na­tionales nous situent dans une hon­nête moyenne. Mais le taux d’il­let­trisme reste très élevé (8 % d’une classe d’âge à la sor­tie de l’é­cole). La mobil­ité sociale a plutôt reculé, l’in­ci­vil­ité et la vio­lence des jeunes se sont dévelop­pées. Serge Feneuille attribue ces phénomènes à une inadéqua­tion crois­sante du statut idéologique du savoir. Que l’É­tat con­stru­ise d’abord des hommes et des femmes instru­its et éduqués, dit-il, et les entre­pris­es sauront en faire des pro­fes­sion­nels com­pé­tents. Par ailleurs 90 % des sommes con­sacrées à l’é­d­u­ca­tion sont allouées à la for­ma­tion ini­tiale, au détri­ment de la for­ma­tion con­tin­ue. On peut mul­ti­pli­er les exem­ples et con­clure que c’est dans le man­age­ment du sys­tème que se situent les réserves d’ef­fi­cac­ité et de pro­duc­tiv­ité : ges­tion des étab­lisse­ments, ges­tion des per­son­nels, logis­tique péd­a­gogique. L’É­d­u­ca­tion nationale est dev­enue une for­mi­da­ble machine à démo­tiv­er ses col­lab­o­ra­teurs. Elle admin­istre des postes et ignore les per­son­nes. Du coup, les syn­di­cats se crispent sur des sché­mas idéologiques figés et sur une con­cep­tion immé­di­ate de leurs intérêts, au détri­ment du long terme. La machine est com­plète­ment bloquée.

De même, Jean de Ker­vas­doué observe que la non-ges­tion des ser­vices de san­té a et aura, si rien n’est fait, des con­séquences encore plus dévas­ta­tri­ces que la démo­gra­phie. Daniel Lau­rent relève de son côté que le finance­ment des hôpi­taux par le bud­get glob­al est une aber­ra­tion, car on entre­tient des struc­tures indépen­dam­ment de leurs per­for­mances. Les hôpi­taux ne sont pas en mesure d’é­val­uer leurs coûts. Et, comme pour l’É­d­u­ca­tion et l’U­ni­ver­sité, on n’a pas encore fait l’ef­fort d’i­den­ti­fi­er claire­ment celles de leurs fonc­tions qui relèvent du ser­vice public.

D’une manière générale, il faut en finir avec l’at­ti­tude selon laque­lle on ne peut résoudre les prob­lèmes publics qu’en accrois­sant les dépens­es et le nom­bre des fonc­tion­naires, sans rien chang­er aux struc­tures. Ce n’est au con­traire que par d’am­ples réformes struc­turelles qu’on dégagera les marges de manœu­vre néces­saires pour adapter les effec­tifs et plus générale­ment les moyens là où ils sont notoire­ment insuff­isants. Jean-Marc Varaut observe ain­si qu’en­tre 1985 et 1995 le nom­bre des juges a aug­men­té dix fois moins que le con­tentieux civ­il. La loi des 35 heures a encore allongé les délais déjà con­sid­érables, au détri­ment des plus faibles. La jus­tice comme la gen­darmerie et la police doivent sûre­ment recevoir des moyens sup­plé­men­taires, ce qui ne les dis­pensera pas, au con­traire, de réformes.

Seule la réor­gan­i­sa­tion de l’ensem­ble des admin­is­tra­tions et ser­vices publics per­me­t­tra de réu­nir aus­si les ressources néces­saires à une ambitieuse poli­tique européenne et extérieure, à la défense nationale et européenne, à la pro­mo­tion de notre cul­ture et de notre langue. Dans tous ces domaines, il con­vient de bien for­muler des pro­jets bien pen­sés, mais cela ne suf­fit pas. Il est indis­pens­able de les incar­n­er dans des organ­i­sa­tions appro­priées, con­duites avec les meilleures méth­odes et tech­niques du moment, comme sont con­traints de le faire, sous peine de sanc­tions, les entre­pre­neurs ou les mil­i­taires pour attein­dre leurs objec­tifs. De ce point de vue, hommes poli­tiques et hauts fonc­tion­naires doivent retrou­ver un esprit de con­quête qu’ils sem­blent avoir perdu.

Au terme de son étude sur La dis­grâce de Tur­got, Edgar Fau­re écrit ces lignes : ” On peut soutenir — et nous le pen­sons — que le grand malaise de l’An­cien Régime était, au moins dans son orig­ine, d’or­dre économique. Tur­got était bien qual­i­fié pour traiter le prob­lème économique, puisqu’il était un des rares à l’apercevoir, et il n’eût pas man­qué, dans la pour­suite de l’ac­tion, de cor­riger les erreurs ou les out­rances de la théorie. Mais la réforme économique d’une société exige cer­taines con­di­tions poli­tiques dans l’É­tat. Ces con­di­tions ne se trou­vaient pas réu­nies, et quand elles le furent, quinze ans après, par l’embryon de représen­ta­tion nationale des État généraux, alors, naturelle­ment, il était trop tard et depuis longtemps. À défaut cepen­dant d’avoir pu sauver le régime, Tur­got en a‑t-il pré­cip­ité la ruine comme on lui en a fait quelque­fois le grief ? Si le grief est absurde, le fait est prob­a­ble. À ce point où seule la plus vigoureuse réforme pour­rait con­jur­er la Révo­lu­tion, l’an­nonce infructueuse de la réforme ne peut qu’en accélér­er […] le mou­ve­ment désor­mais inco­ercible.

Ici, l’au­teur rejoint Toc­queville. Et il ajoute ” Il n’y a pas de poli­tique sans risque, mais il y a des poli­tiques sans chance. ” Edgar Fau­re a évidem­ment rai­son. Mais tout est une ques­tion de pré­pa­ra­tion et de moment. Les Français, dans leur immense majorité, ne souhaitaient pas l’abo­li­tion de la monar­chie. Louis XVI avait un car­ac­tère faible mais plus pro­fondé­ment il man­quait de sens poli­tique. Eût-il été mieux inspiré, il aurait fait en sorte de s’ap­puy­er sur le Tiers-État. Quand le roi flot­tait en n’ad­hérant durable­ment à aucun pro­jet et ne con­stru­i­sait pas les appuis néces­saires à l’aboutisse­ment de toute œuvre poli­tique, aucun tech­nocrate, comme on dirait aujour­d’hui, ne pou­vait réussir.

Réformer, c’est s’adapter à la réal­ité. À défaut de savoir s’adapter, on dis­paraît. Ceux qui refusent d’évoluer et pré­ten­dent figer les sit­u­a­tions enclenchent des forces dont ils per­dent le con­trôle et qui finis­sent par les engloutir. La pen­sée révo­lu­tion­naire veut que de gré ou de force la réal­ité épouse l’idée. Mais la réal­ité se venge et les révo­lu­tions tour­nent générale­ment mal. La Révo­lu­tion française n’a pas fait exception.

Certes, la France de 2001 n’est pas celle de 1788. Et pour­tant nous vivons le para­doxe d’un État trop éten­du, où de plus en plus les fonc­tion­naires font la poli­tique, un État mal géré et pour tout dire ruineux, en même temps trop faible, c’est-à-dire inca­pable de for­muler le bien pub­lic et d’im­pos­er son autorité à ceux-là mêmes qui sont sup­posés le servir. Un État qui, à force de vouloir tout con­trôler, risque de ne plus rien maîtriser.

Le général de Gaulle pen­sait que les nou­velles insti­tu­tions per­me­t­traient de réalis­er une modal­ité démoc­ra­tique de l’al­liance, au XVIIIe siè­cle, de la philoso­phie des Lumières et du despo­tisme éclairé. Que reste-t-il de cette inten­tion ? Quel homme d’É­tat parvien­dra à for­muler un pro­jet à la fois réal­iste et ent­hou­si­as­mant, ten­du vers l’avenir, et à bâtir le socle social sans lequel aucune réforme ambitieuse n’est pos­si­ble ? Le des­tin de la Cinquième République se jouera dans les prochaines années en fonc­tion de son apti­tude, selon la belle for­mule de Jau­rès, à ” par­tir du réel pour aller à l’idéal “. 

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